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QUELQUES PIÈCES ET SOUVENIRS

RELATIFS

AUX ANNÉES 1814-1815 (1).

INTRODUCTION.

L'empereur Napoléon avait, depuis long-temps, pris à tâche de lasser la patience des Français, la soumission des puissances du continent et les faveurs de la fortune. C'est à Dresde, en 1812, que parut dans son apogée ce brillant et funeste météore, lorsque les cours de Vienne, de Berlin et des autres états vinrent se confondre dans la sienne et que, se voyant le maître de toutes les forces comme l'objet de tous les hommages, il admit ces dociles alliés à son entreprise contre la Russie. On avait vu à Paris les rois de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, et plusieurs autres princes surpasser les monarques de sa propre famille en dévouement pour lui, et constater leur vasselage en paraissant nu-tête à un banquet public où lui seul était couvert. Déjà le roi de Prusse avait offert ses services contre l'empereur Alexandre, son protecteur et son ami; Bonaparte s'était contenté de répondre qu'il n'avait pas encore déterminé la manière de les

(1) Le recueil des souvenirs relatifs aux années 1814 et 1815 a été écrit de 1817 à 1818. On verra que le général Lafayette ne l'a ni revu ni terminé; mais nous nous sommes fait un devoir de publier tous ces matériaux dans l'état où il les a laissés.

employer. L'empereur d'Autriche, qu'on avait entendu, après la bataille d'Austerlitz, dire au vainqueur à son bivouac : « Votre Majesté est trop grande et << trop généreuse pour vouloir me dépouiller tout-à<«< fait, » lui avait dû plusieurs fois depuis, ainsi que Frédéric - Guillaume, la restitution de ses états; il était à présent enhardi par la préférence que sa fille avait obtenue, entre toutes les princesses de l'Europe, pour le mariage assez irrégulier auquel la bonne Joséphine avait consenti. L'empereur de Russie luimême avait long-temps excusé les torts et suivi les conseils du grand homme dont l'amitié est un bienfait des dieux. C'est à Erfurth, qu'aux applaudissements des Allemands, il lui avait publiquement adressé cet hommage. Je ne parle pas du pape qui était venu sacrer Napoléon, de Ferdinand VII qui le félicita de son entrée à Madrid, sollicita la main de sa nièce, demanda au roi Joseph le cordon de ses ordres. << Vous ne seriez guère plus édifié des compliments de << bonne année des autres potentats, » me dit un jour le secrétaire du cabinet. Certes, les étrangers avaient perdu le droit de nous reprocher notre obéissance cimentée par leurs condescendances encore plus que par leurs défaites; mais jamais la suprématie du moderne Attila, due à sa gloire et même à ses hauteurs non moins qu'à sa puissance, ne s'était manifestée avec tant d'éclat que dans cette cour plénière de Dresde (1) d'où il partit pour la conquête de l'empire des czars.

Si Bonaparte, devenu maître de la Lithuanie, avait

(1) Au mois de mai 1812.

organisé franchement l'ancienne Pologne, et donné enfin à tout ce qui était derrière lui l'indépendance et la liberté, il eût pu justifier son expédition et réparer sa conduite antérieure; mais jamais ses idées de gloire ne s'élevèrent plus haut que la monarchie universelle. Son orgueil l'entraîna dans cette épouvantable campagne d'hiver que son entêtement rendit encore plus désastreuse. Abandonnant le peu de troupes qui lui restaient, abandonné par une partie de ses alliés, ne trouvant à Paris que la haine dans les cœurs, la flatterie sur les lèvres, il avait paru plus troublé par la tentative récente de Malet que par la catastrophe de Russie. Son étrange discours au conseil d'État (20 décembre 1812), prouva que la crainte des principes libéraux était encore sa pensée dominante.

« Conseillers d'État, leur dit-il, toutes les fois que j'entre en France, mon cœur éprouve une bien douce satisfaction. Si le peuple montre tant d'amour pour mon fils, c'est qu'il est convaincu par sentiment des bienfaits de la monarchie.

