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Nous disons que la doctrine consacrée par la jurisprudence est contradictoire. Elle donne au mari le droit d'agir alors même que l'enfant est sans titre ni possession, par la raison que cet enfant pourra toujours réclamer son état, et elle refuse ce droit à ses héritiers. La distinction ne repose sur aucun principe. En effet, l'action passe aux héritiers telle que le mari l'avait, sauf que de morale qu'elle était, elle devient pécuniaire. Si le mari peut agir immédiatement, pour écarter un danger futur, les héritiers, étant menacés du même danger, doivent avoir le même droit. L'élément moral du désaveu est ici hors de cause; dès lors l'action des héritiers ne diffère en rien de celle du mari; elle doit donc être régie par les mêmes principes. A vrai dire, il ne s'agit pas du désaveu proprement dit, comme nous croyons l'avoir démontré. Il s'agit d'une contestation de légitimité. Si le mari a le droit de prendre l'initiative de cette contestation, pourquoi ses héritiers ne l'auraient-ils pas? Nous le refusons au mari et, par identité de raison, aux héritiers.

440. L'article 317 énumère deux cas dans lesquels l'enfant compromet les intérêts pécuniaires des héritiers. Quand il se met en possession des biens du mari, il n'y a aucun doute; la loi ajoute ou quand il trouble les héritiers dans cette possession. Il s'agit d'un trouble de droit, c'est-à-dire d'une prétention que l'enfant manifeste sur les biens délaissés par le mari, biens qui sont possédés par les héritiers; car c'est dans la possession des biens que, selon le texte, les héritiers doivent être troublés. La cour de cassation a décidé qu'il y a trouble lorsque l'enfant, dans un acte judiciaire ou extrajudiciaire, notifie aux héritiers légitimes ses prétentions à la légitimité, et par conséquent à sa part héréditaire dans les biens du mari; qu'il n'est pas nécessaire que l'enfant intente une action directe contre les héritiers, en partage des biens. En effet, la loi ne l'exige pas. Dans l'espèce, c'était la mère de l'enfant qui, en sa qualité de tutrice, avait notifié les prétentions de l'enfant à ses frères et sœurs légitimes. C'était évidemment un trouble qui mettait les hé

ritiers en demeure de rejeter l'enfant de la famille (1). Les héritiers sont encore troublés quand l'enfant fait rectifier l'acte de naissance et notifie aux héritiers le jugement de rectification, avec injonction de lui délaisser les biens de son père. Dans ces termes, la chose est si évidente que l'on ne conçoit pas que la question ait été portée devant la cour de cassation; mais ce qui la compliquait, c'est que les héritiers étaient parties dans l'instance en rectification, et qu'ils avaient interjeté appel du jugement; on pouvait dire que par l'appel le jugement perdait ses effets, que par suite le trouble était comme non avenu. Mais le trouble résultait moins du jugement que de la notification par laquelle l'enfant réclamait une partie des biens (2). Il faudrait même aller plus loin; une action en rectification dirigée contre les héritiers, avec conclusion de délaisser au réclamant les biens du mari, serait un trouble, puisque la demande attaque et compromet les droits des héritiers sur les biens du défunt. Mais si les héritiers n'étaient pas mis en cause, il n'y aurait de trouble que si l'enfant leur notifiait le jugement de rectification.

441. L'action que la loi donne aux héritiers ne diffère en rien de celle qui appartient au mari, sauf qu'elle est pécuniaire. C'est un désaveu, et par conséquent il faut appliquer tous les principes qui régissent le désaveu. Il est vrai que l'article 317 dit que les héritiers ont deux mois pour contester la légitimité de l'enfant, au lieu de dire que les héritiers pourront désavouer l'enfant; mais ce même article se sert aussi, en parlant de l'action du mari, du mot vague de réclamation. Il est certain que c'est l'action du mari qui passe aux héritiers, ils l'ont donc sous les mêmes conditions et avec les mêmes effets. Si l'enfant est conçu avant le mariage, ils ont le droit absolu de le désavouer (art. 314); si l'enfant est conçu pendant le mariage,

(1) Arrêt de cassation du 21 mai 1817, et sur le renvoi, arrêt dans le même sens de la cour d'Orléans du 6 février 1818 (Dalloz, au mot Paternité, no 145, 2°).

(2) Arrêt de cassation du 31 décembre 1834, et sur renvoi, arrêt de Grenoble du 5 février 1836 (Dalloz, au mot Paternité, no 145, 3o).

ils peuvent le désavouer en prouvant l'impossibilité physique ou morale de cohabitation (art. 312 et 313). Ce dernier point a donné lieu à une légère difficulté. Le mari seul peut dénoncer l'adultère de sa femme; de là Proudhon a conclu que si le désaveu est fondé sur l'adultère, les héritiers ne peuvent exercer l'action, à moins que la femme n'ait été condamnée pour adultère sur la plainte du mari. Cette opinion, bien qu'ingénieuse, n'a pas trouvé faveur. Les héritiers qui désavouent, dans le cas prévu par l'article 313, doivent, à la vérité, prouver l'adultère, mais ils ne le dénoncent pas, ils ne poursuivent pas la condamnation de la femme, dès lors il n'y a pas lieu d'appliquer les principes qui régissent la poursuite de l'adultère. C'est l'état de l'enfant qui est seul l'objet de la demande (1). Seulement les héritiers doivent faire toutes les preuves que la loi exige pour établir l'impossibilité morale de cohabitation; ils sont, sous ce rapport, absolument assimilés au mari (2).

