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ces deux ordres, vous pressentirez les luttes qui doivent naître, et vous anticiperez l'arrivée du tyran qui doit les subjuguer tous les deux.

Triste vérité, dira-t-on déplorable révélation de la nature humaine ! Je conviens qu'elle n'a rien de flatteur pour l'amour-propre, mais elle ne conduit ni à la misanthropie ni au découragement, puisqu'on voit que la plus grande partie des actions humaines. est conduite innocemment et utilement par le seul intérêt privé, et que, dans la plupart des cas où il seroit dangereux, il est contenu par les lois, par la prudence, par la bienveillance, par la Religion. Qu'il

ait des hommes puissants qui, au lieu de détruire Ics abus, ne s'appliquent qu'à les maintenir; qu'il y ait des corporations ou des classes qui aient attaché leur existence à des institutions malfaisantes, c'est un grand mal sans doute, mais ce n'est point un mal sans espoir; son remède est dans le progrès des lumières, et dans une législation qui, en s'éclairant, tend sans cesse à mettre plus d'harmonie entre l'intérêt public et les intérêts privés (1).

(1) Voyez sur la perfectibilité, Traités de Législation. T. III, p. 389. Vue prospective, etc.

CHAPITRE II.

Seconde cause des sophismes.

PRÉJUGĖS FONDÉS SUR UN INTÉRÊT SÉDUCTEUR QUI AGIT A L'INSÇU DE CELUI QU'IL

GOUVERNE.

SI notre intérêt influe sur nos actions, il n'influe pas moins sur notre entendement : mais cette influence n'est pas toujours si manifeste dans le second cas que dans le premier. Un motif séducteur me porte à faire une mauvaise action que je reconnois pour telle: un motif séducteur me fait adopter une opinion erronée que je prends pour vraie. Il n'y a point de méprise dans le premier cas; il y a méprise dans le second. Mon entendement est dans un état d'erreur.

Mais se peut-il que les motifs qui agissent sans cesse sur l'esprit d'un homme, soient un secret pour lui-même ?

Oui, certes, cela se peut. Rien de plus aisé, rien de plus commun, disons plus ce qui est rare, ce n'est pas de les ignorer, c'est de les connoître. Il en est de l'anatomie et de la

physiologie de l'ame, si je puis parler ainsi,

comme de l'anatomie et de la physiologie du

corps. Il y a aussi peu de personnes instruites dans l'une de ces sciences que dans l'autre, et même la science qui concerne les fonctions intellectuelles est bien moins étudiée que celle qui s'attache à l'organisation physique. La physiologie du corps a ses difficultés sans doute, mais ces difficultés sont bien peu de chose, si on les compare à celles qui s'élèvent de toutes parts pour retarder nos progrès dans la physiologie de l'ame.

Entre deux individus placés dans un état d'intimité, chacun d'eux démêle mieux peutêtre les vrais motifs qui font agir son associé, qu'il ne pénètre les siens propres. Combien de femmes connoissent mieux les mouvements les plus cachés du cœur de leur mari, qu'elles ne se connoissent elles-mêmes !

Tout cela s'explique aisément. Nous avons un intérêt très-vif à bien discerner les motifs qui gouvernent les personnes dont nous dépendons plus ou moins pour le bonheur de notre vie.

Avons-nous le même intérêt à discerner nos propres motifs? Non, cela ne meneroit à rien, ni pour le profit, ni pour la jouissance? Au contraire cet examen seroit plus souvent une source de mortification que de satisfaction,

même pour un individu dont la conduite morale est au niveau de la vertu commune : car un homme pervers est forcé de se faire un masque pour lui-même comme pour les autres.

D'où vient donc que l'étude de nos vrais motifs nous seroit en général désagréable? — C'est que dans la société, les motifs personnels sont constamment l'objet du blâme, ou du moins n'obtiennent presque jamais de l'approbation. On la réserve toute pour les motifs sociaux ou demi-sociaux (1). Ils font le sujet de tous les panégyriques; c'est par-là qu'on exalte tel ou tel caractère : c'est-là ce qui concilie la faveur publique. Veut-on peindre des hommes estimables et aimables? toutes leurs actions sont attribuées à la bienveillance l'esprit public: l'éloge de leur désintéressement est dans toutes les bouches. Leur vie n'est qu'une suite de sacrifices de leur propre bonbeur à celui des autres. Veut-on décrier un individu? veut-on lui enlever la grâce et la fleur de ses actions? on s'attache à leur controuver des motifs qui leur donnent la teinte de l'égoïsme? il ne fait plus le bien que pour lui-même, il n'a en vue que son propre avantage, et ses

a

(1) Voyez Traités de Legislation. Ch. VIII. T. II. P. 264.

vertus spécieuses n'ont tout au plus que le mérite d'un calcul utile à ses intérêts.

D'après cette distribution de la louange morale, il s'ensuit qu'un individu ordinaire qui veut examiner de près ses motifs, ne tarde pas à s'apercevoir qu'il n'y a que la plus petite partie de ses actions qu'il puisse de bonne foi rapporter à ces causes aimables, à ces principes exaltés, à ce dévouement généreux qui fait les belles ames : et bientôt il repousse avec répugnance un miroir qui, au lieu de lui présenter des traits radieux, ne lui offre qu'une image de lui-même assez peu attrayante. Il y aura sans doute à cet égard beaucoup de différence entre différents individus.

1. L'égoïste, c'est-à-dire l'homme qui en s'observant lui-même ne peut rapporter aucune de ses actions à des motifs purement sociaux, sera très- disposé à croire que ces motifs n'existent point, et que tout ce qu'on en dit, n'est qu'illusion ou hypocrisie. Ne trouvant aucune source de satisfaction dans l'examen de son cœur, il s'en dédommage en applaudissant à son intelligence. « Tous >> ceux qui agissent par d'autres considéra>>tions que le moi sont des dupes et des im>> bécilles bonnes gens, qu'il est utile de

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