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facile en France et s'améliorerait dans toute l'Europe. Dans le cas contraire, nous aurons de mauvais moments à passer, et bien des oscillations. Quoi qu'il arrive, je suis pourtant convaincu que les droits du genre humain définis, en 1789, avec l'encouragement de votre approbation, ces droits qui auraient dû être le bienfait des dernières années du siècle passé, seront, avant la fin de celui-ci, le symbole reconnu, la propriété assurée, nonseulement de la France, mais de toutes les nations européennes.

Ma situation personnelle ne diffère pas beaucoup de ce qu'elle était sous le système impérial. Si j avais été soutenu dans mon désir de former une double opposition à la tyrannie domestique et à l'invasion étrangère, cette crise eût pu être glorieuse pour la France, utile à la cause de la liberté. Si les courtisans des étrangers et des émigrés avaient été doués d'une capacité supérieure aux combinaisons de palais et de bourse, s'ils avaient calculé avec intelligence leur intérêt comme hommes de la révolution, un grand nombre de patriotes auraient, ainsi que moi, travaillé à consolider un vrai et fort système de constitution; les Bourbons eux-mêmes auraient trouvé, dans un titre de royauté plus nationale, un bouclier contre les extravagances de leur propre parti. —J'ai été chez le roi quelques jours après son arrivée; il m'a reçu avec une politesse remarquable. Il en a été de mème de son frère. Je n'ai pas été plus loin dans mes rapports avec eux ; mais quoique je ne sois pas ce qui s'appelle disgracié, quoique plusieurs de mes amis fassent partie du gouvernement, et il en

était de même, en quelque sorte, sous le précédent, rien ne m'attire hors de Lagrange.

Les expressions d'estime pour l'empereur Alexandre, que j'ai lues dans une lettre de vous à madame de Staël, me semblent fondées. Je regrette, et il a bien voulu exprimer le même sentiment, de l'avoir vu si tard; mais mon horreur pour l'influence étrangère, ma situation retirée, les intrigues de ceux qui sont au gouvernail et de tous les gens qui l'entourent, étaient autant d'obstacles à des communications moins tardives.-Mes enfants et mes petits-enfants, au nombre de seize, demandent, ceux du moins qui savent parler, que j'appelle sur eux votre bienveillant souvenir.

Recevez les voeux bien tendres, etc.

DE M. JEFFERSON AU GÉNÉRAL LAFAYETTE.

Monticello, 14 février 1815.

MON CHER AMI,

J'ai reçu, lu et relu plus d'une fois, avec un bien grand plaisir, votre lettre du 14 août. C'est elle qui m'a donné les premiers éclaircissements sur les effets intérieurs de la révolution inattendue, mais heureuse, que vient d'éprouver votre pays. Les journaux nous apprenaient bien la chute du colosse ; mais quel parti les patriotes avaient pris dans ces évènements, et quel rôle jouaient les égoïstes; si les uns continuaient à dormir pendant que les autres veillaient pour leurs intérêts seuls: c'est ce que les écrivains mercenaires de la presse anglaise n'avaient garde de nous dire et ce que nous savions encore bien moins.

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Je comprends tout ce qu'a de mortifiant l'attitude où se voient réduits les patriotes, ou de garder le silence ou de se compromettre, en s'associant avec l'opposique forment les débris du bonapartisme. Peutêtre votre nation ne peut-elle pas s'attendre actuelle. ment à une mesure complète de liberté, et je ne suis pas sûr qu'elle fût préparée à la conserver. Il faudra plus que la durée d'une génération sous l'influence de lois raisonnables, propres à activer les progrès de l'instruction dans la masse du peuple, et à l'habituer aux avantages de l'indépendance assurée aux propriétés et aux personnes, pour la rendre capable d'estimer la liberté ce qu'elle vaut, et lui faire sentir la nécessité de s'attacher aux principes sacrés sur lesquels son existence est fondée. Au lieu de prendre racine dans la raison et de se développer par les progrès qu'elle fait dans la masse, la liberté, recouvrée par la violence ou par quelque cause accidentelle, dégénère, chez un peuple qui n'y est pas préparé, en une nouvelle tyrannie, exercée, ou par la foule, ou par un petit nombre, ou par un seul homme.