« Cest à l'idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut, sur ces bases, fonder la législation des peuples au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et ont effectivement amené le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d'insurrection comme un devoir? Qui a adulé le peuple en proclamant à une souveraineté qu'il était incapable d'exercer? Qui a détruit la sainteté et le respect des lois en les faisant dépendre, non des principes sacrés de la justice, de la nature des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires ? Lorsqu'on est appelé à régénérer un état, ce sont

des principes constamment opposés qu'il faut suivre. L'histoire peint le cœur humain; c'est dans l'histoire qu'il faut chercher les avantages et les inconvénients des différentes législations. Voilà les principes que le conseil d'État d'un grand empire ne doit jamais perdre de vue. Il doit y joindre un courage à toute épreuve, et, à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à périr en défendant le trône et les lois.

J'apprécie les preuves d'attachement que le conseil d'État m'a données dans toutes les circonstances, et j'agrée ses senti

ments. >

Le brave Malet dont je viens de parler, ancien républicain, avait depuis plusieurs années cherché à conspirer contre le despotisme impérial; c'est même à cette occasion qu'au mois de juillet 1808, Bonaparte crut pouvoir m'envelopper, avec quelques amis, dans une accusation capitale. Son ministre Fouché détourna le coup; mais je dus surtout mon salut à l'imperturbable fermeté de M. Jacquemont (1), dont l'amitié aussi éclairée que généreuse sentit qu'une dénégation de tout rapport avec moi pouvait seule couper court aux inductions captieuses. Il en fut puni par un long emprisonnement, l'exil et la perte de son emploi. Malet, enfermé depuis avec des royalistes, sembla donner leur couleur à son audacieux coup de main (2); mais, au tribunal où il fut interpellé par le président : «< Le « défenseur des droits de son pays, » répondit-il, << n'a pas besoin de défense; il triomphe ou il meurt. »

«

(1) Membre du conseil de l'instruction publique en 1800, avec MM. Lagrange, Garat, Daru, de Tracy, etc., père de M. Victor Jacquemont, auteur d'un voyage dans l'Inde.

(2) La tentative du général Malet eut lieu dans la nuit du 23 au 24 octobre. Il fut traduit dès le lendemain de son arrestation devant une commission militaire, condamné à mort avec les généraux Guidal et Laborie, et fusillé le 29.

Si nos désastres accusaient la folie et l'obstination de Napoléon, on doit reconnaître qu'après son retour en France, il mit à les réparer une habileté et une promptitude admirables. C'étaient les dernières ressources du mouvement révolutionnaire dont il avait tant abusé. L'Allemagne vit tout à coup une nouvelle apparition d'armées françaises dont l'identité se manifesta par des victoires (1). Dès lors l'ambition de Bonaparte échappa aux engagements de modération qu'il venait de prendre avec ses serviteurs. Il fallut encore une fois que la France conquît le monde ou pérît. Il pouvait alors, il a pu long-temps depuis, nous assurer la barrière du Rhin; mais c'est sur l'Oder, sur l'Elbe qu'il rêvait ses frontières. Nos places furent désarmées pour transporter au loin tout le matériel de défense, que bientôt il fallut y laisser. On vit cet homme incorrigible s'acharner au séjour de Dresde avec le même entêtement qui l'avait perdu à Moskow. La bataille de Leipsick (2) lui ouvrit les yeux; sa retraite fut aggravée par la trahison des confédérés. La France resta seule exposée à tous les ennemis naturels de la révolution qui avaient à venger, non seulement leurs priviléges, mais leurs humiliations et leurs propres bassesses; elle fut également en butte à tous les peuples soulevés par l'insolence et les

(1) La bataille de Lutzen fut livrée le 2 mai 1813, quelques jours avant les combats de Koniswartha, Bautzen, etc. Le 4 juin, un armistice fut conclu à Plesswitz; le 30, la médiation de l'Autriche fut acceptée par l'empereur; le 10 août, la reprise des hostilités fut déclarée, et le 12, le cabinet autrichien notifia officiellement son adhésion à l'alliance de la Russie et de la Prusse, qui, dès le 1er mars, avaient sigué le traité de sixième coalition.

(2) Les 18 et 19 octobre.

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