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rité directe des concessionnaires. L'Administration, au contraire,

dit:

Il faut éviter que les agents des concessionnaires aient la disposition directe des forces de police préposées à leur protection. (Instructions, art. 16.)

On préfère laisser les postes sous le commandement de jeunes chefs inexpérimentés ou même de Sénégalais pillards et voleurs ; c'est l'Administration qui va nous en fournir la preuve :

Il semble que leur costume et leur fusil les transforment et les grisent d'orgueil et d'abus de pouvoir. C'est une plainte générale des autochtones, et nous ne voyons pas qu'il soit nécessaire à la diffusion de notre influence que des hommes à notre service se fassent, sans bourse délier, servir poulets, cabris, moutons, et que, avec le gite et le souper, ils sc fassent encore, par crainte, et sans plus payer, servir le reste. (Journal officiel, 16 mars 1901).

Nous avons à citer un fait bien plus grave qui montre que l'Administration du Congo, quand il s'agit de ses intérêts, -- car ceux des concessionnaires la laissent indifférente - accorde à des indigènes ce qu'elle refuse à des Européens.

Voici le texte d'un télégramme adressé au mois de mars 1901 à M. le Commissaire général du Gouvernement par le directeur d'une Société congolaise :

J'ai l'honneur de porter à votre connaissance que Saouro Coumbi, ancien esclave du sultan de N'Caoundéié, nommé par l'Administration chef de la région concédée à la Compagnie de l'Ekéla Sangha, et chargé par l'Administration de percevoir l'impôt en ivoire et en caoutchouc, a dévasté toute une partie de la région.

Ce chef procède avec des mousquetons fournis par l'administrateur Carnot, fournit l'ivoire au Gouvernement et s'adjuge pour sa part les esclaves.

Il a ruzzié une caravane de commerce transportant trente-deux pointes d'ivoire. Je dois déclarer que l'administrateur Sangha a donné des ordres avant son départ pour le Tchad pour que cet ivoire me soit restitué. Je sollicite une enquête sur les faits que j'ai l'honneur de vous signaler. Cette situation constitue un trouble voulu et injustifié de la · part de l'administrateur de cette région.

C'est avec regret que je me suis vu dans l'obligation de vous signaler les faits ci-dessus.

Je serai à Libreville fin avril après un séjour d'un mois à Loango et aurai l'honneur de vous fournir toutes explications.

Avons-nous besoin d'ajouter que le fait ci-desus n'a pas été démenti; mais que, comme toujours, l'Administration du Congo a négligé d'y répondre. Passons!...

En regard de ces faits, malheureusement trop vrais, nous allons citer un autre exemple pour démontrer la justesse des observations que nous avons formulées quand nous avons dit que les directeurs de Sociétés devraient être investis de fonctions de police; il nous est fourni par le récit du voyage entrepris au mois d'avril dernier par M. Séguin dans la vallée du Kouango, jusqu'ici à peu près inconnue.

Van-Gèle en 1889 et Ponel en 1891 sont les seuls et les derniers Européens qui ont visité cette vallée, et encore sur une petite étendue, car Van-Gèle s'était arrêté au rapide de Louima et Ponel à celui de Gombéré, situé un peu plus haut, à environ 90 kilomètres de l'embouchure du Kouango.

M. Séguin s'est avancé beaucoup plus loin; il a remonté le Kouango sur une longueur de 270 kilomètres dans une région dont les populations sont considérées comme très hostiles aux blancs. Il n'avait pour escorte que quatorze indigènes armés de fusils, dont le costume et l'appareil militaire était complété en tout, et pour tout, par une « chéchia ».

M. Séguin a pu néanmoins accomplir heureusement son voyage, sans tirer un seul coup de fusil; il n'a eu à faire acte d'autorité que dans une seule circonstance et encore à l'égard des hommes de son escorte qui avaient volé une chèvre dans un village. Il a fait rendre la chèvre au plaignant en présence duquel les voleurs ont reçu cinquante coups de « chicotle ». Ces derniers n'ont pas recommencé!...

Ce qui a été bien plus précieux pour M. Séguin, c'est que ceux qui avaient été volés lui ont déclaré que désormais ils étaient camarades parce qu'il punissait le vol et ne brûlait pas les villages.

Nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu'en faisant infliger un châtiment corporel aux nègres de son escorte, M. Séguin a contrevenu aux ordres de M. le Commissaire général du Gouvernement qui, dans sa circulaire du 18 février dernier, s'exprimait ainsi :

Je suis fermement décidé, quant à moi, de déférer à l'autorité judiciaire ceux, quels qu'ils soient, qui se rendraient coupables de sévices, de violences, à l'égard d'indigènes du Congo français.

Certainement, les intentions de M. le Commissaire général du Gouvernement sont des plus louables, mais nous convenons, néanmoins, que la conduite de M. Séguin nous paraît préférable à

tous égards à celle qu'il eût pu tenir en suivant une forme plus légale, c'est-à-dire en invitant le plaignant à s'adresser à l'Administrateur de la région pour se faire rendre justice.

Cet exemple prouve bien qu'il est indispensable d'adopter des mesures appropriées aux circonstances. L'attribution du maintien de l'ordre public et même de fonctions judiciaires dévolue aux directeurs et à certains agents des Sociétés nous paraît être au nombre de celles à appliquer.

