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CHAPITRE PREMIER.

Première cause des sophismes.

INTÉRÊT SÉDUCTEUR RECONNU POUR TEL PAR CELUI QUI S'Y LIVRE.

UN

N homme public estcontinuellement soumis à l'influence de deux intérêts distincts, l'intérêt général et l'intérêt privé.

L'intérêt général est constitué par sa participation au bonheur de la Communauté entière : l'intérêt privé, par la part qu'il a dans les avantages d'une fraction de la Communauté. Cet intérêt privé peut aller en se resserrant jusqu'à n'être que son intérêt personnel.

Or, dans un grand nombre de cas, ces deux intérêts ne sont pas seulement distincts, ils sont entièrement opposés; au point que le même individu ne peut s'attacher à la poursuite de l'un qu'en faisant le sacrifice de l'autre.

Prenez pour exemple l'intérêt pécuniaire. L'homme public qui a entre ses mains la disposition du revenu de l'État, trouveroit son intérêt personnel à augmenter, autant que possible, le produit des impôts, et à le tourner à son avantage : l'intérêt général, au contraire, y compris le sien autant qu'il est uni à celui de de la Communauté, demande que les impôts soient réduits à leur moindre terme, et que leur Administrateur n'en puisse pas détourner la plus foible partie à son avantage personnel.

Prenez pour autre exemple le pouvoir. L'homme public, entant que Prince, Ministre ou Magistrat, trouveroit son intérêt privé et personnel, à l'extension de sa puissance, aux dépens de la liberté publique, jusqu'au point où toute résistance à son autorité seroit inpossible. L'intérêt général, au contraire, y compris celui des gouvernants eux-mêmes, entant qu'il est uni à celui de la Communauté, est de limiter le pouvoir le plus qu'il est possible, sans nuire à son efficacité pour faire le bien, c'est-àdire, de réduire à son moindre terme le sacrifice de la liberté individuelle..

A considérer, non un certain moment de la vie d'un individu, mais sa totalité, on peut affirmer qu'il n'est point d'homme qui, autant que la chose dépend de lui, ne sacrifie la part qu'il a dans l'intérêt général à son intérêt privé ou personnel. Tout ce que peut l'homme vertueux, l'homme attaché sincèrement au bien public, c'est de s'arranger de manière que són intérêt personnel soit d'accord avec l'intérêt général, ou du moins qu'il lui soit aussi peu contraire que possible.

Si c'est là un vrai sujet de plainte et de regret, si cet ascendant de l'intérêt privé sur l'intérêt public est un mal, il n'en est pas moins important de le connoître, puisqu'il existe, et que les lamentations des Moralistes ne changent point la nature des choses. Il importe surtout au Législateur de ne pas se tromper sur la disposition naturelle du cœur humain, de prendre ses mesures sur ce qui est, et de calculer la résistance qu'il doit vaincre.

Mais plus on se forme des notions justes à cet égard, plus on est convaincu que cet ascendant de l'intérêt personnel sur un intérêt plus étendu, n'est point un sujet légitime de plainte. Tout au contraire; car la continuation de chaque espèce et la conservation de chaque individu sont attachées à ce sentiment de préférence que chacun se donne à soi-même. La nature a voulu que l'intérêt personnel fût notre premier régulateur. C'est lui qui veille à la sûreté de chaque individu ; c'est lui qui fait aller de concert les besoins et les attentions pour y pourvoir; c'est lui qui nous fait sortir de la dépendance d'autrui, et qui exécute spontanément cette multitude infinie'de mouvements nécessaires, qui cesseroient à l'instant, si ce ressort venoit à s'arrêter.

Supposez, pour un moment, un ordre de choses contraire à celui qui existe, c'est-à-dire où chacun voulût préférer le public à soi-même, la conséquence nécessaire conduit à un état aussi ridicule en idée, qu'il seroit désastreux dans la réalité.

Le mal est que, dans plusieurs cas, l'intérêt personnel prévalant sur l'intérêt général, produiroit des effets nuisibles jusqu'à l'excès: c'est là ce qui nécessite l'intervention du Législateur. Il crée, par l'application des peines et des récompenses, un intérêt factice qui l'emporte sur l'intérêt naturel.

Quelle est en effet la supposition de la loi? - La loi suppose que de la part des individus, ily a un intérêt personnel qui, mis en concurrence avec l'intérêt public, l'emporteroit sur ce dernier, si on ne donnoit à celui-ci l'appui de de la force légale.

Si on agissoit d'après une supposition contraire à celle-là, quelle en seroit la conséquence? -C'est que l'emploi des peines et des récompenses seroit un moyen inutile et superflu, et qu'au lieu de lois appuyées sur une sanction pénale, de simples conseils, de simples recommandations, suffiroient toujours pour déterminer les hommes à obéir au Législateur.

Il s'ensuit de-là que dans toutes les circonstances où une classe d'hommes est intéressée à la création ou à la conservation d'un système d'abus, quelque criant qu'il soit, on peut prédire, sans crainte de se tromper, que cette classe d'hommes sera toujours portée à étendre ce système et à le maintenir; que ce sera le but constant de ses efforts, et que dans le choix des moyens, on n'aura égard qu'au succès qu'ils promettent, sans aucun autre scrupule de sincérité ou de probité que ce qu'il en faut pour ne pas exposer sa réputation, ou ne pas provoquer une trop forte résistance.

Cette ligue, produite par une communauté d'intérêt dans un abus, est de toutes les ligues la plus naturelle et la plus difficile à rompre. Elle se fait sans négociation, elle se maintient sans correspondance. Il n'y a point de Chef, et tout suit la même impulsion. Tous les atômes du parti s'arrangent vers ce centre par une attraction commune.

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Ceux qui composent cette ligue ne se bornent pas à défendre les abus dont ils profitent : ils se portent également avec zèle à en défendre plusieurs dont ils ne retirent aucun profit im

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