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ensemble moraux et pécuniaires, mais dans lesquels l'élément moral l'emporte sur l'intérêt d'argent. En appliquant ce principe à l'action en réclamation d'état, il faut décider, sans hésiter, que lorsqu'elle appartient aux héritiers, leurs créanciers peuvent l'exercer; en effet, c'est moins l'action en réclamation d'état que les héritiers exercent que l'action en pétition d'hérédité : ils n'ont l'action qu'à raison d'un intérêt pécuniaire; cela décide la question. A l'égard de l'enfant, l'action en réclamation d'état est essentiellement morale; il faut donc décider, en principe, que les créanciers ne peuvent pas l'intenter en son nom. Est-ce à dire qu'ils ne puissent jamais se prévaloir de l'état de leur débiteur? On l'a prétendu (1), mais cela est trop absolu : l'état n'est pas un droit exclusivement moral; des droits pécuniaires y sont attachés, droits dont l'enfant peut disposer, auxquels il peut renoncer; s'il y renonçait en fraude des droits de ses créanciers, certes ceux-ci auraient droit d'attaquer la renonciation comme frauduleuse (2). Cela prouve déjà que les créanciers ont action, en matière d'état, à raison des intérêts pécuniaires qui s'y mêlent. Si dans le débat sur une transaction qu'ils attaquent comme frauduleuse on leur opposait que l'enfant n'a pas d'état, ne pourraient-ils pas réclamer f'état auquel leur débiteur a droit? Nous ne voyons aucun principe qui s'y oppose. Le droit qu'ils exercent est pécuniaire; s'ils invoquent l'état de leur débiteur, ce n'est pas comme droit moral, c'est uniquement comme moyen de défense; et ce droit fait ici l'objet d'une convention pécuniaire, la convention n'est même valable qu'à ce titre. Tout le débat est donc pécuniaire, l'élément moral n'en est que l'accessoire. Cela n'estil pas décisiť?

Supposons maintenant que les créanciers intentent, au nom de leur débiteur, une action en pétition d'hérédité. Le défendeur conteste l'état de l'enfant, au nom duquel les

(1) Duranton, t. III, p. 158, no 160. Arrêt d'Amiens du 10 avril 1839 (Dalloz au mot Etat des personnes, no 8).

(2) Un arrêt de la cour de cassation, du 6 juillet 1836, reconnaît aux créanciers le droit d'intervenir dans l'instance sur une question d'état, en cas de fraude (Dalloz, au mot Intervention, no 45).

créanciers réclament la succession. Peuvent-ils en ce cas réclamer l'état de l'enfant à l'appui de leur action? Il y a méme raison de décider en leur faveur que dans l'espèce précédente. Le débat est pécuniaire, l'état y figure comme moyen, non comme but. Les créanciers sont dans la même position que les héritiers de l'enfant; si ceux-ci peuvent, à l'appui d'une pétition d'hérédité, réclamer l'état de l'enfant, pourquoi les créanciers ne le pourraient-ils pas? On dira que les héritiers agisssent après la mort de l'enfant, tandis que les créanciers agissent de son vivant; et que si l'enfant n'agit pas, il témoigne par son silence qu'il n'a pas de droit, ou qu'il y renonce, que dès lors ses créanciers ne peuvent pas agir. Sans doute l'enfant peut renoncer aux droits pécuniaires qui sont attaches à l'état, et s'il y renonce, ses créanciers n'ont d'autre action que l'action paulienne; mais il ne suffit pas du silence de l'enfant pour qu'il y soit censé renoncer; la loi établit des présomptions de renonciation à l'égard des héritiers de l'enfant elle n'en établit pas à l'égard des créanciers.

L'opinion que nous venons d'exposer a été soutenue, dans l'ancien droit, par d'Aguesseau; elle est professée par la plupart des auteurs sous l'empire du code Napoléon (1). Il y a cependant quelque hésitation dans la doctrine, elle vient de la rédaction un peu vague de l'article 1166, et de l'interprétation plus vague encore qu'on lui donne. Pour montrer combien il est nécessaire de poser des principes certains en cette matière, comme dans toute la science du droit, nous citerons ce que dit M. Demolombe. La loi étant vague, cet estimable jurisconsulte ne trouve rien de mieux à faire que d'imiter la loi; il dit donc que la question de savoir si un droit est attaché à la personne du débiteur, est une question d'appréciation que les magistrats décideront d'après le caractère particulier du droit dont il s'agit. Quel est ce caractère? Voilà précisément la difficulté. M. Demolombe ajoute que les magistrats examineront si l'exercice du droit par les créanciers présente plus

(1) D'Aguesseau, Plaidoyer VI (ŒŒuvres, t. II, p. 120). Dalloz, au mot Paternité, no 350.

ou moins d'avantages ou d'inconvénients, blesse plus ou moins les convenances, les mœurs, l'intérêt privé et public (1). Avec des principes ainsi formulés, les juges seront maîtres de faire ce qu'ils veulent : à quoi bon alors écrire sur le droit?

No 2. COMPÉTENCE.

