à celle de mille autres mises ensemble, ne doit pas être privé d'un seul denier, sans avoir reçu d'avance un équivalent; — mais cet équivalent d'où viendra-t-il? de quel fonds sera-t-il tiré ? Les Législateurs ont oublié de le dire. Folie et contradictions à part, le but de cet article étoit d'assurer une indemnité à tout propriétaire lorsqu'on disposeroit de sa propriété pour un objet de bien public. Le règlement de ces indemnités est une de ces questions de détail qui présentent plusieurs problèmes difficiles, mais dont on peut obtenir la solution, si l'on prend la peine de comparer les intérêts de toutes les parties. Il faut distinguer entre les propriétés qui peuvent s'évaluer et celles dont l'évaluation est toujours incertaine ; il est des objets qui ont une valeur d'affection, par exemple, une maison de campagne, un jardin d'ornement. Si on les prenoit pour une route, en se bornant à en payer la valeur intrinsèque ou ordinaire, le propriétaire n'auroit point reçu un équivalent; il seroit en perte. Il est vrai que les Législateurs prescrivent que l'indemnité soit juste, mais ce n'est là qu'une épithète déclamatoire, beaucoup trop vague pour servir d'ins truction. Se sont-ils entendus eux-mêmes quand ils disent que pour priver un homme de sa propriété, il faut que la nécessité publique l'exige évidemment ? Que veut dire ce mot Nécessité? Peut-il y avoir nécessité à faire de nouveaux chemins, de nouveaux ponts, de nouvelles places dans une ville, de nouveaux canaux pour le commerce? Si une nation a existé tant de siècles en se contentant de la navigation des rivières, sera-t-il nécessaire à la continuation de son existence de construire de nouvelles routes d'eau artificielles? Il est manifeste que dans tous ces cas il s'agit de convenance et non de nécessité. Il y aura toujours avantage d'une part et désavantage de l'autre. Mais que seroit-ce qu'un avantage de commerce contre un droit sacré et inviolable? Il faut donc renoncer à tout projet de bien public, parce que la nécessité n'en est pas démontrée. Voilà pourtant une conséquence nécessairement renfermée dans ces termes de la déclaration. On me dira que cela n'étoit pas dans l'intention des Législateurs François; je le crois. Mais quelle justification pour eux! ils n'ont jamais voulu dire ce qu'ils ont dit; pour corriger leur déclaration, il faudroit à peu près nier tout ce qu'elle affirme, et affirmer tout ce qu'elle nie. CONCLUSION. COMMENT OMMENT se peut-il que l'élite d'une nation, éclairée, que l'Assemblée Nationale de France, ayant dans son sein un grand nombre de Jurisconsultes exercés, de Savants distingués, d'Écrivains célèbres, ait pu produire sur les principes. fondamentaux du Gouvernement, une rapsodie. si incohérente, si méprisable et en même temps. si dangereuse ? Les Savants de la même nation avoient produit, peu d'années auparavant, une révolution. complète dans une des sciences les plus difficiles. La Chimie leur étoit redevable d'un système philosophique si bien lié, si bien démontré, que les préjugés avoient été vaincus, et que l'Europe l'avoit adopté avec admiration. et reconnoissance. Si les François ont eu des succès si différents en Chimie et en Législation, c'est qu'ils ont procédé bien différemment dans l'une et dans l'autre. La Chimie étoit le domaine exclusif d'un petit nombre de Savants qui consacroient leur vie à cet objet, et qui, après avoir fait une. experience, la répétoient de mille manières pour s'assurer de ses résultats et ne pas se tromper sur les premières apparences. Dans la Chimie, il n'y a pas d'appel aux passions. Point de préjugés violents, point de vengeance et de haine, point d'esprit de parti. On ne peut pas dire aux hommes croyez, il faut leur dire, voyez. La Chimie a des termes techniques qui arrêtent les ignorants et distinguent les initiés. La Législation n'en a point. Ces mots lois droits, sûreté, liberté, propriété, puissance souveraine, on croit les comprendre; on s'en sert avec confiance, sans se douter qu'ils ont une foule d'acceptions différentes, et qu'employer ces termes sans en avoir des idées justes, c'est marcher nécessairement d'erreur en er reur. Chacun connoît son ignorance en Chimie ; on ne rougit pas de l'avouer mais tout le monde sait un peu de Morale et de Législation; et c'est ce peu qui trompe les hommes: ce peu qu'ils savent les engage à prononcer témérairement sur ce qu'ils ne savent point. La première faute des Législateurs François fut de commencer par la fin, de statuer des propositions générales, sans faire attention aux lois particulières qui y étoient renfermées. Généralisation précipitée! -grand achoppement de la vanité humaine, écueil sur lequel plus d'un homme de génie a fait naufrage, obstacle funeste qui a si long-temps arrêté le progrès des Sciences. Le Parlement d'Angleterre a toujours manifesté une répugnance extrême contre les propositions abstraites, contre ce qu'on appelle principes généraux. Cette défiance est bien raisonnable. C'est la crainte de voir introduire dans les questions des choses qui ne leur appar tiennent pas ; c'est l'appréhension de s'engager plus qu'on ne veut, et de se trouver ensuite enveloppé dans des contradictions inevitables. On peut voir dans les journaux de cette époque comment fut accueilli l'un des Orateurs qui avoient le plus d'ascendant , pour avoir osé proposer le renvoi de cette exposition des droits jusqu'à ce que la Constitution fût achevée. Mirabeau, qui avoit été l'un des promoteurs inconsidérés de ce travail, voulut y renoncer lorsqu'il en eût vu les difficultés ; mais la majorité de l'Assemblée rugit de colère quand il leur prédit, de sa voix tonnante, que leur déclaration des droits ne seroit que « l'almanach d'une telle année (1). » (1) Courrier de Provence, n.° XXVIII. XXIX. |