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législations positives. On comprend dès lors l'embarras des auteurs et le défaut de précision rencontré trop souvent sur ce point.

M. Jitta a tout récemment consacré la majeure partie de son traité à cette question. Sa doctrine à laquelle on ne reprochera pas l'indécision est nettement particulariste. A ses yeux, la méthode individuelle l'étude du droit international dans les formes que lui donnent les législations nationales est infiniment supérieure à la méthode universelle'. Pour travailler avec fruit, il faut d'abord écarter toute prétention à l'établissement des principes généraux. L'inutilité des nombreux efforts faits en ce sens démontre abondamment qu'une semblable prétention serait vaine. Il faut donc se consacrer à l'étude du droit international tel qu'il s'applique dans un pays déterminé, et ne considérer ce qui se fait ailleurs qu'en vue de tirer de la comparaison des rapprochements intéressants. Cette voie est celle qui conduira au progrès, car l'étude approfondie de la législation d'un pays révèlera les défauts qu'elle présente. Ces défauts signalés au législateur seront l'occasion des modifications législatives conformes an but de notre science et aux droits de l'humanité. Les mêmes phénomènes, se reproduisant dans les différents pays, entraîneront un rapprochement graduel des législations positives. Enfin, l'on peut prévoir le moment où de ce mouvement longtemps continué résultera une véritable unité, un droit international commun fondé sur une conviction commune des nations. C'est alors seulement que la méthode universelle pourra être utilement employée à enregistrer les résultats déjà acquis à l'aide de la méthode individuelle.

Nous ne saurions adhérer à ces conclusions malgré le zèle et le talent incontestables employés à les défendre. Nous croyons, au contraire, qu'une bonne théorie générale est un point de

1. Il n'est pas sans intérêt de rapprocher la méthode de M. Jitta de celle qui était, il y a quarante ans, préconisée par M. de Wächter.

De Wächter, lui aussi, enseignait que le droit national de chaque état est la seule source (les traités exceptés) du droit international privé. Mais il ne prétendait pas que l'on peut arriver par cette voie à l'unité internationale et concluait à l'application de la lex fori toutes les fois qu'il n'apparait pas de l'intention du législateur de lui préférer une loi étrangère. Nous ne prétendons pas défendre son système, mais il nous semble qu'il a plus nettement jugé des conséquences probables de la méthode individuelle qu'il recommande.

départ essentiel en l'absence duquel aucun progrès sérieux n'est à attendre dans la branche du droit international privé 1. Et il nous semble que l'histoire du droit international privė, soit ancien, soit contemporain, vient bien à l'appui de notre dire. Nos vieux jurisconsultes manquaient absolument d'idées générales. Pour eux, la loi unique était la territorialité absolue, et ils cherchaient seulement à atténuer dans une mesure plus ou moins large les inconvénients pratiques qui dérivaient de l'application du principe 2. Chacun d'eux avait là-dessus ses opinions particulières, mais ils prétendaient d'autant moins à une théorie internationale générale que les conflits se présentaient pour eux de coutume à coutume, et non pas d'Etat à Etat. On sait dans quel état de division extrême et par là de confusion la doctrine ancienne était tombée. Le droit contemporain ne nous fournit-il pas des exemples plus saisissants encore? On se plaint tous les jours de l'incertitude des principes du droit international privé, et l'on ne remarque pas que toute cause d'incertitude cesserait si l'on possédait une doctrine générale d'une autorité incontestable. En présence d'une semblable doctrine, nos tribunaux français seraient-ils si souvent hésitants, les verrait-on obligés de recourir à des idées surannées et à des règles faites dans un temps déjà éloigné et des institutions duquel il ne nous reste presque plus aucune trace. Les réformes législatives demeureraient-elles dans notre domaine aussi lentes et aussi pénibles qu'elles le sont aujourd'hui, alors que les législateurs trouveraient auprès d'eux un fonds commun dans lequel ils pourraient puiser sans risquer de compromettre ni les intérêts

1. Nous pouvons nous recommander ici de la grande autorité de Mancini. Il considère comme une nécessité absolue l'existence d'une doctrine unique et identique pour tous les pays et indique de plus que cette doctrine doit être formée non pas au gré des convenances ou même des intéréts, mais suivant des principes philosophiquement justes. (Clunet 1874. p. 231, 285 et suite.)