471. L'article 326 porte que « les tribunaux civils sont seuls compétents pour statuer sur les réclamations d'état.» Cet article déroge au droit commun. Il est de principe que le juge compétent pour statuer sur la demande principale est également compétent pour statuer sur les questions incidentes auxquelles la demande donne lieu. Ce principe reçoit exception quand il s'agit d'une question d'état. Les tribunaux de commerce, les juges de paix, les tribunaux criminels n'en peuvent pas même connaître incidemment (2). Il en était déjà ainsi dans l'ancien droit pour les juridictions exceptionnelles, telles que les tribunaux de commerce. La gravité des questions d'état, qui intéressent non-seulement les individus, mais les familles et la société tout entière, explique cette dérogation. Mais le code va plus loin. Aux termes de l'article 327, l'action criminelle contre un délit de suppression d'état ne peut commencer qu'après le jugement définitif sur la question d'état. Il y a ici plus qu'une dérogation au droit commun, il y a innovation, et telle qu'on l'interprète, l'innovation est loin d'être heu

reuse.

L'enfant peut être privé de son état par un délit que l'on nomme crime de suppression d'état. Tout délit donne lieu à deux actions, l'action civile et l'action publique. L'action civile, appartenant à la partie lésée, peut être portée devant le tribunal civil, ou devant le tribunal criminel saisie de l'action publique. Ce principe s'applique même en matière d'état : quand les époux ont été privés, par un délit, de la preuve de la célébration de leur mariage,

(1) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. V, p. 265, no 283.
(2) Merlin, Répertoire, au mot Questions d'état, § I, no 2, 3 et 4.

ils peuvent procéder comme nous venons de le dire. Au contraire, les réclamations d'état ne peuvent être portées que devant les tribunaux civils. C'est une dérogation au droit commun et une innovation. Les orateurs du gouvernement et du Tribunat nous en disent la raison. Dans l'ancien droit, comme d'après le code Napoléon, la preuve testimoniale n'était admise, en matière de filiation, que lorsqu'il y avait un commencement de preuve par écrit, tandis que devant les tribunaux criminels la preuve testimoniale est admise sans condition aucune. De là des abus. Celui qui n'avait pas de commencement de preuve par écrit ne pouvait pas réclamer son état devant les tribunaux civils. Que faisait-il? Il portait plainte en suppression d'état devant les tribunaux criminels. C'était éluder une prescription destinée à protéger les familles contre le danger des faux témoignages. Le crime dénoncé était le plus souvent imaginaire, c'était un moyen frauduleux de prouver l'état sans commencement de preuve par écrit. Pour mettre fin à cet abus, les auteurs du code civil décidèrent que les actions en réclamation d'état ne pouvaient être portées devant les tribunaux criminels, qu'elles devaient être jugées par les tribunaux civils (1).

L'on a fait contre cette théorie du code civil une objection très-juste, c'est qu'elle repose sur une erreur (2). Il n'est pas vrai que devant les tribunaux criminels on admette la preuve testimoniale sans condition aucune, quand il s'agit de prouver un fait juridique qui, d'après le droit commun, ne peut être établi que par une preuve écrite. Telle est la violation d'un dépôt. Avant de prouver la violation du dépôt, il faut prouver qu'il y a eu dépôt; et cette preuve ne peut se faire par témoins, si la valeur de la chose déposée dépasse cent cinquante francs, pas plus devant les tribunaux criminels que devant les tribunaux civils. Le législateur aurait pu et il aurait dû admettre le même principe pour les questions d'état; il aurait évité par là un abus d'un autre genre qui est résulté de l'inno

(1) Duveyrier, Discours, no 27. Bigot-Préameneu, Exposé des motifs, n° 22 (Locré, t. III, p. 132 et 90).

(2) Valette sur Proudhon, De l'état des personnes, t. II, p. 94, note.

vation qu'il a consacrée, comme nous le dirons plus loin. 472. Il résulte du système adopté par le code Napoléon une première conséquence qui est évidente, c'est que dans les questions de filiation, le civil tient le criminel en état. On sait qu'en général c'est le criminel qui tient le civil en état. D'après le droit commun, celui qui est lésé par un délit peut porter son action devant le tribunal civil; de son côté, le ministère public porte la sienne devant le tribunal criminel. Dans ce cas, le tribunal civil ne peut statuer sur l'action civile qu'après que le tribunal criminel a statué sur l'action publique; en attendant, il doit surseoir. C'est ce que l'on exprime par cet adage que le criminel tient le civil en état. Quand il s'agit de filiation, au contraire, c'est le tribunal criminel qui doit surseoir jusqu'à ce que le tribunal civil ait décidé la question portée devant lui. C'est une conséquence logique de la compétence exclusive que le code Napoléon attribue aux tribunaux civils dans les questions de filiation. Quand il s'agit d'un délit ordinaire, la décision du tribunal criminel préjuge la décision du tribunal civil, parce que l'intérêt de la société, engagé dans la poursuite du délit, domine l'intérêt privé engagé dans le procès civil. En matière de filiation, il y a aussi un intérêt général en cause, dans l'instance civile, c'est le repos des familles. Cet intérêt est si grand qu'il l'emporte sur l'intérêt social. C'est pour cette raison. que le civil tient le criminel en état. Sans doute, la société est intéressée à ce qu'un crime aussi grave que celui de la suppression d'état soit puni, mais elle est encore plus intéressée à ce que les faux témoignages ne portent pas le trouble dans les familles. Cet intérêt est plus puissant, et il est aussi plus général; car n'oublions pas qu'il y a moins de parents dénaturés capables de supprimer l'état de leurs enfants, que d'aventuriers qui essayeraient de tromper la justice et d'altérer l'état des familles, si on leur permettait de fonder leur usurpation sur la foi dangereuse des témoignages (1).

Le code civil suit d'autres principes en matière de ma

(1) Proudhon, Traité sur l'état des personnes, t. II, p. 93.

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