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d'une théorie du droit international privé; ce doit être le premier et principal objet des spéculations des jurisconsultes. Si leurs eforts sont couronnés de succès, qu'ils ne se préoccupent pas de la résistance de la pratique. Cette résistance ne persistera pas devant l'évidence; elle s'effacera d'elle-même et les fruits des études des théoriciens passeront d'eux-mêmes dans le domaine de l'application.

Même dans l'état actuel de la législation et des traités, et en supposant que l'on n'apporte pas de modifications à ces textes officiels, les progrès du droit international demeurent pratiquement possibles par l'action plus modeste, mais incessante et peut-être, somme toute, plus puissante de la jurisprudence. On peut admettre comme un fait général que les lois positives déjà anciennes ne se préoccupent que médiocrement des conflits de lois, et paraissent même ne pas soupçonner l'étendue et l'importance des questions comprises dans ce domaine particulier du droit 1. Le plus souvent donc, le juge appelé à résoudre un conflit ne trouve dans sa législation nationale rien qui puisse le guider dans sa tâche. Il faut qu'il juge cependant. Comment sortira-t-il d'embarras? Quelle méthode d'interprétation devra-t-il adopter 2?

La seule solution raisonnable à donner à cette question consiste à reconnaître, en pareille hypothèse, au juge une entière liberté d'appréciation. Il jugera comme il l'entendra, Nous ne prétendons pas dire par là qu'un juge soucieux de ses devoirs puisse adopter un mode de décision basé sur sa seule fantaisie, nous dirons seulement qu'il devra rechercher dans sa raison et dans sa connaissance générale du droit les principes à appliquer au cas pendant devant lui. De quel secours ne lui sera pas dans cette hypothèse (et cette, hypothèse se présente chaque jour) une théorie générale bien établie et qu'il reconnaîtra pour conforme à la fois au but de notre science et aux conditions sociales dans lesquelles il exerce son ministère. Et, réciproquement, quelle ne sera pas

1. Aussi, ce n'est pas sans une certaine stupéfaction que l'on voit, au cours des travaux préparatoires du code civil français, le tribun Grenier déclarer que les principes de la science des conflits sont exprimés par l'art. 3 avec autant de précision que de vérité. (Locré, t. I, p. 601.)

2. Il serait très intéressant d'étudier, en les comparant, les méthodes d'interprétation suivies par les juges des différents pays. Ce sujet dépasse malheureusement les limites de cette étude,

l'influence positive d'une doctrine théorique qui pénètrera dans la vie juridique pratique par les mille petits canaux d'une jurisprudence quotidienne. Il peut y avoir là le principe d'une formation coutumière du droit international privé qui, une fois bien assise, arriverait à forcer la main au législateur le plus récalcitrant et réaliserait, bon gré, mal gré, l'unité si désirable de notre science.

II

Jusqu'ici le droit positif ne nous est apparu que comme serviteur du droit scientifique. Est-ce bien là sa seule mission, nous ne le croyons pas. Plus que personne, nous sommes convaincu de la nécessité d'une doctrine générale, mais encore pensons-nous que cette doctrine ne saurait suffire à tout. La théorie la meilleure que l'on puisse supposer ne laisse pas que d'avoir ses imperfections: elle est impuissante à établir une communauté de droit complète parce que, au nom des principes mêmes, il est certaines matières, nombreuses, considérables, qui doivent être abandonnées dans chaque pays au souverain particulier de l'Etat et à la législation positive. Ce sont les matières appelées généralement, en France et en Italie surtout, matières d'ordre public. Pour celles-là, non seulement en fait chaque Etat usera de son indépendance pour les règlementer à sa guise, mais en droit même on ne peut concevoir qu'il en soit autrement. Tant que l'on admettra comme nécessaire l'existence d'Etats séparés et respectivement indépendants, force sera bien d'admettre que chaque souverain a le droit de pourvoir dans ses domaines au