2. Nous ne pouvons pas qualifier du nom de théorie générale la distinction des lois en réelles et personnelles, suivant la réalité ou la personnalité de leur objet. Cette distinction, que l'on ne trouve nulle part justifiée en raison, reposait sur de vagues idées d'équité et sur un rapproehement fortuit entre les deux sens que l'on peut prêter aux mots réel et personnel. Pas un auteur ancien ne se préoccupe de justifier en raison cette idée que la territorialité d'une loi ou son exterritorialité doit dépendre du caractère réel ou personnel de son objet.

particuliers de leur patrie, ni les intérêts généraux de la société internationale 1.

Les traités qui sont pour beaucoup la forme positive, type des principes internationaux, ne deviendraient-ils pas plus fréquents et plus faciles si l'on connaissait par avance le terrain sur lequel l'entente pourrait et devraitse faire 2. Enfin, verrait-on des sociétés comprenant les hommes les plus éminents avancer péniblement et à l'aide de continuels tâtonnements dans l'œuvre qu'elles se sont imposée, obligées de revenir en grande partie sur les décisions déjà prises et décidant à une majorité infime des questions de toute importance et sur lesquelles il semble qu'il ne dût y avoir qu'une voix dans tout le monde savant. Si ces faits aussi malheureux qu'ils sont vrais se produisent, c'est qu'il n'existe pas encore d'unité scientifique dans le domaine de notre science, pas de principes mis au dessus de la controverse, pas de conviction commune (pour employer les propres expressions de M. Jitta) chez les nations civilisées. Et pour arriver à cette unité juridique, nécessaire à notre science en vue de son rôle harmonique, cet auteur recommande l'étude et la réforme des législations positives, ce qu'il appelle la méthode individuelle. Nous ne croyons pas que par cette voie on puisse aboutir. Toute législation a son caractère, son cachet national et tout cachet national est incompatible avec l'esprit international. De plus, en droit national, la tradition compte pour beaucoup; elle est généralement la base des textes de la loi et doit guider leur interprète. Etudier le droit international dans les législa

1. Les dispositions du code italien, si généralement appréciées, sont dues, il faut bien le remarquer, à des hommes ayant des idées générales touchant les principes de notre science. Cet exemple est bien fait pour montrer que l'existence d'une théorie générale, même lorsque par certains côtés elle est contestable, facilite et élève la formation du droit positif.

2. M. Laurent (t. I, p. 74 et suite) paraît attendre la création du droit international de la multiplication des traités internationaux. Nous ne pouvons souscrire à cette idée, bien qu'elle ait pour elle la grande autorité de Mancini. Aussi longtemps qu'une doctrine scientifique satisfaisante ne se sera pas imposée, les traités continueront d'être des sortes de tournois où chacun cherche à s'assurer le plus d'avantages possible. Au reste, le fait est plus fort que tous les raisonnements et l'échec des tentatives faites en 1886 (Clunet 1886, p. 35) par l'Italie et en 1871 par la Hollande (Clunet 1874, 159) montre bien que la volonté de s'entendre ne suffit pas si l'on ne possède déjà le terrain commun sur lequel cette entente peut se réaliser.

tions particulières, c'est river sa propre pensée à la chaîne de la tradition alors qu'il importerait qu'elle ne tint compte que des faits sociaux actuels dans l'édification d'un système international actuel. C'est enfin prendre une voie tout à fait indirecte pour arriver à un résultat dont la nécessité est directe et pressante. On compte, il est vrai, sur les progrès du droit positif, mais on devrait remarquer qu'en supposant aux divers législateurs tout le zèle possible, ils n'agiront utilement qu'autant qu'ils auront sous les yeux quelques notions générales et éprouvées dont ils pourront s'inspirer. Leur action ne sera jamais supérieure à celle de la pure doctrine et ils seront dans des conditions assez peu favorables pour la produire, étant liés en leur qualité de législateurs nationaux aux intérêts particuliers du pays qui leur a conféré leurs fonctions.