Pour donner une forme légale aux dispositions à prendre, on pourrait procéder ainsi qu'on l'a fait pour assurer la protection des citoyens français dans certaines îles et terres de l'océan Pacifique où il n'existe aucune autorité. Le décret du 28 février 1901 dit qu'il peut y être établi un délégué du Commissaire général du Gouvernement ayant des pouvoirs qui n'excèdent pas ceux d'un juge de paix à compétence étendue. Ce délégué peut être un citoyen quelconque, non fonctionnaire.

Bien des régions du Congo peuvent être considérées comme ces îles du Pacifique visées par le décret du 28 février 1901, où les Français qui y habitent ne doivent compter que sur eux-mêmes pour la protection de leurs biens et de leurs personnes. On délégue à l'un d'eux des pouvoirs judiciaires, ce qui indique qu'on lui accorde le droit d'assurer l'exécution des jugements qu'il rendra; d'où des attributions de police. Rien de mieux, à notre avis. Nous demandons qu'on agisse de même au Congo. Cette mesure serait des plus favorables à la diffusion de notre influence, à l'établissement ainsi qu'à la reconnaissance de notre autorité.

CHAPITRE IX

CONCLUSIONS

Les Sociétés ont rempli toutes leurs obligations. Les Sociétés résistent aujourd'hui aux injonctions de l'Administration. - La Commission des concessions a été imparfaitement éclairée. Résultats obtenus. - Résultats à obtenir.

Nous allons terminer notre étude du décret et du cahier des charges par quelques considérations tirées de l'état actuel des Sociétés congolaises.

Celles-ci ont déjà deux années d'existence; elles sont entrées depuis longtemps dans la période d'exécution des mesures qui devaient leur permettre d'user paisiblement de leur droit de jouissance et d'exploiter avec fruit les territoires concédés.

La plupart des Sociétés ont été créées à un capital plus élevé que celui fixé par le cahier des charges; toutes ont versé le cautionnement et acquitté le montant des premières redevances; les bateaux dont la coûteuse construction leur a été imposée ont été mis à flot et sillonnent les fleuves et les rivières de la Colonie; en un mot, elles ont rempli fidèlement toutes leurs obligations sans qu'il ait été nécessaire de les leur rappeler ni, à plus forte raison, de les y contraindre; elles ont le droit d'exiger que l'Etat remplisse les siennes, car il ne faut pas perdre de vue que le décret de concession est un véritable contrat synallagmatique.

Il y a lieu de rechercher les motifs qui ont troublé la bonne harmonie qui semblait régner entre l'Administration et les concessionnaires, pourquoi ces derniers s'écartent de la ligne de conduite qu'ils ont suivie jusqu'à ce jour et contestent la légalité de certaines mesures laissées jusqu'ici sans protestations; pourquoi ils n'ont pas cherché à réaliser une entente amicale avec le Département... plutôt que de saisir les tribunaux de leurs revendications.

Il faut remonter à l'époque de la délivrance des concessions, c'est-à-dire jusqu'en 1899, pour trouver l'explication de la conduite actuelle des Sociétés congolaises.

Les concessionnaires s'étaient bien rendu compte que le cahier

des charges qui devait leur être imposé serait des plus lourds pour eux; ils n'avaient pas négligé de le faire remarquer à la Commission des concessions et au Ministre lui-même.

La Commission répondit: C'est à prendre ou à laisser !... Elle s'exprima peut-être en d'autres termes moins énergiques, mais, au fond, identiques.

M. Guillain, le Ministre des Colonies d'alors, qui avait les idées les plus larges et les plus libérales en matière de colonisation, fut moins intransigeant ; il promit de tempérer, dans leur application, tout ce qui paraissait excessif dans les obligations du cahier des charges.

Les vues élevées du Ministre, l'intérêt qu'il portait à l'œuvre congolaise, le souci de sa réussite, sa ferme volonté d'en assurer la prospérité..., il l'a exposé, développé et affirmé dans ses instructions datées du 24 mai 1899. Nous les avons citées maintes fois dans le cours de cette étude, on a pu ainsi se rendre compte que notre opinion n'est nullement exagérée.

Qu'il nous soit permis d'emprunter encore à ces instructions les quelques lignes qui suivent, lesquelles, à notre avis, résument l'esprit et les intentions de M. Guillain :

Il importe que l'Administration ne néglige rien pour faciliter cette réussite (celle des entreprises congolaises), non seulement par l'observation franche et loyale de ses engagements. - ce qui ne serait qu'un concours passif, mais encore en donnant aux entreprises toutes les facilités compatibles avec les intérêts publics dont elle a la garde.

De telles instructions, si claires, si nettes, si précises, donnaient satisfaction dans la mesure du possible aux desiderata des concessionnaires. Ceux-ci ne doutaient pas que l'Administration du Congo chargée de les appliquer saurait s'inspirer des idées libérales du ministre qui les avait conçues; ils étaient par cela même portés à lui accorder tout le temps nécessaire pour en assurer l'exécution. Aussi, le retard apporté à la mise en vigueur des mesures ordonnées par le Département parût-il, au début, assez explicable !... Il fallait bien tenir compte de la nouveauté de l'expérience qui était tentée, des difficultés en résultant, des distances, de la non-existence ou de la rareté des communications, etc., etc.

Peut-être les Sociétés eussent-elles attendu plus longtemps encore sans protester si, au lieu de la bonne volonté que, pour le moins, elles espéraient rencontrer chez l'Administration locale, elles n'avaient constaté que son mauvais vouloir, un véritable parti pris de ne s'occuper de leurs entreprises que pour augmenter le poids des charges et des obligations qui leur étaient imposées, par des

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