1. On nous reprochera peut-être de raisonner toujours, comme s'il existait déjà une théorie générale universellement approuvée. Mais, outre que cette perspective ne nous semble nullement une utopie, il faut remarquer qu'en supposant même plusieurs théories en présence également puissantes, la situation ne serait modifiée qu'en un point, c'est que le juge se rallierait à celle qui lui semblerait la meilleure. Nous ajouterons aussi que l'épreuve, à laquelle ces diverses théories seraient soumises en pratique, permettrait de les bien juger et aboutirait rapidement à éliminer en fait celles qui en droit méritent de disparaitre. L'important est donc que le juge se dégage franchement de ses préjugés traditionnels et consente à trancher de sa propre autorité les conflits qui lui sont soumis.

maintien de l'ordre public dans la mesure et de la façon qui lui paraîtront les plus convenables 1.

A cet égard done, une communauté de droit est impossible au point de vue juridique comme au point de vue du fait. Qu'en résultera-t-il au point de vue spécial de notre science? Le voici ici comme ailleurs, les divers pays pratiqueront des institutions diverses; de cette diversité naîtront des conflits fréquents, et ces conflits, en raison de leur origine, porteront ce fatal caractère d'être insolubles, irréductibles. Comment les résoudre, en effet, puisque l'existence d'une loi commune de solution est ici incompatible avec la nature des institutions juridiques dont il s'agit? comment supposer établi un ordre de préférence et d'application entre des lois dont le caractère commun est d'être absolues et exclusives? L'admission par un Etat de l'autorité d'une loi étrangère est sur ce terrain une faute et presque un crime; quant à la situation, d'un tiers Etat ayant à choisir entre deux lois étrangères, elle est sans issue, puisqu'il ne peut avoir de raison de choisir entre deux lois, l'une et l'autre exclusives.

La pratique ne paraît pas avoir saisi bien exactement la situation sur ce point et parfois on la voit s'obstiner à vouloir concilier des idées inconciliables. La matière de la compétence nous offre un exemple frappant de ces aberrations. Pour qui consent à réfléchir un moment, il est évident que la matière de la compétence est matière d'ordre public. Cela est frappant, surtout lorsque l'on considère la compétence internationale. Déterminer la mesure dans laquelle les étrangers

1. Ce point est encore un de ceux sur lesquels nous ne pouvons admettre les idées si vivement exposées par M. Jitta dans son ouvrage sur la Méthode. M. Jitta reproche aux doctrines générales leurs lacunes et condamne pour cette cause la méthode universelle qui les produit. A plusieurs reprises notamment, il taxe d'impuissance la doctrine italienne de la nationalité parce qu'elle ne peut pas résoudre les conflits de nationalité. Pour lui, le droit international doit établir une harmonie complète; aussi le considère-t-il, non seulement comme la science de la solution des conflits, mais comme une sorte de législation supérieure à laquelle les diverses lois nationales doivent se conformer. C'est faire bon marché de l'indépendance des Etats en matière législative, aussi nous borneronsnous, jusqu'à plus ample informé, à voir dans notre science, suivant l'expression pittoresque de M. Jitta, une simple guillotine à conflits et nous résignerons nous à admettre qu'elle ne peut résoudre toutes les difficultés internationales d'ordre privé.

auront accès auprès des tribunaux du pays, c'est bien ordonner la justice, procéder à son organisation, et il apparaît clairement que l'organisation de la justice intéresse l'Etat de trop près pour que l'on hésite à reconnaître aux lois qui la concernent le caractère de lois d'ordre public. Et cependant, en doctrine et en pratique, on paraît croire qu'une communauté de droit est possible sur ce point; on pose des règles générales, on décide que, dans telle hypothèse, tel tribunal est compétent, non pas par interprétation de lois particulières, mais par application de prétendus principes supérieurs et généraux. C'est rendre un mauvais service à la cause du droit international privé que de vouloir étendre son autorité à des matières pour lesquelles elle n'est manifestement pas faite1. Quel Etat soucieux de ses devoirs se pliera jamais à l'application d'une loi de compétence étrangère, différente de celle qu'il a jugée lui-même la plus propre à assurer dans ses domaines une bonne administration de la justice? Son droit à cet égard n'est-il pas absolu et son devoir ne l'oblige-t-il pas à méconnaître toute loi qui n'est pas la sienne? Toute tentative d'établissement d'une doctrine commune sur ce point, toute édification d'une loi internationale de compétence est par avance condamnée à l'insuccès comme contraire aux principes fondamentaux du droit international lui-même. Telle est notre appréciation, et l'on conviendra que jusqu'ici la pratique ne lui a que trop donné raison. Pour avoir voulu règlementer ce qui doit être laissé au pouvoir particulier de chaque Etat, elle a simplement abouti, après de stériles discussions, à une confusion à peu près complète.

