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A M. JEFFERSON.

MON CHER AMI,

Lagrange, 20 février 1807.

ap

Les nouvelles publiques d'Europe qui vous parviennent par la correspondance du ministre, ne peuvent manquer d'être aussi régulières et aussi exactes que celles que je pourrais vous donner de Lagrange. Ce que j'écrivais à propos de l'Oder, s'est trouvé plicable à la Vistule (1), et va se vérifier encore sur les bords de quelque fleuve plus à l'est. Jusqu'à présent mon fils, mon gendre Lasteyrie, mes amis n'ont pas été atteints, excepté le jeune Ségur (2) qui a été blessé et fait prisonnier ; il sera, je l'espère, bientôt échangé.

L'abolition de la traite des nègres, en Angleterre, m'a rendu bien heureux (3). Vous m'avez vu, il y a plusieurs années, plein de l'espoir d'assurer à la France l'honneur de la mesure; mais je jouis du fond du cœur de ce qu'elle vient d'être adoptée ailleurs; et je ne puis plus douter de la prompte et complète abolition de cet abominable trafic. Mon cher ami, l'impulsion libérale donnée par les patriotes américains, continuée en France pendant

(1) Dès le commencement de décembre 1806, la ville de Thorn sur la Vistule fut occupée. Le combat de Preussisch-Eylau contre les Russes eut lieu le 8 février 1807; la prise de Dantzig est du 20 mai.

(2) Le comte Philippe de Ségur, lieutenant-général, membre de la chambre des pairs et de l'Académie française.

(3) Elle fut abolie le 25 mars 1807.

quelques années, s'étend, malgré toutes les secousses et tous les obstacles.

En admirant votre administration qui fait le bonheur des États-Unis et doit servir d'exemple à tous les peuples, mon cœur éprouve les plus tendres jouissances de l'amitié. Ma famille désire que ses sentiments de respect, d'affection et de gratitude vous soient rappelés. Nous espérions l'arrivée d'un petit garçon qui eût porté votre nom; mais le petit Tommy s'est trouvé une petite fille. Recevez l'assurance, etc.

A M. JEFFERSON.

Lagrange, 19 avril 1807.

MON CHER AMI,

Mes sentiments vous sont tellement connus depuis trente ans, qu'il est presque superflu d'exprimer ce que j'ai éprouvé en apprenant la conspiration que vous avez eu la sagesse, l'énergie et le bonheur de déjouer (1). Les détails qui nous sont parvenus, sont bien imparfaits. Se proposait-on de dissoudre cette union fédérale à laquelle les évènements et les sentiments de toute ma vie sont tellement liés que la pensée que je pourrais en voir le terme me semble aussi étrange, que serait celle de me survivre à moi-même? cherchait-on à détruire les principes républicains par lesquels notre glorieuse révolution a conduit les

(1) On verra plus loin, dans la lettre de M. Jefferson (14 juillet 1807), quelques détails sur la conspiration du colonel Burr,

États-Unis au plus haut degré de liberté et de bonheur, ou se bornait-on à engager toutes les richesses de la Louisiane dans une expédition illégitime qui eût amené la guerre entre l'Amérique et la France? Au milieu de toutes ces suppositions j'ai vécu dans les angoisses d'une vive anxiété jusqu'au moment où nous avons eu l'assurance que tout danger était passé. J'étais d'autant plus inquiet, mon cher ami, que j'étais tourmenté par le souvenir de qui s'était passé entre nous; et quoique toutes les circonstances publiques et particulières de ma position vous eussent été soumises, que votre approbation me mît à l'abri des remords, je dois avouer que si j'avais manqué une occasion de seconder vos patriotiques efforts, le reste de ma vie aurait été condamné à de profonds regrets.

