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donner aux interprètes l'occasion ni les mettre dans la nécessité de se mettre au-dessus de la loi.

61. Les enfants adultérins et incestueux doivent-ils des aliments à leurs père et mère? Ici les interprètes hésitent. Il n'y a pas de texte, disent-ils. Eh! qu'importe, si dans le silence des lois positives, comme le dit la cour de cassation, le juge peut et doit recourir au droit naturel? Est-ce que le cri de la nature ne fait pas un devoir aux enfants, fussent-ils adultérins ou incestueux, de nourrir leurs père et mère et de les empêcher de mourir de faim? Toutefois il est certain qu'il y a lacune dans la loi. L'article 762 même fait défaut. Vainement dit-on que l'obligation alimentaire est réciproque; cela n'est pas toujours vrai, et cela n'est surtout pas vrai quand celui qui réclame les aliments a un crime à se reprocher. L'époux contre lequel le divorce a été prononcé ne peut pas réclamer les aliments, tandis qu'ils sont dus à l'époux qui a obtenu le divorce. On conçoit donc que les aliments soient refusés à celui qui est coupable d'adultère ou d'inceste, tandis que la loi les peut et doit accorder aux malheureux enfants fruits d'un commerce criminel ou honteux. Sans doute, ce serait chose scandaleuse de voir un enfant refuser des aliments à son père, en donnant pour ainsi dire la mort à celui qui lui a donné la vie. Mais n'est-ce pas un scandale aussi d'entendre un homme invoquer son crime ou sa honte pour s'en faire un droit? Il est inutile d'insister. La lacune de la loi est certaine. Mais si l'on accorde une action, au nom du droit naturel, aux enfants illégitimes, il faut l'accorder aussi aux père et mère incestueux ou adultérins.

62. L'enfant naturel doit-il des aliments aux ascendants de son père, et ces ascendants en doivent-ils à l'enfant naturel? Cette question se présenta devant la cour de Douai, qui la décida affirmativement, mais son arrêt fut cassé et avec raison. Il est très-vrai, comme le dit la cour de Douai, qu'il n'y a pas de texte concernant la dette alimentaire des parents naturels; mais du moins faut-il, pour qu'elle existe, qu'il y ait parenté. La cour invoque l'article 161, qui établit une prohibition de mariage entre ascendants et descendants naturels, d'où elle conclut qu'il y a

parenté, et dès qu'il y a parenté en ligne directe, il doit y avoir obligation alimentaire. Non, il n'y a pas de lien entre l'enfant naturel et les ascendants de son père; car il est de principe que la reconnaissance de l'enfant faite par le père est personnelle au père et ne peut produire d'obligation que contre lui, d'après la maxime immuable qui veut qu'on ne soit pas lié par le fait d'autrui. On ne peut, par conséquent, dit la cour suprême, étendre les effets de la reconnaissance aux parents du père qui y sont étrangers, pour en faire dériver contre eux une obligation que la loi ne reconnaît pas. Vainement invoque-t-on l'article 161; le législateur, en prohibant le mariage entre les ascendants et les descendants naturels, a été uniquement déterminé par des motifs d'honnêteté publique; c'est, à vrai dire, une exception aux principes qui régissent la reconnaissance et ses cffets; on ne peut donc l'étendre pour créer une obligation fondée sur une parenté qui en réalité n'existe point. En définitive, les enfants naturels ne sont pas dans la famille de leurs père et mère, ils ne sont pas héritiers des membres de cette famille (art. 338 et 756), ils ne sont liés envers eux par aucun droit, par aucun devoir. Comment donc la dette alimentaire, fondée sur le lien du sang, pourrait-elle exister entre eux (1)?

63. On demande si le père naturel doit des aliments aux descendants légitimes de son fils. La question a été décidéo affirmativement par les cours de Bruxelles et de Liége (2). Elles ne citent aucun texte, il n'y en a pas. Cela seul ne suffit-il pas pour rejeter une obligation qui ne peut exister qu'en vertu de la loi? On dit que l'obligation du père naturel de fournir des aliments à son fils implique l'obligation d'en procurer également aux enfants légitimes de son fils. En effet, dit la cour de Bruxelles, les aliments sont dus dans la proportion des besoins de celui qui les réclame; de sorte que, pour régler l'étendue de l'obligation alimentaire, il faut avoir égard aux besoins des descen

(1) Arrêt de cassation du 7 juillet 1817 (Dalloz, Répertoire, au mot Mariage, n° 626).

(2) Arrêt de Bruxelles du 10 juillet 1850 (Pasicrisie, 1851, 1, 119 et Dalloz, 1852, 2, 155). Arrêt de Liége du 3 juillet 1826 (Pasicrisie, 1826, p. 220).

dants de celui à qui les aliments sont dus. Il y a donc indirectemet une obligation au profit de ces descendants; cette obligation ne s'éteint pas par la mort de l'enfant naturel, elle subsiste au profit de ses descendants. Cette argumentation est une de celles qui prouvent trop et qui, par suite, ne prouvent rien. On pourrait faire un raisonnement identique dans l'intérêt des descendants naturels, et arriver ainsi à la conclusion que les aliments sont dus entre ascendants et descendants naturels doctrine inadmissible. La cour de Bruxelles invoque encore les articles 158 et 151, d'où résulte, suivant elle, que les enfants légitimes de l'enfant naturel doivent demander le conseil de leur aïeul naturel pour contracter mariage, ce qui implique des droits et des devoirs réciproques dérivant du fait de la paternité. Quand même le code dirait ce que la cour lui fait dire, on ne pourrait s'en prévaloir pour créer une dette alimentaire qu'aucun texte n'établit. Mais est-il vrai que le descendant légitime de l'enfant naturel doive faire des actes respectueux à son aïeul naturel? L'article 158 ne parle que des parents légitimes, et l'article 151 borne expressément au père de l'enfant naturel l'obligation qui incombe à l'enfant de demander conseil; il n'y est pas question des descendants légitimes de l'enfant naturel. En définitive, il n'y a pas de texte qui établisse directement ou indirectement la dette alimentaire; cela décide la question.