Ces raisons, ce semble, sont simples et topiques. Tout ce qu'on peut dire, et l'on ne s'en fait pas faute, c'est que poursuivre l'édification d'une théorie générale de droit international, c'est poursuivre une chimère qui se dérobe incessamment à la main qui se tend pour la saisir. L'insuccès relatif de tous les systèmes généraux proposés jusqu'ici paraît bien une raison de penser ainsi. A cela on peut faire deux réponses : D'abord c'est que s'il existe jamais un droit véritablement international, il sera de toute nécessité unique et formera une théorie générale à peine de manquer à son rôle harmonique. Il suit de là que le droit international ne sera pas, ou qu'il sera sous la forme de principes généraux. On peut répondre aussi que notre science n'est point encore d'âge assez avancé pour que par le passé on puisse juger de l'avenir qui lui est réservé. Sans doute, parmi les doctrines générales qui ont été présentées, il n'en est encore aucune qui ait rencontré une complète et générale adhésion. Que peut-on inférer de là? N'en est-il pas nécessairement de même toutes les fois où l'éclosion de rapports nouveaux appelle une règlementation nouvelle? A Rome, autrefois, les controverses fameuses entre Sabiniens et Proculéiens n'ont-elles pas duré plus d'un siècle, les édits ne devaient-ils pas différer et la justice varier suivant que le magistrat en fonction appartenait à l'une ou à l'autre de ces deux écoles. Des jurisconsultes d'alors devaient déjà prédire qu'il ne sortirait jamais rien de bon de ce droit prétorien si fertile en controverses. C'est cependant ce droit prétorien, qu'après dix-huit siècles passés, on applique tous les jours chez toutes les nations civilisées.

L'existence de controverses ne prouve rien contre la possibilité de l'édification d'une théorie générale du droit international privé et si nous ne craignions de prolonger outre mesure une question qui ne rentre qu'indirectement dans le cadre de notre étude, il serait facile de montrer que les diverses théories qui se partagent le monde savant semblent être sur une voie d'entente et de rapprochement 2, ce qui permet d'augurer favorablement de l'avenir.

Que l'on ne croie pas, d'après ce qui précède, que nous considérions une théorie générale comme une panacée universelle en fait de droit international. La meilleure aura toujours, comme toute loi sociale, ses imperfections, ses lacunes, et la présente étude a précisément pour objet de montrer comment, à l'aide du droit positif, on peut remédier à ces défauts. Mais ce que nous croyons, disons mieux, ce qui nous semble évident, c'est que sans une semblable théorie notre discipline est condamnée à demeurer perpétuellement dans l'état d'imper

1. M. Lainé (Introd., p. 25 et suite) analyse très exactement les causes qui ont jusqu'ici empêché le droit international d'arriver à l'unité. Il en compte quatre :

1o La nécessité où l'on s'est trouvé en tout lieu jusqu'au milieu du siècle actuel d'improviser séparément les règles réclamées par les besoins du jour.

La date encore trop récente de la méthode nouvelle qui consiste à procéder sur un intérêt commun par des délibérations communes. 3 La distance énorme qui sépare certaines législations et s'oppose à l'échange naturel de leurs lois,

4. L'inégalité de préparation des divers peuples à adopter les principes de ce droit.

Toutes ces circonstances ont certainement leur valeur, mais, à notre avis, l'imperfection et la division de la doctrine demeurent de beaucoup l'obstacle le plus considérable à l'établissement d'une communauté de droit et nous croyons que cet obstacle une fois aplani, les diverses causes de séparation mentionnées plus haut n'empêcheront pas l'unité de s'établir dans une loi de justice commune et par des motifs de commune utilité.

M. Lainé ne pense pas, du reste, que la séparation actuelle soit destinée à durer perpétuellement.

2. Deux faits méritent d'être signalés ici. D'une part, la tendance que montre la pratique anglaise la plus récente à tenir un compte de plus en plus grand des doctrines admises sur le continent (Westlake, Clunet 1881, p. 312 et suite; 1882, p. 5 et suiv.); d'autre part, les progrès réalisés en Allemagne par l'idée de nationalité, progrès qui constituent un rapprochement marqué entre les doctrines allemandes et la doctrine italienne. (V. de Bar, t. I, 92 et 92o.)

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