442. La loi n'accorde l'action en désaveu qu'au mari et à ses héritiers. Comme elle est restrictive, il en résulte que la mère n'a pas le droit de désavouer l'enfant. Le désaveu porte sur la paternité, alors que la maternité est certaine l'action de la mère tendrait donc à faire déclarer son enfant naturel ou adultérin, en s'accusant ellemême d'adultère ou de concubinage; le législateur n'a pas pu admettre une action aussi immorale. Par la même raison, l'enfant n'a pas le droit de rejeter la paternité que lui donnent le mariage et l'acte de naissance qui constate sa filiation maternelle. Il est cependant arrivé qu'un enfant a essayé d'abdiquer sa légitimité légale et non contestée, pour réclamer une filiation adultérine, dans la vue d'obtenir de plus grands avantages pécuniaires; la cour de Rouen a repoussé cette scandaleuse demande, comme contraire aux lois, aux mœurs et à tout sentiment de pudeur, dans son but comme dans ses résultats (3).

(1) Proudhon, Traité sur l'état des personnes, t. II, p. 55, et la critique de Valette, p. 56, note a.

(2) Arrêt d'Aix du 11 janvier 1859 (Dalloz, 1859, 2, 85).

(3) Arrêt du 6 juin 1820 (Dalloz, au mot Paternité, uo 104).

Il suit du même principe que les enfants légitimes n'ont pas l'action en désaveu, en leur qualité d'enfants, pas plus que les autres parents ne l'ont à titre de parenté. Mais ils l'ont s'ils sont héritiers. L'action qu'ils intenteraient serait certes immorale, puisqu'elle tendrait à flétrir leur mère et à déshonorer leur père; ce serait donc, en quelque sorte, leur propre honte, la honte de la famille que les enfants demanderaient à constater en justice. Mais leur droit est incontestable. Cela prouve qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre les considérants de l'arrêt que nous venons de rapporter. La demande, dans l'espèce, serait fondée sur la loi; donc, quelque scandaleuse, quelque immorale qu'elle fût, elle devrait être reçue (1). La mère même pourrait agir si elle était successeur irrégulier de son conjoint; l'action serait encore plus immorale et néanmoins elle serait légalement recevable.

§ III. Compétence.

443. L'action en désaveu doit être portée devant le tribunal du domicile du défendeur. Mais quel est le défendeur? L'article 318 semble décider la question en disant que l'action doit être dirigée contre un tuteur ad hoc donné à l'enfant; c'est donc le tuteur qui est le défendeur, a-t-on dit, et par conséquent c'est devant le tribunal de son domicile que l'action doit être intentée (2). La cour de Liége l'a décidé ainsi, mais son arrêt a été cassé par la cour de cassation de Bruxelles, et la cour de Gand, devant laquelle l'affaire a été renvoyée, s'est rangée à l'avis de la cour suprême (3). Nous croyons que ces derniers arrêts consacrent la vraie doctrine. Ce n'est pas le tuteur qui defend à l'action en désaveu, il n'est que le

(1) Duranton, Cours de droit français, t. III, p. 69, no 70.

(2) Arrêts de Caen du 18 mars 1857 (Dalloz, 1857, 2, 94), et de Liége du 7 décembre 1854 (Pasicrisie, 1855, 2, 106).

(3) Arrêt de cassation du 6 mars 1856, et arrêt de Gand du 7 août 1856 (Pusicrisie, 1856, 1, 181, 1857, 2, 99).

mandataire, pour mieux dire, le protecteur que la loi donne à l'enfant. Le vrai défendeur, c'est l'enfant; cela est de toute évidence. Donc la question est de savoir quel est le domicile de l'enfant. En principe, l'enfant a le domicile de son père; il ne perd pas ce domicile par le seul fait qu'une action en désaveu est intentée contre lui; car ce n'est pas l'action qui le rejette de la famille, c'est le jugement. Le domicile légal est-il changé quand un tuteur ad hoc est nommé à l'enfant? Telle est la question. Nous n'hésitons pas à répondre négativement. Le tuteur ad hoc n'est pas le représentant de l'enfant, c'est un protecteur spécial dont l'unique mission est de défendre les intérêts de l'enfant; cette tutelle spéciale ne peut donc pas avoir d'influence sur le domicile du mineur, car ce n'est pas une véritable tutelle; il n'y a ni subrogé tuteur, ni hypothèque légale: il n'y a rien donc qui caractérise la tutelle. Donc le mineur conserve le domicile du père. Ce qui décide la question.

§ IV. Délais dans lesquels l'action doit être intentée.

No 1. DURÉE DES DÉLAIS.

444. L'article 316 porte: Dans les divers cas où le mari est autorisé à réclamer, il devra le faire dans le mois, s'il se trouve sur les lieux de la naissance de l'enfant; dans les deux mois après son retour, si, à la même époque, il est absent; dans les deux mois après la découverte de la fraude, si on lui avait caché la naissance de l'enfant. » Quels sont les motifs pour lesquels la loi prescrit des délais aussi courts? Bigot-Préameneu répond que la loi a consulté le cœur humain. « Le sentiment naturel du mari, dit-il, qui a des motifs suffisants pour désavouer un enfant qu'il croit lui être étranger, est de le rejeter sur-le-champ de la famille son devoir, l'outrage qu'il a reçu, tout doit le porter à faire sur-le-champ éclater sa plainte. S'il diffère, il s'entend appeler du nom de père, et son silence équivaut à un aveu formel en faveur de l'enfant : la qua

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