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LETTRE DE M. RACINE

A L'AUTEUR DES HÉRÉSIES IMAGINAIRES

ET DES VISIONNAIRES.

MONSIEUR,

Je vous déclare que je ne prends point de parti entre M. Desmarêts et vous; je laisse à juger au monde quel est le visionnaire de vous deux. J'ai lu jusqu'ici vos lettres avec assez d'indifférence, quelquefois avec plaisir, quelquefois avec dégoût, selon qu'elles me sembloient bien ou mal écrites. Je remarquois que vous prétendiez prendre la place de l'auteur des petites lettres ; mais je remarquois en même temps que vous étiez beaucoup au-dessous de lui, et qu'il y avoit une grande différence entre une Provinciale et une Imaginaire. 2

1 Ce sont les Lettres au provincial, du célèbre Pascal, auxquelles Pierre Nicole eut beaucoup de part. Il revit, à ce qu'on prétend, la première avec M. Arnauld, et corrigea seul la seconde, la huitième, la treizième, et la quatorzième; on ajoute qu'il fournit à Pascal le plan des neuvième, onzième et douzième, et les matériaux des trois dernières lettres. Mém. pour servir à l'hist. des hommes illust. tom. XXIX, pag. 304.

2 M. Nicole fut, à ce qu'il paroît, fort sensible à ce reproche, puisqu'il se donna la peine d'y répondre.

« Il y en avoit qui les égaloient aux Provinciales (les Vision

Je m'étonnois même de voir le Port-Royal aux mains avec MM. Chamillard' et Desmarêts 2. Où est cette fierté, disois-je, qui n'en vouloit qu'au pape, aux archevêques, et aux jésuites? Et j'admirois en secret la conduite de ces pères, qui vous ont fait prendre le change, et qui ne sont plus maintenant que les spectateurs de vos querelles. Ne croyez pas pour cela que je vous blâme de les laisser en repos. Au contraire, si j'ai à vous blâmer de quelque chose, c'est d'étendre vos inimitiés trop loin, et d'intéresser, dans le démêlé que vous avez avec Desmarêts,

naires), et ils avoient grand tort, y ayant un tour et un génie dans les Provinciales auquel personne n'arrivera peut-être jamais. D'autres croyoient faire un reproche bien sensible à l'auteur de ces lettres, que de lui dire qu'il se donnât bien de garde de croire que ces Imaginaires fussent égales aux Provinciales; et ils avoient tort aussi, parceque, d'une part, cet avis étoit fort inutile à son égard, n'en ayant jamais eu la moindre pensée, et que, de l'autre, on peut écrire utilement pour l'église sans arriver à la perfection des Provinciales. » Avertissement des Imaginaires, édit. de 1667, tom. I, pag. 14.

* M. Chamillard étoit un docteur de Sorbonne, auquel Barbier d'Aucour adressa quelques lettres dont nous aurons bientôt ́occasion de parler.

C'étoit Jean Desmarêts, 'sieur de Saint-Sorlin, bel esprit du dix-septième siècle, l'un des premiers membres de l'académie françoise; le plus fou, dit-on, de tous les poëtes, et le meilleur poëte qui fût entre les fous. Bibliothèque françoise, tom. XVII, pag. 419. Il fut chancelier de l'académie françoise depuis le 13 mars 1634 jusqu'au 11 janvier 1638.

cent autres personnes dont vous n'avez aucun sujet de vous plaindre.

Et qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de commun avec le jansénisme? Pourquoi voulezvous que ces ouvrages d'esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ? Faut-il, parceque Desmarêts a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d'en faire? Vous avez assez d'ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux? Oh! que le provincial étoit bien plus sage que vous! Voyez comme il flatte l'académie, dans le temps même qu'il persécute la Sorbonne 2. Il n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les

Le roman dont il s'agit ici est Ariane, ouvrage bizarre, dans lequel l'auteur s'écarta des idées de vertu qu'on représentoît alors dans ces sortes de productions; ou Roxane, dont Desmarêts ne publia que la première partie.

Nous ne donnerons point ici la lista de toutes les œuvres dramatiques de Desmarêts. La seule de ses pièces qui ait survécu à l'oubli dans lequel elles sont aujourd'hui plongées, est la comédie des Visionnaires, qui fut regardée dans le temps comme un chef-d'œuvre, et qui ne peut guère' servir aujour'd'hui qu'à donner une idée du caractère de son auteur; on y trouve cependant des scènes assez comiques, et une versification supérieure à celle du temps.

Il est à remarquer que cette comédie est la première dans laquelle on trouve la critique de différents ridicules, et qu'elle est la seconde dont l'action se passe dans l'espace des vingt quatre heures.

2 C'est dans la réponse du provincial aux deux premières

bras; il a ménagé les faiseurs de romans; il s'est fait violence pour les louer: car, Dieu merci, vous ne louez jamais que ce que vous faites. Et, croyez-moi, ce sont peutêtre les seules gens qui vous étoient favorables.

Mais si vous n'étiez pas content d'eux, il ne falloit pas tout d'un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots « d'empoisonneurs publics, ét de gens horribles parmi les chrétiens.» Pensez-vous que l'on vous en croie sur votre parole? Non, non, monsieur, on n'est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius; cependant pas encore.

on ne vous en croit

Mais nous connoissons l'austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poëtes; vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Hé, monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde : ne réglez point

lettres de M. Pascal que se trouve le passage que Racine a eu en vue. « Voici, dit-il, ce que m'en écrit un de messieurs de l'académie, des plus illustres entre ces hommes tous illustres, qui n'avoit encore vu que la première. Je voudrois que la Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu M. le cardinal, voulût reconnoître la juridiction de son académie françoise. L'auteur de la lettre seroit content, etc. » Pag. 27 et 28.

I Expressions tirées de la première Visionnaire.

les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps. Laissez-le juger des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le, si vous voulez, d'aimer les bagatelles, et d'estimer ceux qui les font; mais ne leur enviez point de misérables honneurs, auxquels vous avez renoncé.

Aussi-bien il ne vous sera pas facile de les leur ôter. Ils en sont en possession depuis trop de siècles. Sophocle, Euripide, Térence, Homère, et Virgile, nous sont encore en vénération, comme ils l'ont été dans Athènes et dans Rome. Le temps, qui a abattu les statues qu'on leur a élevées à tous, et les temples même qu'on a élevés à quelques uns d'eux, n'a pas empêché que leur mémoire ne vînt jusqu'à nous. Notre siècle, qui ne croit pas être obligé de suivre votre jugement en toutes choses, nous donne tous les jours des marques de l'estime qu'il fait de ces sortes d'ouvrages, dont vous parlez avec tant de mépris; et, malgré toutes ces maximes sévères que toujours quelque passion vous inspire, il ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l'on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands génies de l'antiquité.

Vous croyez, sans doute, qu'il est bien plus honorable de faire des Enluminures, des Chamillardes 2 2, et des

1 Ce sont les titres de quelques livres que MM. du Port-Royal écrivoient en ce temps-là contre leurs adversaires.

2 Les Chamillardes, lès Gaudinettes, étoient cinq lettres écrites par M. Barbier d'Aucour contre la signature pure et simple du

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