La matière de la compétence est loin d'être la seule qui soit entièrement territoriale. Sans parler des dispositions particulières d'ordre public dont la considération importe peu au sujet que nous traitons, on rencontre bien d'autres matières tout entières d'ordre public. Le droit pénal international d'abord, que nous ne citerons ici que pour mémoire, puis dans la matière du droit civil, la nationalité 2, le domi

1. Ces considérations montrent que c'est en vain que l'on tente, comme Savigny, de rattacher la compétence législative (droit international) à la compétence judiciaire (droit national), on arrive par là, ou à méconnaître le véritable caractère des lois de compétence, ou à asservir le droit international au droit positif.

2. La nationalité est précisément signalée par M. de Bar comme un

cile', la condition des étrangers, les lois sur la procédure et Texécution des jugements. Ce sont tout autant de théories dont la règlementation rentre dans les attributs essentiels de l'Etat, et relativement auxquelles on ne conçoit pas qu'une loi étrangere puisse substituer son autorité à celle de la législation nationale.

Voici donc toute une série de cas (et elle est fort nombreuse), pour lesquels l'uniformité, cette première et grande qualité de toute règle internationale, ne peut être obtenue qu'à l'aide du droit positif. Par le moyen de lois nationales reposant sur des principes semblables, ou mieux encore par le moyen de traités internationaux aussi généraux que possible, on arrivera à un résultat que la meilleure doctrine scientifique est impuissante à atteindre. En face de la considération de l'ordre public, celle-ci ne peut que désarmer et laisser chaque Etat maître d'édicter séparément et par là même arbitrairement les lois qu'il juge indispensables à sa propre conservation. Mais rien n'empêche que, à l'aide de mesures convenues et calculées de façon à satisfaire aux exigences légitimes de chacun, on obtienne sur ce point encore un droit commun qui demeurera, comme l'est actuellement en ces matières le droit particulier de chaque Etat, une barrière devant laquelle l'application de la loi compétente devra s'arrêter, mais qui présentera par son uniformité cet immense avantage de couper court aux surprises que peut actuellement produire la variété que l'on observe dans la législation des divers Etats. A défaut de communauté de droit naturelle, on peut arriver ainsi à une communauté de droit artificielle rendant les mêmes services et ne différant de la première que par une moindre stabilité.

point particulier sur lequel l'influence des traités pourrait utilement s'exercer (Th. und Praxis, t. I, p. 15). Cependant cet auteur (t. I, p. 259 et suiv.) reconnaît des principes généraux en matière de conflits de nationalité sans se dissimuler, du reste, les difficultés que l'on éprouve à les faire passer dans la pratique des diverses nations. C'est déjà aller trop loin. Que les divers législateurs s'inspirent dans leurs règlementations respectives de principes libéraux et favorables, cela est possible et souhaitable, mais on ne peut, sans méconnaître le droit essentiel de chaque Etat, les ranger dans le droit international proprement dit, ni y puiser dans le silence de la loi positive la solution d'un conflit de nationalité.

1. On s'occupe peu des conflits relatifs au domicile. Il est possible, cependant, qu'il y ait opposition entre deux lois sur cet objet et les conflits qui s'élèvent alors présentent les mêmes difficultés que ceux qui sont relatifs à la nationalité. (V. de Bar, t. I, p. 160 et suivantes.)

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