Que je me réjouisse avec vous, mon excellent ami, de la favorable issue de cette malheureuse affaire! Il est bien inutile de vous l'exprimer, mais je trouve du plaisir à répéter que mon coeur s'unit à toutes les félicitations publiques et particulières, à tous les témoignages d'estime, d'affection et de confiance que vous recevez. Tels étaient les sentiments du commandant de l'armée de la Virginie pour son digne gouverneur (1). Ils ont été confirmés par des années de rapports mutuels et une amitié à laquelle se joint une vive reconnaissance.

Cependant, en même temps que j'éprouve tous les sentiments d'un patriote américain, votre ami personnel, je m'afflige de voir sur la liste des accusés quel

(1) M. Jefferson était gouverneur de l'état de Virginie en 1781, lorsque le général Lafayette y commandait l'armée.

ques noms de compagnons avec lesquels j'ai combattu pour la cause de l'indépendance, et surtout d'apprendre que l'un des prisonniers, à Washington, est l'homme qui a si noblement risqué sa vie pour ma délivrance. Je sais seulement que le général Wilkinson a cru Bollmann complice du colonel Burr. Ne connaissant pas les motifs sur lesquels cette opinion est fondée, je me borne à dire que les ennemis de la liberté, et surtout nos puissants geôliers, doivent être loin de compatir au malheur d'un homme dévoué à l'ami de la liberté qu'ils détestaient; c'est à moi l'objet de sa noble entreprise d'Olmütz, ému que je suis par tous les sentiments les plus vifs d'attachement et de gratitude, qu'il appartient de m'intéresser à son sort. L'élévation et la délicatesse de votre ame me dispensent de m'étendre sur un sujet que je sais à peine comment traiter, non par une précaution peu conforme à mon caractère, mais parce que dans mon ignorance je ne sais ce qu'on pourrait tenter en sa faveur, si ce n'est d'appeler avec instance votre attention sur une précédente action aussi héroïque que désintéressée, et d'inspirer à votre amitié quelques-uns de mes sentiments. Ils seraient bien au-dessous de mes obligations si dans ce moment ils ne remplissaient pas mon cœur. L'inflexibilité républicaine par rapport aux autres n'a jamais été pratiquée par moi, et l'expérience m'a montré que ceux qui se vantaient en France, d'être sous ce rapport moins faible que je ne le suis, n'ont pas dans les derniers temps fait preuve d'un patriotisme qu'on pût envier. Ainsi, quelles qu'aient été les vues de Bollmann dans ce fatal voyage à la Nou

velle-Orléans, je dirai librement combien je désire que le souvenir d'un autre voyage puisse être offert en compensation, et je remets avec une entière confiance le soin d'accomplir ce vou à mon ami, au citoyen le plus offensé de toute l'Union, comme président et comme homme, mais en même temps à celui qui, mieux que personne dans les deux mondes, peut à la fois apprécier ma sollicitation et en assurer le succès.

George a eu le bonheur, à la bataille sanglante d'Eylau, de sauver la vie de son général, qui avait eu son cheval tué, et se trouvait engagé sous lui avec une cuisse foulée. Mon fils mit pied à terre, dégagea Grouchy de dessous le cheval, et lui donna le sien. Depuis ce temps, et probablement à cette occasion, nous avons eu une nouvelle manifestation de malveillance déjà, je puis le dire, officiellement exprimée. Après l'affaire de Prentzlow où George avait eu le bonheur de voir sa conduite approuvée, nonseulement il a dû renoncer à l'espoir d'obtenir de l'empereur aucun avancement, mais son zèle dans l'armée active déplaît assez pour qu'il ait à craindre d'être envoyé avec son grade de lieutenant dans quelque régiment éloigné. C'est pourquoi il est décidé à revenir près de nous aussitôt que les circonstances lui permettront de quitter la division à laquelle il est attaché, à moins qu'il ne survienne quelque explication à ce sujet. Ma situation personnelle est toujours la

même.

Ma femme éprouve dans ce moment une crise de souffrance. Vraiment, mon cher ami, je ne sais comment elle aurait pu traverser l'Atlantique, ni comment

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