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et s'il revendiquait pour l'homme une autorité maritale incontestée, il n'oubliait pas la défense de la femme, lorsqu'il s'agissait des droits de son cœur et de son amour. Lacretelle, à cet égard, cite les nobles paroles que Bonaparte prononça dans la discussion sur la mort civile: « Un article décidait que la mort civile emportait la dissolution du contrat civil du mariage et l'incapacité d'en contracter un nouveau: -«Il serait donc défendu, s'écriait Bonaparte, avec une éloquence émue, à une femme, profondément convaincue de l'innocence de son mari, de suivre, dans la déportation, peine à la fois humaine et utile, l'homme auquel elle est le plus étroitement unie? Ou, si elle cédait à sa conviction, à son devoir, elle ne serait plus qu'une concubine! Pourquoi ôter, à ces infortunés, le droit de vivre l'un auprès de l'autre, sous le titre honorable d'époux légitimes? La société est assez vengée par la condamnation. Tuez plutôt le condamné. Alors, sa femme pourra, du moins, lui élever un tombeau dans son jardin, et venir y pleurer. >>

Et Lacretelle ajoutait : « Un rapprochement douloureux se présente à la pensée. Ce maître de la France, qui en fut longtemps le bienfaiteur, devait aussi connaître le supplice de la déportation et l'espèce de mort civile qui en est la suite. Lui, qui avait exprimé, avec tant de noblesse, les devoirs de la femme, dans la catastrophe la plus cruelle qui puisse peser sur son époux, à quels tourments ne dût-il pas être livré, sur le rocher de Sainte-Hélène, lorsqu'il cherchait vainement, sur les flots de la Méditerranée d'abord et ensuite sur les eaux de l'Océan, le vaisseau qui eût conduit, vers lui, son épouse, remettant son fils chéri entre ses bras ! »

Ceux qui s'offusquent des louanges données à un

conquérant, ont prétendu que les discours de Bonaparte, dans les discussions du conseil d'État, tenaient leur vigueur, leur originalité et leur profondeur, de Locré, le rédacteur des procès-verbaux de ces admirables séances. Thibaudeau a répondu à ces dénigrements (t. II, de ses Mémoires): « C'est une erreur, dit-il; Locré rédigeait les procès-verbaux des séances et envoyait sa rédaction, imprimée en mi-marge, aux membres du conseil, afin qu'ils pussent les rectifier, s'il y avait lieu. Le secrétaire général ne se permettait pas d'autre licence, que celle de mettre, en état de supporter l'impression, quelques phrases, qui avaient parfois le négligé de la conversation. C'était, sans doute, ce qu'il faisait aussi, pour les opinions. du Premier Consul. Par sa rédaction, Locré a donné à tous les discours un style mesuré, grave, froid, uniforme, tel que peut-être l'exigeait la matière. Mais loin d'avoir flatté le Premier Consul, en le faisant parler, comme tous les autres, ses discours, par cette rédaction, ont, au contraire, en grande partie, perdu la liberté et la hardiesse de la pensée, l'originalité et la force de l'expression *. »

1. Locré de Roissy était né à Leipsick de parents français, en 1758. Il mourut à Mantes, en 1840. Son père possédait une manufacture de porcelaine, à la façon de Saxe, dans un des faubourgs de Paris. Il étudia le droit, se fit inscrire au Parlement de Paris, en 1787; puis il devint secrétaire de la commission chargée du classement des lois nouvelles, commission composée de Merlin et de Cambacérès. Il devint secrétaire rédacteur du conseil des Anciens en 1795, puis secrétaire général du Conseil d'État ne 1800.

2. De Broglie, au contraire, lorsqu'on lui parlait de Bonaparte, de cegénie qui devinait tout ce qu'il n'avait pas appris, répondait; « Il faut croire que j'ai joué de malheur, car à toutes les séances où j'ai assisté, je n'ai jamais entendu Bonaparte que disant des coquecigrues. Pourtant, M. Locré, le rédacteur des procès-verbaux, est un homme de la véracité duquel on ne peut pas douter, et j'avoue que, dans son livre, Napoléon parle souvent fort bien. » On mettra les choses au point, en se rappelant que M. de Broglie fut le gendre de Mme de Staël; et l'on sait l'inimitié qui séparait la célèbre femme, du Premier Consul.

Bigot de Préameneu, en parlant de Locré lui disait : «<

Personne n'a

Dans ces débats si compliqués, on s'étonne de l'absence de Merlin de Douai, « le prince des jurisconsultes », qui aurait dû être l'un des premiers appelé à ces délibérations. Bonaparte, à SainteHélène, a répondu à cette observation. « Si la personne de Merlin, disait-il, n'était pas présente parmi nous, son esprit y était. » Bonaparte, en effet, à qui Merlin inspirait une grande confiance, le faisait venir chaque fois qu'une question importante devait se traiter, et il mettait à profit sa vaste érudition et ses qualités éminemment pratiques. « Au conseil d'Etat, j'étais très fort, ajoutait l'exilé de SainteHélène, tant qu'on demeurait dans le domaine du code; mais dès qu'on passait aux régions extérieures, je tombais dans les ténèbres, et Merlin était alors ma ressource. Je m'en servais comme d'un flambeau; sans être brillant, il est fort érudit, puis sage, droit et honnête, un des vétérans de la vieille et bonne cause. » (Sainte-Hélène, 3 oct. 1816.)

