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je n'ai rien exigé. Si l'on avait exhibé un article de la loi qui défend à un écrivain, à un littérateur, à un savant, de recevoir, comme témoignage d'estime, une légère compensation pécuniaire pour le temps employé à communiquer ses lumières à d'autres, je passerais condamnation et je cesserais de demander à la cour la réforme du jugement de Louvain ; mais je ne crois pas qu'une pareille loi puisse exister chez aucun peuple réuni en société; et s'il est vrai que la loi est la raison écrite, une disposition législative aussi déraisonnable ne se trouvera nulle part où il existe des lois. Si l'on adoptait à cet égard les raisonnemens du tribunal de. Louvain, il s'ensuivrait qu'un avocat, un médecin, un architecte, un peintre, ne pourraient tirer aucun parti de leur science ou de leur art; il s'ensuivrait qu'un professeur de philosophie et de morale, qui a aussi des besoins comme homme pourrait périr d'inanition en débitant ses préceptes de vertu et de sagesse. Ces conséquences sont trop absurdes pour que je m'y arrête; mais il en est une autre que je ne puis passer sous silence: si j'ai enlevé déloyalement de l'argent aux témoins qui ont comparu et à qui je n'en ai point demandé, il devient avéré que les dons que j'ai reçus des mains qui tenaient le sceptre, des princes destinés à le porter et de personnages les plus éminens sont aussi des escroqueries, puisque ces princes ont eu les mêmes motifs que ceux pour lesquels on me condamne commc auteur. Cependant il n'est encore venu dans l'esprit d'aucun fonctionnaire de m'assigner en jugement pour avoir osé recevoir des témoignages aussi honorables, pour m'en être glorifiée et pour avoir fait éclater publiquement ma satisfaction; la valeur en est cependant bien plus considérable que quelques misérables sommes de dix et vingt francs qu'on me reproche et sur lesquelles on motive une condamnation.

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Si j'appelais (mais la discrétion fut toujours mon partage), si j'appelais, dis-je, une foule de hauts personnages à mon secours dans la position critique où je me trouve, je ne crois pas qu'ils rendissent un témoignage qui me fût défavorable. Ils ont tous vu

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que mes conseils ne tendaient qu'à leur bonheur, que la pratique des vertus les plus éminentes a toujours été l'objet de mes plus pressantes recommandations; ils diraient, j'en suis sûre, que mes conseils ont prévu beaucoup de fautes et d'erreurs ; et ils ne m'imputeraient point à crime d'avoir enveloppé mes préceptes sous des apparences qui pussent en adoucir l'austérité, et de leur avoir montré la vérité comme provenant d'une émanation supérieure, pour empêcher la révolte de l'amour-propre et le sentiment de l'imperfection humaine.

Le ministère public a cité trois arrêts ou jugemens qu'il prétend être identiques à ma cause : le premier est relatif à un individu qui vendait le secret de gagner aux jeux de hasard. Aucune déposition n'a fait mention d'une pareille circonstance dans mon procès. Le second, contre un prêtre qui exorcisait : ceci est encore plus étranger à la question que je traite ; enfin le troisième arrêt frappe une diseuse de bonne aventure, qui prétendait guérir les malades au moyen de certaines pratiques superstitieuses. Ici il y a plus d'analogie avec mon procès; mais il existe cependant cette différence, que je n'ai entrepris de guérir que les maladies de l'âme : c'est le but de tous les philosophes ; c'était celui de Socrate, et il a bu la ciguë! Il me semble que la partie publique, qui a été fouiller dans les recueils de la jurisprudence des siècles barbares, aurait pu s'appuyer aussi de ce jugement rendu à Athènes; sur ce point je ne lui aurais point répliqué. Que l'on m'accorde l'âme admirable, les vertus et le génie familier de Socrate, j'accepte le parallèle, et je ne me plaindrai plus de la condamnation de Lou

vain.

