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C'est une branche dn sophisme précédent. On disoit par l'un, « nous voulons maintenir >> tout ce qui a été établi par nos ancêtres; » on dit par celui-ci : « nous refusons de faire » ce que nos ancêtres n'ont pas fait. »

Il est clair que cette objection, réduite à elle-même, n'a rien de commun avec le mérite ou le démérite de la mesure; et tend à la rejeter sans examen. Avec un tel argument, on auroit condamné tout ce qui a été fait jusqu'à présent; on condamneroit de même tout ce qui se fera dans la suite. Une maxime qui seroit fatale à tous les progrès de l'esprit humain dans tous les arts, dans toutes les sciences, peut-elle être bonne en politique, en législation?

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<< Mais, » dira un raisonneur subtil, «< ce » qui nous porte à faire, condamner une mesure » qui n'a point d'antécédent, c'est qu'il est à » présumer que si elle eut été bonne, elle se » seroit déjà présentée. Sa nouveauté est » contre elle, parce qu'on n'a pas attendu » jusqu'à présent à trouver ce qui est vraiment >>> utile. >>>

Rien de plus faible et même de plus faux qu'une telle présomption. Combien n'y a-t-il pas d'obstacles, soit politiques, soit naturels, qui ont pu empêcher la mesure quoique très

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convenable en elle-même, d'être présentée au législateur?

1. Si, toute bonne qu'elle est pour l'intérêt général, elle ne s'accorde pas avec les intérêts privés au les préjugés de ceux qui gouvernent, loin de s'étonner qu'elle n'ait pas été proposée plus tôt, il y auroit lieu d'être surpris qu'elle osât enfin se produire. Est-il besoin de demander, par exemple, pourquoi la Traite des Nègres a été soufferte si long-temps? Ne doit-on pas admirer, au contraire, que malgré tant d'intérêts opposés, son abolition ait été sollicitée avec une persévérance infatigable et enfin victorieuse ?

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2. Si la mesure proposée est du nombre de celles qui supposent un certain progrès dans les lumières publiques, ou un degré particulier de science, d'application et de talent, cette circonstance suffit rendre compte pour de ce qu'elle se présente si tard. La capacité de l'esprit humain s'étend par toutes ses déet plus il faut de connoissances ou de génie pour l'accomplissement d'un objet, moins il est probable qu'on ait pu l'atteindre dans une époque passée.

couvertes

Le développement du génie a trouvé plus d'entraves dans la législation que dans toutes

les autres sciences; ce seroit-là un beau sujet à traiter, mais il mèneroit trop loin. Il faudroit montrer qu'à chaque pas l'esprit humain a eu à lutter, avec des forces inégales, contre le despotisme d'une part et les préjugés religieux de l'autre. Il faudroit montrer surtout que les hommes de loi ont été, en général, ses plus grands ennemis; leur intérêt particulier les portant sans cesse à s'opposer à l'établissement d'un système clair et précis, uniforme et certain, par la même raison que les ouvriers s'opposent à l'invention des machines qui abrègent le travail, et rendent la maind'oeuvre moins chère.

LE

CHAPITRE IV.

LA PEUR DE L'INNOVATION.

E sophisme précédent tend à rejeter toute mesure nouvelle comme superflue. Celui-ci y ajoute l'idée de danger. Changement est un terme neutre, c'est-à-dire qui n'implique ni bien ni mal, et qui exprime simplement un fait. Innovation est un terme de blâme. Outre l'idée de changement, il présente à l'esprit un jugement anticipé que le changement en question renferme un mal ou un danger. Plus on est accessible aux impressions qui résultent du langage vulgaire, plus on est prêt à recevoir ce sophisme. Innovation devient synonyme de bouleversement, d'anarchie. L'imagination évoque des spectres, et la raison ne peut plus

agir.

Exposer la nature de ce sophisme, c'est le réfuter.

Si la seule nouveauté d'une mesure est une raison pour la condamner, cette même raison auroit dû faire condamner tout ce qui existe. Dire qu'une chose est mauvaise parce qu'elle est nouvelle, c'est dire que toutes les choses sont

mauvaises, du moins à leur commencement; car tout ce qui est ancien a été nouveau : tout ce qui est établissement a été innovation.

En adoptant ce prétendu argument, vous tombeż mille fois par jour en contradiction avec vous-même. Vous croyez le Parlement nécessaire au maintien de la liberté ; mais sous Henri III, vous auriez condamné l'institution des Communes. Vous professez un grand zèle pour la réformation; mais, sous Elisabeth, vous l'auriez combattue de toutes vos forces, Vous croyez que l'Angleterre a dû son salut à la révolution qui mit Guillaume III sur le trône; mais vous auriez défendu avec zèle la détestable cause de Jaques II, etc., etc. Il faut observer toutefois que ce sophisme n'est pas faux sous tous les rapports. Il y a dans la plupart des changements un mal certain qu'il est nécessaire de démêler.

Les choses établies vont, pour ainsi dire, d'elles-mêmes. On ne les change point sans un certain travail. Une loi nouvelle ne peut qu'éprouver quelque résistance de la part de ceux qui ne se gouvernent que par l'habitude, et peut produire des animosités et des contentions. Il n'est point de changement qui ne coûte quelque peine à ceux auxquels il impose de nou

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