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payés que pendant une année, il s'agit en apparence d'un fait juridique de 50 francs, et l'on pourrait croire que la preuve testimoniale est admissible. La cour de cassation a jugé, et avec raison, qu'elle ne l'était pas, parce que l'objet de la contestation n'est pas le payement, c'est l'interruption de la prescription; il faut donc voir quelle est la valeur de l'obligation que le créancier prétend avoir été conservée par l'interruption de la prescription et, cette valeur dépassant 150 francs, la preuve testimoniale doit être rejetée (1). Il en serait de même, et pour identité de motifs, s'il s'agissait de la confirmation d'une obligation que le créancier demanderait à prouver par l'exécution volontaire, c'est-à-dire par le payement.

N° 3. SANCTION DE LA PROHIBITION.

I. Article 1345.

458. Le créancier fait plusieurs demandes dans la même instance, aucune n'est prouvée par écrit. Sera-t-il admis à la preuve par témoins? Il n'y a aucun doute si les demandes réunies ensemble n'excèdent pas 150 francs. Mais on suppose qu'elles dépassent cette somme. En principe, il faudrait décider que chaque créance formant un fait juridique à part, on doit appliquer à chacune d'elles la règle qui admet la preuve testimoniale lorsque la valeur du fait juridique est inférieure à 150 francs. L'application de la règle ne serait point douteuse si les créances proviennent de différentes causes et si elles se sont formées en différents temps. En effet, le créancier est alors en droit de dire que chaque créance forme un fait distinct; il peut donc invoquer l'article 1341, aux termes duquel la preuve testimoniale est admise de toutes choses qui n'excèdent pas la somme ou la valeur de 150 francs.

Telle était la jurisprudence avant l'ordonnance de 1667. Boiceau traite la question de légère; il dit que la preuve

(1) Cassation, 18 janvier 1854 (Dalloz, 1854, 2, 220); 17 novembre 1858 (Dalloz, 1858, 1, 459).

testimoniale doit être admise dès que les demandes, quoique formées par un même exploit et excédant 100 livres, sont fondées sur différentes conventions. Boiceau ajoute qu'il est inutile d'insister sur ce point, puisque c'était l'opinion de tous les praticiens (1). L'ordonnance de 1667 (titre XX, art. 5) décida la question en sens contraire, comme le fait à sa suite l'article 1345 : « Si dans la même instance une partie fait plusieurs demandes dont il n'y ait pas de titre par écrit et que, jointes ensemble, elles excèdent la somme de 150 francs, la preuve par témoins n'en peut être admise, encore que la partie allègue que ces créances proviennent de différentes causes et qu'elles se soient formées en différents temps. » Lors de la discussion de l'ordonnance de 1667, l'innovation proposée par Pussort, le rédacteur du projet, fut combattue par le premier président Lamoignon, qui dit que l'article était contre le droit et contre l'usage. Pussort répondit que la disposition avait pour objet d'empêcher que, par le moyen

de deux faux témoins, l'on ne se rendît maître du bien des hommes (2). » Pothier avoue qu'en principe la preuve testimoniale devrait être admise; car, dit-il, l'ordonnance n'ayant ordonné de dresser des actes que des choses qui excèdent la somme de 100 livres, il semble que l'on ne peut imputer au demandeur de ne s'en être pas procuré une preuve par écrit et que la preuve testimoniale en doit être reçue. Il ajoute que l'ordonnance de 1667 a refusé la preuve par témoins au demandeur pour empêcher que des fripons ne subornent des témoins qui déposeraient que des sommes considérables sont dues par suite de diverses causes (3).

Les auteurs du code ont reproduit la disposition de l'ordonnance. Bigot-Préameneu donne comme motif que les témoins ne méritent pas plus de foi sur la cause ou sur l'époque de la dette que sur la dette elle-même; il ajoute que c'eût été un moyen facile d'éluder la prohibi

(1) Boiceau, c. XVIII, no 12, p. 565.
(2) Toullier, t. V, 1, p. 41, no 49.
(3) Pothier, Des obligations, no 791.

tion de la preuve testimoniale (1). Cette dernière raison nous paraît décisive (2), malgré les critiques de Toullier. La prohibition doit avoir une sanction; il fallait donc veiller avant tout à ce qu'elle ne fût pas éludée. Tel est l'objet de l'article 1345; il ne faut pas le perdre de vue quand il s'agit de l'interpréter.

459. Comment faut-il entendre ces termes de l'article la preuve par témoins n'en peut être admise? » Cela veut-il dire qu'aucune des créances ne peut être prouvée par témoins? C'est l'interprétation généralement admise (3). Colmet de Santerre dit très-bien qu'elle est contraire au sens grammatical de la loi; le pronom en se rapporte à tout ce qui précède, c'est-à-dire à l'exploit qui comprend plusieurs demandes dont il n'y a point de titre par écrit, alors que, jointes ensemble, elles excèdent la somme de 150 francs. C'est donc la demande complexe qui ne peut être prouvée par témoins, le texte ne dit point que les créances séparées ne peuvent être prouvées par témoins (4). L'opinion générale est aussi contraire à l'esprit de la loi. Pourquoi refuse-t-elle au créancir la preuve testimoniale? Parce qu'il demande plus que 150 francs; s'il avait demandé moins, il aurait certainement été admis à la preuve par témoins. Donc on ne peut pas la lui refuser pour les créances à l'égard desquelles la loi ne présume aucune fraude et à l'égard desquelles aucune faute n'est imputable au créancier. Or, au-dessous du chiffre de 150 fr., la loi ne soupçonne pas la subornation des témoins; et tant que les diverses créances ne dépassent pas ce chiffre, on ne peut imputer aucune faute au créancier. Cette dernière considération nous paraît décisive. Le grand reproche que l'on fait à l'article 1345, c'est que le créancier est puni sans qu'il soit en faute, puisque chacune de ses créances est inférieure à 150 fr. Que répond Pothier?« A l'égard de l'objection, la réponse

(1) Exposé des motifs, no 209 (Locré, t. VI, p 185).

