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de mes ennemis n'est peut-être point implacable? Irritée contre le destin, je foulais aux pieds mes lauriers littéraires; ils semblaient se flétrir sous mes pas!

Si loin chercher l'honneur, pour y trouver des fers!

Je m'écriai Fortune! je me souviens de tes bienfaits, inspire ici un nouvel Aristide?... Pourquoi cet acharnement contre une femme que tout concourait à renfermer dans ses travaux scientifiques, contre l'auteur le plus paisible du monde? Jamais les sinistres desseins d'un persécuteur ne s'étaient montrés avec cette effrayante franchise...* Aussi il ne me restait plus qu'à

* Les premiers jours de mon emprisonnement, plusieurs lettres me furent adressées à mon domicile, avec invitation de donner des réponses précises. On offrit de payer à l'avance pour se procurer quelques horoscopes écrits de ma main ; le piége était d'autant plus grossier qu'une même personne reparut trois fois et sous trois costumes différens; elle s'efforça de séduire les gens de la maison où je demeurais pour les engager à recevoir ses dépêches. Une correspondance ainsi établie en prison aurait donné des armes à mes accusateurs. Déjà ils avaient employé un moyen perfide pour faire accroire que j'étais capable de faire usage de fausses qualités.

Un ancien militaire, se disant malheureux, eut recours à ma générosité les premiers jours d'avril 1821; il m'écrivait : « A Mademoiselle Lenormand, première dame d'honneur de l'impératrice Joséphine. >> Je répondis à l'inconnu que j'étais artiste ; que je ne pouvais lui présenter qu'un faible témoignage de ma générosité ; qu'il m'obligerait cependant d'accepter le don de bienveillance que je lui proposais. Si j'avais poussé la plaisanterie au point de signer : ci-devant attachée à la princesse, nul doute que mes ennemis ne m'eussent

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dire: Le passé, voilà mon Dieu; regarder en arrière est ma seule attitude...

fait condamner pour avoir usurpé des titres dont je n'étais pas revêtue. Le procureur du roi de Louvain osa dire, dans sa lumineuse péroraison, que j'avais fait usage de faux noms. Interrogé par moi à son tour sur ce qu'il prétendait entendre par ces mots. Ne vous appelez-vous pas Sibylle; votre ouvrage sur le congrès d'Aix-la-Chapelle, etc. porte ce titre; donc vous êtes passible, d'après la loi, d'encourir une double peine. « Pouvait-on pousser plus loin l'oubli des convenances; pouvait-on ainsi outrager la magistrature en fonctions? Ce trait seul pouvait caractériser M. VanderVekenack, et servir à prouver que j'étais d'avance une victime offerte en holocauste pour rassurer certaines gens. A défaut de l'ombre d'un délit, il fallait déverser sur moi le blâme; les agens secrets, qui circulaient dans le tribunal de Louvain, disaient hautement : « Cette femme se perd; elle prononce un discours trop énergique devant ses juges. » Un homme, bien connu pour être attaché à la police, ajoutait : « Sans doute elle veut réunir la Belgique à la France. Comment la souffre-t-on dans ce pays. Les auditeurs haussaient les épaules de pitié ; on devinait les intentions du persécuteur, en dépit de ses manœuvres, de ses injures, de ses délations, l'accusée continuera à être sage, elle bravera ainsi tous les provocateurs apostés et tous les interprètes salariés de la pensée. Ainsi parle l'auguste vérité.

MON INTERROGATOIRE.

Nulle expression outrageante ne s'échappa de ma bouche. La cause que je soutenais était trop noble pour admettre l'invective et l'injure ; j'étais trop forte pour avoir besoin d'un pareil secours, et trop certaine de mon innocence pour ne pas conserver un caractère de dignité et de modération incompatible avec l'intempérance du langage et la pompe frivole des déclamations.

CHAPITRE II.

QUE sont devenus les hommes qui semblaient me protéger la veille? je les cherche aujourd'hui ? mon infortune les épouvante, aucun n'ose m'approcher. Je suis opprimée, et ils me laissent sans secours. Toute consolation m'est ravie; la pitié seule s'arrête sur les bords de l'abîme où la malveillance vient de me plonger. J'ai quitté mes foyers, mes dieux pénates, je vivais en paix en France, sous la protection des lois. Ici, je suis captive, par suite d'une persécution clandestine, dont les auteurs ne se feront jamais connaître. Mais elle doit être tout-à-fait étrangère aux honorables personnes qui ont bien voulu m'accueillir... Telles étaient mes

pensées, à l'aurore de ce premier jour d'arrêt. Exté ́nuée de fatigue, je m'endors; je demeure quelques instans tourmentée par un songe; je m'éveille, je cherche autour de moi, doutant si les souvenirs de Morphée ne sont point une terreur panique; bientôt, certaine du contraire, j'ouvre les yeux, que le sommeil de la douleur referme malgré moi : trois fois j'essaie de me relever sur un bras, et trois fois je retombe sans avoir la force de me soutenir; une sueur froide inonde mon corps; je reste immobile et privée de sentiment; peu à peu je reviens à moi et dis: La foudre seule m'a séparée de mes amis, ce n'était qu'au dehors de la France que pouvaient éclater sur ma tête de semblables malheurs.

Le courage moral ne soutient pas toujours la force physique, j'avais trouvé, à l'entrée de cette maison d'arrêt, un concierge empressé qui, après m'avoir conduite sous les guichets, avait ouvert à grand bruit une effroyable grille, sur laquelle on croyait lire l'inscription du Dante. Les couleurs me manquent pour peindre l'horreur d'un aspect auquel mes regards étaient si peu accoutumés. Ce tableau hideux et touchant ajoutait encore à l'intérêt. Des femmes languissaient dans la misère et versaient des torrens de larmes; j'eus peine à contenir les miennes; pour la première fois sans doute, ces infortunées aperçurent ce sentiment de la compassion sur un visage humain. Je les vois encore, à mon apparition subite, essayer des paroles et ne trouver que des sanglots; puis, enhardies par mes conso

lations, raconter l'une après l'autre leurs communes douleurs.

En prison, on se repaît de toutes sortes de chimères; l'on invente, l'on conjecture, l'on combine, l'on se persuade presque que l'on peut compter sur des ressources qui n'existent peut-être que dans l'imagination; mais, quand l'édifice du bonheur s'élève, une seule réflexion suffit pour le détruire, et l'on trouve encore plus aisément des raisons de se désespérer, que l'on avait saisi celles de se flatter. Ainsi se passèrent mes premiers instans de réclusion.

Mon âme éprouva cependant un charme inexprimable et consolateur; j'étais, pour ainsi dire, entourée d'objets sublimes, qui me rappelaient à chaque instant la présence et l'immortelle puissance du Créateur, dont je me sentais plus rapprochée.

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Ce sentiment commençait à cicatriser les profondes blessures de mon cœur, à en adoucir l'amertume et à calmer l'inquiétude qui me dévorait. Entièrement isolée des prisonniers, ma chambre n'était consacrée

* Messieurs les vicaires-généraux du diocèse de Gand étaient captifs comme moi. Chaque matin ces honorables prisonniers célébraient les saints mystères. J'y participais de cœur, et d'autant plus facilement que la chapelle de la prison était pour ainsi dire voisine de la chambre que j'habitais. J'entendais au point du jour les paroles sacrées. Elles se retraçaient vivement à mon imagination. Je trouvais un certain charme d'offrir, dès l'aurore, mes pensées à l'Éternel. Le malheur est confiant, et Dieu seul connaissait la pureté de mon âme.

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