V

Nul, on le sait, ne discernait mieux la valeur des hommes que Bonaparte, et le parti que l'on pouvait tirer d'eux. C'est à la Cour de cassation qu'il devait laisser Merlin, parce qu'il fallait, à ce moment-là, fixer la jurisprudence des tribunaux, ne point laisser dévier les sentences vers les coutumes abolies,

mieux connu que vous, n'a suivi plus exactement le mouvement, et je pourrais dire les nuances de la discussion. Chacun de ceux qui y ont pris part, n'a cessé d'admirer avec quelle précision, avec quelle clarté, avec quelle scrupuleuse fidélité, ses idées se trouvaient consignées dans le procès-verbal. Votre dernier travail sera, en quelque sorte, le complément de cette immense opération. » Bigot voulait parler de l'Histoire des délibérations du conseil d'État.

et faire respecter le nouveau droit écrit. Merlin était le juriste le plus propre à diriger cette œuvre immense et écrasante. Il avait, durant sa jeunesse, étudié le vieux droit jusqu'à satiété ; il en connaissait toutes les difficultés, toutes les rubriques. Pendant les quatorze années qui avaient précédé la Révolution, de 1775 à 1789,- tandis qu'il exerçait la profession d'avocat à Douai, il s'était donné tout entier à cette science difficile. Levé à quatre heures du matin, il s'enfermait aussitôt dans son cabinet, y travaillait, sans désemparer, jusqu'à l'heure des audiences, et l'audience terminée, il revenait chez lui et ne quittait point ses dossiers et ses livres, que son labeur quotidien ne fût achevé. Depuis la Révolution, il vivait à Paris, membre des grandes assemblées politiques, attaché par ses collègues aux commissions chargées de l'élaboration des codes. Dans la législation, rien ne s'était fait sans lui. Il connaissait donc, mieux que personne, les raisons qui avaient motivé les changements des lois, l'esprit nouveau dont elles étaient issues. Il avait suivi, au jour le jour, l'éclosion des principes maintenant appliqués, et pour en conserver la signification exacte et forcer les tribunaux à se rallier, tous unanimement, à la même jurisprudence, il y fallait ce grand esprit, travailleur obstiné, sagace et solide. C'est pourquoi Bonaparte ne voulut pas le distraire du poste où il l'avait placé avec intention. D'abord substitut de Bigot de Préameneu, au tribunal de cassation, il prit sa place, comme commissaire du gouvernement, près cette juridiction élevée, lorsque Bigot devint conseiller d'Etat. Cette influence sur les magistrats, cette autorité dans l'exposition des doctrines nouvelles, cette longue suite de thèses, toujours identiques à elles-mêmes, lui

conquirent une gloire durable. Ce fut la partie de sa vie, d'ailleurs, la plus pure, la plus utile, la plus indiscutée. Elle se perpétua même, au delà du temps de sa proscription, subie comme régicide, à la restauration des Bourbons . Ses conclusions étaient attendues, comme la dernière raison de la loi, et elles emportaient presque toujours la décision des juges.

Les opinions émises par les conseillers dans les discussions du Conseil d'État, et rapportées par Locré, sont le plus souvent d'une haute élévation de pensée. Maleville se distingua surtout dans la question du divorce. Voici ce que rapporte Locré sur la séance du 14 vendémiaire an X. C'est Maleville qui parle 2 :

1. Proscrit, il se réfugia en Belgique. Mais ni la Belgique, ni la Hollande, ni l'Angleterre, où il pensait débarquer, ne le voulurent recevoir. Il pensa se diriger alors vers les États-Unis ; mais le vaisseau, sur lequel il était monté, fit naufrage à Flessingue. Il put éviter la mort et revenir en Hollande. Le gouvernement de la France demanda sa nouvelle expulsion. Le prince, ému de ce malheur persistant, répondit noblement : « La mer me l'a rendu; je le garde. » Il rentra en France, après la Révolution de 1830, et reprit sa place à l'Académie des Sciences morales. Il passa les dernières années de sa vie dans une retraite obscure. Devenu presque aveugle, il trouvait encore des jouissances à se faire lire, par son secrétaire, quelques pages du Digeste. Il mourut le 28 décembre 1838.

2. Jacques, marquis de Maleville, était né dans le Périgord en 1741. Il mourut à Paris en 1824. Il fut d'abord avocat au Parlement de Bordeaux, puis il s'éloigna de la vie publique pour étudier à fond les lois romaines. En 1790, il était président du Directoire du département de la Gironde. En 1791, élu juge au tribunal de cassation. En 1795, membre du conseil des Anciens. Il se lia alors d'amitié avec Barbé-Marbois, Muraire et Portalis. En mai 1799, il cessa de faire partie des assemblées publiques. Mais, au Consulat, il fut au nombre des juges nommés par le Sénat au tribunal de cassation. Portalis a écrit de lui : « Promoteur éclairé de la puissance paternelle et de la liberté de tester, il chercha, en toute occasion, à concourir, par ses efforts, au rétablissement de cette magistrature domestique si favorable à la conservation des mœurs. Persuadé que les familles sont les éléments de la société, et que la bonne constitution de l'État dépend en grande partie de la bonne constitution des familles, repoussa de tout ses efforts le divorce et l'adoption. Il ne se contenta pas d'avoir concouru à la confection de la loi, il voulut en faciliter l'intelligence, et en assurer

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