Vous vous rappellerez peut-être avec quelle instance, à l'époque du serment du jeu de paume, je vons engageai, vous et les patriotes avec lesquels j'étais lié, à entrer alors en arrangement avec le roi ; à assurer la liberté religieuse, la liberté de la presse, le jugement par jury, l'habeas corpus, et une législature nationale, choses qu'on était alors certain de lui faire adopter; à vous retirer ensuite chez vous et à laisser ces institutions agir sur la condition du peuple, jusqu'à ce qu'elles le rendissent capable de plus grands

progrès, avec la certitude que les occasions ne vous manqueraient pas pour lui faire alors obtenir davantage. C'était là tout ce que je croyais vos compatriotes capables de supporter avec modération et utilité pour eux-mêmes. Vous en jugeâtes autrement, et il vous parut que la dose pouvait être plus forte; je reconnus que vous aviez raison; car les évènements subséquents ont prouvé qu'ils étaient au niveau de la constitution de 1791. Malheureusement quelquesuns de nos amis patriotes, parmi les plus honnètes et les plus éclairés (mais politiques de cabinet et étrangers à la connaissance des hommes), pensèrent qu'il était possible d'obtenir et de conserver plus encore; ils ne pesèrent pas les hasards du passage d'une forme de gouvernement à une autre ; ils ne calculèrent pas le prix de ce qui avait déjà été mis à l'abri de ces hasards, et dont il ne tenait qu'à eux de jouir avec sécurité; ils ne comprirent pas l'imprudence qu'ils commettaient en abandonnant une mesure de liberté assurée sous une monarchie limitée, pour la chance fort incertaine d'en acquérir un peu davantage sous une forme républicaine. Vous ne partageâtes pas cette opinion; vous fûtes d'avis qu'on devait s'arrêter là, et affermir la constitution que l'Assemblée nationale avait obtenue; en cela encore vous aviez raison. C'est de cette fatale erreur des républicains, c'est de la scission qui les éloigna de vous et des constitutionnels que découlèrent tous les malheurs et tous les crimes auxquels la nation française a depuis été en butte. Les périls d'une seconde révolution vinrent assaillir ce parti; les étrangers parvinrent à organiser, par la puissance de l'or, un gouver

nement qu'ils ne pouvaient renverser par la force des armes, à étouffer les vrais républicains dans leur assemblée, sous les embrassements fraternels de ceux qui, par leur agitation vénale, avaient réussi à usurper ce titre et à faire servir à la destruction de l'ordre cette machine du jacobinisme qui avait si puissamment contribué au changement. C'est ainsi qu'on échangea la monarchie limitée qu'on avait acquise pour la tyrannie sanglante de Robespierre, et pour la tyrannie également immorale de Bonaparte. Vous en êtes débarrassés, et je désire bien sincèrement que ce soit pour toujours; mais cela dépendra de la sagesse et de la modération de la dynastie restaurée; c'est à elle à trouver une leçon dans les fatales erreurs des républicains, à se contenter d'une certaine portion de pouvoir garanti par un contrat formel avec la nation, plutôt que d'aspirer à en acquérir davantage, au risque de remettre encore une fois tout au hasard et de s'exposer au sort de celui auquel elle succède et aux chances d'un second exil. On nous annonce un évènement, qui, s'il est vrai, doit être pour le gouvernement le sujet des plus graves réflexions: les gazettes disent que Ferdinand d'Espagne est détrôné et que son père est rétabli sous les conditions de leur constitution nouvelle. Cette classe de magistrats doit bien voir que si les essais de réformes n'ont pas réussi dans toute leur étendue, et que s'il s'est opéré un mouvement rétrograde en deçà du point où ils avaient été portés d'abord, les hommes ne sont pas pour cela tombés dans leur première inertie; mais qu'au contraire, le sentiment de leurs droits, le désir infatigable de les con

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