Je crois avoir prouvé suffisamment que l'article 405 du Code pénal ne m'était point applicable, et que rien ne ressemble moins à de l'argent escroqué que les honoraires que j'ai reçus des personnes qui me consultaient, honoraires que je n'ai pas même exigés. Je vais maintenant supposer gratuitementque l'article 479 du méme Code pût m'atteindre et motiver contre moi une condamnation de simple police. Voici comment cet article est conçu:

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«Seront punis d'une amende de 11 à 15 francs inclusivement... 7° les gens qui font le métier de deviner et pronostiquer, ou

«

d'expliquer les songes. Je rentre ici dans les chefs de l'accusation du ministère public, car il n'a prétendu voir en moi qu'une diseuse de bonne aventure. Toutes ses charges tendent à établir que jexerçais l'art de deviner. Comment donc a-t-il pu acquérir et obtenir du tribunal de Louvain l'application de l'article 405? C'est en confondant ce que la loi a distingué, en soutenant qu'une contravention qui n'emporte que la peine d'une faible amende était passible d'un emprisonnement d'un an au moins et de cinq ans au plus. Le ministère public et le tribunal de Louvain se sont évidemment trompés. L'article 479 est postérieur à l'article 405; donc il désigne une contravention qui n'avait pas été prévue par l'article 405; donc il fait exception à cet article et en exclut l'application. Les gens qui font le métier de deviner ont pu sans doute recevoir un salaire, car le mot métier entraîne nécessairement l'idée d'une rétribution ou d'un salaire une occupation quelconque à laquelle on se livre gratis n'est pas un métier. Ainsi le devin ou la devineresse qui aurait exercé son métier à 100 à 200 francs et plus par séance, ne pourrait être condamné en vertu de l'article 405. L'article 479 n'ordonne pas même de restitution, car la loi, toujours équitable, a voulu que la sotte crédulité portât aussi sa peine; d'ailleurs, le pouvoir, le crédit imaginaire, la crainte, l'espérance d'un succès, d'un accident ou d'un événement chimérique, peuvent se rapporter à une multitude d'autres faits plus graves que la divination, et voilà pourquoi la loi a établi une exception en faveur de l'art de deviner, pronostiquer, etc.. Elle n'en a puni l'exercice que d'une peine légère, parce qu'il y a consentement et pour ainsi dire coopération et complicité de la partie lésée, de celle que la loi doit protéger, de celle à qui elle n'a pas dû (de notre temps) supposer assez peu d'instruction pour qu'elle y crût.

J'admets encore que le ministère public persiste à invoquer contre moi cet article 479, et s'efforce de me faire condamner

comme coupable de contravention de simple police. Je lui opposerai victorieusement l'article 640 du Code d'instruction criminelle, lequel commence par cette disposition : « L'action publique et l'action civile pour une contravention de police seront prescrites après, une année révolue, etc. » De quel droit donc viendrait-il, en 1821, faire entendre des témoins et provoquer un jugement sur des faits qu'il prétend avoir eu lieu en 1818, lors de mon premier séjour à Bruxelles! Quand bien même mon ouvrage intitulé la Sibylle au congrès d'Aix-la-Chapelle eût été imprimé à Bruxelles, au lieu de l'avoir été à Paris en 1819, circonstance qui l'affranchit de l'examen et de la censure des tribunaux de la Belgique, l'action publique qui tenterait de le faire servir à corroborer une accusation de contravention de police serait encore repoussée par la disposition précise de cet article 640. Cette observation confirme ce que j'ai dit de l'espèce d'opiniâtreté qu'on met à me chercher des torts, et qui a aveuglé la partie publique sur l'énoncé formel du Code, qu'elle connaît mieux que moi.

Au surplus, qu'on ne s'imagine pas que j'ai voulu, par la supposition que je viens de faire, me placer sous l'application de l'article 479 du Code pénal; elle serait tout aussi erronée que celle de l'article 405. Je suis trop au-dessus de l'idée que j'aurais voulu me livrer à une profession aussi avilie, et par mon caractère connu, et par mes ouvrages, et par la bienveillance dont les hommes distingués de tous les rangs m'honorent, je puis ajouter par la déclaration des témoins appelés dans ma cause. Mon intention a été de saper jusque dans ses derniers fondemens l'accusation qu'on

m'intente.

Elle tombera, je l'espère, cette accusation, devant la justice et l'impartialité des magistrats qui vont me juger; ils ne partageront pas les opinions du ministère public, ni l'influence occulte qui paraît avoir provoqué originairement les poursuites contre moi. La cour, par un arrêt digne d'elle, de la justice, et dont elle ne peut se départir, me vengera des tribulations que j'ai essuyées depuis le 18 avril; et s'il lui est impossible de me rendre l'inno

cence (puisque je ne l'ai jamais perdue), elle me rétablira dans une réputation jusqu'alors intacte, et j'ose dire méritée : elle anéantira les efforts de mes ennemis cachés, et en proclamant leur honte, elle effacera ma condamnation des fastes judiciaires de la Belgique, par un jugement qui ne pourra qu'ajouter à leur renommée.

LE NORMAND.

De la maison d'arrêt de Bruxelles, ce 25 juillet 1821.

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