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preuves? Le législateur a dû admettre l'enfant à faire preuve de sa filiation, répond Duveyrier, parce que l'enfant réclame son bien, c'est-à-dire son droit. S'il peut prouver qu'il est victime de mauvaises passions, pourquoi la loi le repousserait-elle? Lui demandera-t-elle les titres habituels, alors que l'enfant se plaint précisément qu'un délit, le plus répréhensible des crimes, l'en a privé (1)?

D'après le droit commun, la preuve testimoniale est admissible, sans commencement de preuve par écrit, quand celui qui demande à prouver un fait en justice n'a pu s'en procurer une preuve littérale. Or, tel est certainement le cas de l'enfant qui n'a pas de titre. Mais dans les questions d'état, la loi se montre plus rigoureuse; elle exige que l'enfant ait un commencement de preuve qui rende sa demande probable. Portalis explique très-bien les motifs de cette dérogation au droit commun. Des témoins peuvent être corrompus ou séduits; leur mémoire peut les tromper; ils peuvent, à leur propre insu, se laisser entraîner par des inspirations étrangères. Tout nous avertit donc qu'il faut se tenir en garde contre de simples témoignages. Vainement dit-on que cette exigence pourra compromettre l'état d'une personne qui n'aura pas de commencement de preuve. La loi se préoccupe plus des familles que des individus; le sort d'un citoyen la touche moins que le danger dont la société entière serait menacée, si, avec quelques témoignages suspects, on pouvait introduire dans une famille des êtres obscurs qui ne lui appartiennent pas (2).

415. Tel est le principe posé par l'article 323. Pour qu'il y ait lieu à la preuve testimoniale, il faut que l'enfant n'ait ni titre ni possession. S'il y a un titre qui fait connaître sa mère, quand même l'acte ajouterait que l'enfant est né d'un père inconnu ou d'un père autre que le mari, l'enfant ne doit pas recourir à la preuve testimoniale, car son état est établi par titre, comme nous l'avons dit plus haut (n°398).

(1) Bigot-Préameneu, Exposé des motifs, no 21 (Locré, t. III, p. 89). Duveyrier, Discours, no 26 (ibid., p. 131).

(2) Portalis, Discours préliminaire, no 67 (Locré, t. Ier, p. 173). Comparez Cochin, Plaidoyer CII (Œuvres, t. IV, p. 352).

Il faut qu'il soit inscrit, dit notre texte, de père et mère inconnus, ou sous de faux noms. La dernière hypothèse donné lieu à une difficulté. On demande si l'enfant doit s'inscrire en taux contre l'acte de naissance. Il y a quelque incertitude dans la doctrine sur cette question. Zachariæ enseigne que l'enfant doit s'inscrire en faux. L'opinion contraire est plus généralement suivie par les auteurs récents, et elle est consacrée par la cour de cassation (1). La cour dit très-bien qu'il n'y a lieu à inscription de faux que lorsque l'officier public qui a reçu l'acte a commis un faux; or, l'officier de l'état civil ne fait que constater les déclarations qui lui sont faites; il n'a ni mission, ni capacité de s'assurer de la vérité de ces déclarations; dès lors, quand même elles seraient mensongères, le mensonge n'altère pas la substance de l'acte, par suite il n'y a pas lieu à inscription de faux. Il y aurait lieu à s'inscrire en faux si l'officier public avait constaté autre chose que ce que les comparants lui ont déclaré; dans ce cas il y aurait faux. Quand les déclarations sont constatées telles qu'elles ont eté faites, l'acte en fait foi, à la vérité, mais seulement jusqu'à preuve contraire. Si donc l'enfant soutient que les déclarations sont mensongères, il devra le prouver, puisque c'est sous cette condition qu'il est admis à la preuve tsstimoniale, mais il pourra le faire par toutes voies de droit. C'est l'application des principes que nous avons posés au titre des Actes de l'état civil (2).

416. L'application du principe soulève encore d'autres difficultés. On suppose que l'enfant a une possession, il n'a pas de titre. Peut-il réclamer un état différent de celui que lui donne sa possession? L'article 323 ne prévoit pas ce cas; on pourrait donc dire que la condition sous laquelle la loi admet la preuve testimoniale n'existe pas, et que par suite il n'y a pas lieu à cette preuve. Mais la question est décidée en sens contraire par l'article 322. C'est seulement quand il y a un titre de naissance et une possession

(1) Zachariæ, t. III, p. 659, note 23. En sens contraire, Valette sur Proudhon, t. II, p. 89, note a: Demolombe, t. V, p. 217, n° 239 Arret de la cour de cassation du 12 juin 1823 (Dalloz, au mot Paternité, no 621). (2) Voyez le tome 11 de mes Principes, p. 54, uo 39-42.

conforme que l'enfant ne peut pas réclamer un état contraire à celui qui est établi par ces deux preuves. S'il a un titre sans possession, l'article 323 lai ouvre la preuve testimoniale, il est admis à prouver qu'il a été inscrit sous de faux noms. S'il a une possession, mais sans titre, il est aussi admis à réclamer, en vertu de l'article 322. Cette réclamation ne peut se baser que sur la preuve testimoniale; or, l'on ne peut réclamer la filiation par témoins que sous les conditions exigées par l'article 323. Cela est admis par tout le monde (1).