§ III. Comment les débiteurs sont-ils tenus.

No 1. SONT ILS TENUS CONCURREMMENT?

64. La loi impose la dette alimentaire aux parents et aux alliés; sont-ils tenus concurremment? Même question dans les cas où les parents et les alliés sont à des degrés inégaux. Le code ne dit rien; mais les auteurs enseignent tous que ceux qui doivent les aliments ne sont pas tenus concurremment, mais successivement. Ils fondent cet ordre successif sur l'ancien droit, et sur des considéra

tions d'équité. D'abord ils posent comme principe que le conjoint doit les aliments, avant les parents et les alliés; ils invoquent le lien intime et étroit que le mariage crée entre les époux qui, par leur union, deviennent une chair et une âme. A défaut de conjoint, l'obligation doit peser sur les parents, de préférence aux alliés, ceux-ci n'étant en quelque sorte que des parents fictifs; le lien du sang est en tout cas plus fort que celui de l'alliance, il suppose une affection plus profonde et partant des devoirs plus impérieux. D'ailleurs les parents succèdent, tandis que les alliés ne succèdent pas. Or, la justice demande que celui qui a les bénéfices de la parenté en supporte aussi les charges. Ce dernier motif est aussi allégué pour déterminer quels sont, parmi les divers parents ou alliés, ceux qui sont tenus de préférence : ce sont les parents appelés à succéder, et les alliés par imitation du lien de parenté, bien qu'ils ne succèdent pas (1).

Il y a bien des objections contre cette doctrine. L'ancien droit témoigne plutôt contre l'opinion générale qu'en sa faveur. En effet, les auteurs du code avaient sous les yeux les maximes et les distinctions qui servaient à régler l'ordre successif, et ils ne les ont pas formulées en textes de loi. N'est-ce pas dire qu'ils n'en voulaient point? Pour imposer une obligation à telle personne plutôt qu'à telle autre, ne faudrait-il pas un texte? Cela est si vrai qu'un arrêt qui rejetterait l'ordre successif ne pourrait pas être cassé, car il ne violerait aucune loi, vu qu'il n'y en a point. Au contraire, un arrêt qui imposerait la dette alimentaire à un parent plutôt qu'à un allié pourrait être cassé, car il créerait une obligation légale sans loi. La considération que l'on invoque contre les parents n'est rien moins que décisive. Sans doute, l'équité exige que la charge incombe à celui qui a les bénéfices. Mais là n'est pas la question. Il faut voir si la loi consacre cette maxime. Or, il est évident qu'elle ne la consacre point; et, chose remarquable, les auteurs eux-mêmes qui l'invoquent sont obligés de s'en

(1) Demolombe, t. IV, p. 35 et suiv., nos 32-35. Marcadé, t. Ier, I. 536, art. 207, n° 3.

écarter. Ils imposent, en première ligne, la dette alimentaire au conjoint. Est-ce aussi lui qui est appelé en première ligne à l'hérédité? Il n'est pas même héritier, il n'est que successeur irrégulier, et n'est appelé qu'à défaut de parents au degré successible, à défaut même de parents naturels. Si la loi se décidait d'après l'ordre héréditaire, obligerait-elle les alliés à fournir des aliments, alors que les alliés ne succèdent jamais? Même entre parents, le code ne suit pas l'ordre héréditaire : l'ascendant doit les aliments alors qu'il y a un frère, bien que le frère du défunt recueille toute la succession.

65. De ce que la loi ne prescrit pas d'ordre successif, de ce que l'on ne peut pas se prévaloir de l'ordre héréditaire, il suit, nous semble-t-il, que tous ceux qui doivent les aliments en sont tenus à titre égal. C'est le tribunal qui décidera qui, parmi tous ceux qui doivent les aliments, doit supporter cette charge; il se décidera en tenant compte de la fortune des débiteurs. Supposons que celui qui réclame les aliments ait un conjoint; il a aussi un fils ou une belle-fille. Le conjoint jouit d'une fortune médiocre, tandis que la belle-fille est riche. Dans l'opinion générale, l'époux devrait s'adresser à son conjoint, il n'obtiendrait donc qu'une pension médiocre, tout juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim; et il a une belle-fille qui nage dans l'abondance! Certes voilà un résultat contraire à l'équité qui doit dominer en cette matière. Celui qui a des parents ou des alliés riches doit obtenir une pension proportionnée à leur fortune. Il faut donc qu'il ait le droit de diriger son action concurremment contre tous ceux qui lui doivent des aliments. Le tribunal répartira la charge d'après l'équité.

Supposons qu'il y ait des parents et des alliés au même degré, des enfants et des gendres ou belles-filles. D'après l'opinion commune, les enfants seuls seraient tenus. Résultat encore une fois contraire à l'équité, si les alliés étaient riches tandis que les parents ne le seraient point. Sur ce point il y a un arrêt favorable à l'opinion que nous défendons. Un arrêt de la cour de Paris du 14 août 1855 décide que les ascendants peuvent, à leur choix et à leurs risques, intenter leur action contre celui qu'ils jugent en

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