(2) Duranton, t. XIII, p. 347, n° 324. Marcadé, t. V, p. 128, no IV de l'article 1345.

(3) Bruxelles, 7 février 1827 (Pasicrisie, 1827, p. 53). Aubry et Rau, t. VI, p. 436, note 33, § 762.

(4) Colmet de Santerre, t. V, p. 608, no 318 bis IV.

est que le créancier n'est pas obligé de se procurer une preuve littérale tant que ses créances n'excèdent pas 100 livres; mais lorsque à celles qui n'excèdent pas cette somme il en ajoute une nouvelle qui fait monter le total de ses créances à plus de 100 livres, il doit en faire dresser un acte. » Sa faute ne commence donc qu'au moment où ses créances excèdent la somme de 100 francs; étant sans faute pour les créances antérieures, il doit être admis à les prouver par témoins.

460. L'article 1345 dit : « Si dans la même instance une partie fait plusieurs demandes dont il n'y ait point de titre par écrit, etc. » Comment faut-il entendre ces mots? On les interprète en ce sens que l'on n'a aucun égard aux créances qui peuvent, par exception, se prouver par témoins, à quelque chiffre qu'elles s'élèvent; car ces créances ne doivent pas être prouvées par écrit, il faut donc en faire abstraction. Le demandeur réclame 150 fr. pour prêt et 200 fr. pour dépôt nécessaire; bien que les deux demandes réunies s'élèvent à 350 francs, il sera admis à prouver chacune d'elles par témoins, parce que, pour la première, il n'était pas tenu de dresser acte, d'après l'article 1341, et que, pour la seconde, il était dans l'impossibilité de se procurer une preuve littérale, ce qui l'autorise à en faire preuve par témoins. Il en serait de même si, pour la créance de 200 francs, le demandeur avait un commencement de preuve par écrit. Sur ce dernier point, l'ordonnance de 1667 était formelle; elle portait : « Si, dans une même instance, la partie fait plusieurs demandes dont il n'y ait point de preuve ou de commencement de preuve par écrit. Les auteurs du code n'ayant pas reproduit ces derniers mots, on en pourrait conclure qu'ils ont entendu déroger à l'ordonnance, mais la dérogation serait inexplicable; et on ne trouve aucune trace, dans les travaux préparatoires, de la volonté d'innover. L'esprit de la loi ne laisse aucun doute. Bigot-Préameneu dit que l'article 1345 a pour objet d'empêcher un fripon d'éluder la prohibition de la preuve testimoniale; cela suppose qu'il y a une prohibition; or, quand il s'agit de créances dont la loi admet indéfiniment la preuve par témoins, la

prohibition cesse, il ne peut donc pas s'agir d'éluder une prohibition qui n'existe pas (1).

L'article 1345 s'applique-t-il au compte de tutelle? Nous avons examiné la question en traitant de la tutelle (2).

461. La loi fait une exception à la prohibition de la preuve testimoniale dans le cas prévu par l'article 1345 : lorsque les droits réclamés par le demandeur « procèdent par succession, donation ou autrement, de personnes différentes. La raison en est simple; on ne peut suspecter la fraude que lorsque c'est un seul et même créancier qui contracte. S'il est créancier de 150 francs comme héritier de Pierre, de 150 francs comme légataire de Paul, de 150 francs comme donataire de Charles, et si, de son propre chef, il a une créance de 150 francs, il réclamera en tout 600 francs; néanmoins on ne peut lui appliquer l'article 1345, il sera admis à la preuve testimoniale. Il y avait quatre créanciers différents dans l'espèce, chacun d'eux avait le droit de prouver sa créance par témoins; leur ayant cause doit avoir le même droit ; il n'y a aucun soupçon de fraude, donc il n'y a pas lieu de prohiber la preuve testimoniale pour prévenir la fraude.

II. Article 1346.

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462. Toutes les demandes, à quelque titre que ce soit, qui ne seront pas entièrement justifiées par écrit, seront formées par un même exploit, après lequel les autres demandes dont il n'y aura point de preuves par écrit ne seront pas reçues (art. 1346). On admet généralement que cette disposition a un double but. D'abord c'est une sanction de l'article qui précède. Cela est d'évidence. L'article 1345 suppose que les diverses demandes ont été formées dans la même instance. Il serait trèsfacile d'éluder cette disposition si le prétendu créancier pouvait introduire diverses demandes pour chacune des

(1) Aubry et Rau, t. VI, p. 437, note 35, et les auteurs qu'ils citent. (2) Voyez le tome V de mes Principes, p. 150, no 135.

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