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417. Aux termes de l'article 323, la preuve testimoniale n'est admise que lorsqu'il y a un commencement de preuve résultant soit d'écrits, soit de faits constants. L'article 324 dit quels sont les écrits que l'enfant peut invoquer les titres de famille, les registres et papiers domestiques du père et de la mère, les actes publics et même privés émanés d'une partie engagée dans la contestation ou qui y aurait intérêt, si elle était vivante. Cette dernière partie de l'article déroge au droit commun. « On appelle commencement de preuve par écrit, dit l'article 1347, l'écrit qui est émané de celui contre lequel la demande est formée ou de celui qu'il représente. » L'article 324 est plus large; il admet les écrits de tous ceux qui auraient intérêt à la contestation s'ils étaient vivants, par exemple d'un frère ou d'une sœur de l'enfant. A première vue, on est porté à croire que la loi est en contradiction avec elle-même, en se relâchant de la rigueur du droit commun dans une matière où elle se défie plus des témoignages que lorsqu'il s'agit d'intérêts pécuniaires. Mais la contradiction n'est qu'apparente. Les debats sur les questions d'état sont des débats où toute la famille est réellement engagée; car l'enfant demande à entrer dans la famille; il est donc naturel que les écrits émanés des membres de la famille, intéressés à la contestation, puissent être invoqués par l'enfant.

On demande si des lettres peuvent servir de commencement de preuve. Les termes de l'article 324 présentent un

(1) Zacharia, t. III, p. 659, note 22 Marcadé, t. II, p. 27, art. 323, no 1.

motif de douter: le mot actes ne s'entend pas, en général, des lettres; toutefois, la doctrine et la jurisprudence sont d'accord pour les admettre (1). Ce n'est guère que dans les lettres que l'on trouve un commencement de preuve, quand il s'agit de l'état des personnes. Le droit commun d'ailleurs les admet, bien que l'article 1347 se serve aussi du mot acte. Cela décide la question. Il va sans dire que les lettres ne peuvent être produites en justice que du consentement de celui à qui elles sont adressées. Tel est le principe général, comme nous l'avons établi plus haut (n° 201). La cour de cassation l'a appliqué en matière de filiation dans un arrêt très-bien motivé: « Le secret des lettres dérive de la nature des choses qui ne permet pas qu'une confidence privée devienne l'objet d'une exploration publique. Une lettre est la propriété de celui à qui elle est adressée; s'il en est dessaisi malgré lui, il y a violation de cette propriété; si l'on en fait un usage qu'il n'a pas consenti, il y a abus de confiance et violation de dépôt; à aucun de ces titres, la justice ne peut en tolérer la production (2).

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L'article 324 énumère les divers écrits qui peuvent servir de commencement de preuve. Cette énumération est-elle restrictive? C'est l'opinion commune. Il est vrai que les termes ne sont pas restrictifs, mais l'esprit de la loi l'est. Le commencement de preuve est un élément essentiel du débat; il doit prévenir les dangers de la preuve testimoniale. C'est au législateur seul à déterminer quels sont les actes qui méritent cette confiance (3). Il a été jugó, par application de ce principe, qu'un acte de notoriété dressé sur la requête de l'enfant ne constitue pas un commencement de preuve par écrit (4).

Il est de l'essence du commencement de preuve par écrit qu'il rende vraisemblable le fait allégué (art. 1347). C'est une question de fait qui est abandonnée à l'apprécia

(1) Marcadé, qui avait enseigné le contraire, est revenu à l'opinion générale (t. II, p. 28, art. 324, no 2).

(2) Arrêt de la cour de cassation du 12 juin 1823 (Dalloz, au mot Paternité, no 621).

(3) Bigot-Préameneu explique la loi en ce sens, dans l'Exposé des motifs, n° 23 (Locré, t. III, p. 90).

(4) Arrêt de Paris du 29 mai 1813 (Dalloz, au mot Paternité, no 272).

tion du juge (1). Il faut lire sur ce point le plaidoyer CII de Cochin. Ce sont d'ordinaire des lettres qui forment l'objet du débat. « Il faut, dit-il, que les commencements de preuve se trouvent dans des actes qui ont un rapport direct à la filiation; car de nous présenter des actes absolument étrangers à l'objet de la naissance, et que l'on ne veut y appliquer que par des commentaires purement arbitraires, des écrits qui peuvent convenir à toutes personnes indifféremment, soit enfants, soit étrangers, c'est éluder la loi par des subtilités qui l'offensent et qui la feraient dégé nérer dans une véritable chimère... Est-ce un commence. ment de preuve par écrit que les témoignages des relations que l'enfant a eues et qui témoignent de l'estime, de l'amitié que l'on a pour lui? A ce seul titre, il faudra admettre la preuve testimoniale et donner atteinte à l'état de toutes les familles (2)? »

418. L'article 323 admet encore la preuve testimoniale « lorsque les présomptions ou indices résultant de faits dès lors constants, sont assez graves pour déterminer l'admission. Il y a ici une nouvelle dérogation au droit commun. Le code Napoléon met les présomptions sur la même ligne que les témoignages; c'est une preuve principale qui est admise quand la preuve testimoniale l'est (art. 1353). En matière d'état, la loi n'admet pas les présomptions pour établir la filiation; mais elle les admet comme un commencement de preuve suffisant pour autoriser l'admission de la preuve testimoniale. Les écrits peuvent manquer; il y a malheureusement, malgré notre prétendue civilisation, de nombreuses familles où l'écriture est inconnue. Les faits y tiennent lieu des lettres : tels seraient des faits de possession, insuffisants pour fonder une possession d'état, c'est-à-dire une preuve complète, mais suffisants pour fournir un commencement de preuve.

La loi veut que les présomptions résultent de faits dès lors constants, c'est-à-dire de faits prouvés lors de la demande, soit que les parties les reconnaissent, soit qu'ils

(1) Voyez les arrêts rapportés dans Dalloz, au mot Paternité, no 275. (2) Cochin, Euvres, t. IV, p. 358 et suiv., 361, 362.

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