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Qu'il porte avec lui la mémoire et la raison, comme la flamme porte avec elle la chaleur et la clarté;

Qu'il ne revit charnellement que dans l'enfant qu'il procrée;

Qu'il ne survit intellectuellement que dans l'idée ou l'action par laquelle il s'immortalise;

Qu'il ne doit donc pas s'attendre à recevoir dans une vie future la récompense ou le châtiment de sa conduite présente;

Que, moralement, le bien et le mal n'existent pas substantiellement, absolument, incontestablement par eux-mêmes; qu'ils n'existent que nominalement, relativement, arbitrairement;

Qu'il n'existe effectivement que des risques contre lesquels l'homme, obéissant à la loi de conservation qui est en lui et commandant à la matière, cherche à s'assurer par les moyens dont il dispose.

Les moyens qu'il emploie ont changé et changeront encore; mais le but est resté constamment le même.

Moralement, qu'appelle-t-on le bien?

Moralement, qu'appelle-t-on le mal?

Si le meurtre s'appelle le mal, quel nom doit-on donner à la guerre? Pourquoi absoudre la guerre et condamner le meurtre ?

Si le vol s'appelle le mal, quel nom doit-on donner à la conquête? Pourquoi absoudre la conquête et condamner le vol?

Du risque de l'attaque est née la nécessité de la défense; De la nécessité de la défense est née la pensée de s'associer;

De la pensée de s'associer sont nées, sous divers noms, la commune et la nation, l'une étant à l'autre ce que la javelle est à la gerbe.

Les nations, afin de diminuer les risques d'atteinte portée à ce qu'elles appelaient et à ce qu'elles appellent encore leur indépendance, se sont longtemps appliquées à grossir le chiffre de leur population et à reculer la limite de leur territoire jusqu'à ce qu'elles eussent pour frontières, autant que possible inviolables, les fleuves les plus larges et les montagnes les plus hautes.

Du risque d'être tué ou volé sont nées l'institution de la justice et l'organisation d'une puissance publique, dont l'exercice soit à l'abus de la force individuelle ce que le contre-poids est au poids.

Ainsi, chaque risque a donné lieu à un moyen correspondant de l'affaiblir ou de l'écarter.

Isolément et absolument, l'homme par lui-même vaut peu ; Collectivement et relativement, il ne vaut beaucoup que par les choses qu'il a réussi à placer sous sa dépendance. C'est ainsi qu'indirectement et en apparence il se perfectionne, mais directement et en réalité il ne se perfectionne pas.

S'il franchit maintenant l'espace plus rapidement qu'il ne le franchissait autrefois, ce n'est pas qu'il marche plus vite ou plus longtemps qu'il ne marchait à une autre époque; c'est que la chose qui s'appelle moyen de transport ou moyen de communication est, relativement à elle-même, moins imparfaite.

De ce qui précède je tire cette conclusion, que c'est à perfectionner les choses sans relâche et sans fin que doit s'appliquer l'homme, puisqu'elles lui rendent multipliées presque à l'infini la valeur et la puissance qu'il leur a données.

S'il est vrai de dire que les peuples ont le gouvernement qu'ils méritent, il n'est pas moins vrai d'ajouter que l'homme a socialement le sort qui est le résultat des efforts communs de sa génération et des générations antérieures.

Donc, la mère et le père qui se survivent dans la fille et le fils, s'ils chérissent leurs enfants, ne doivent rien épargner pour que leur postérité coure le moins de risques possible, conséquemment pour que l'ordre social soit aussi parfait que le comporte l'amélioration des choses.

Le calcul des probabilités appliqué à la mortalité humaine, aux risques maritimes, aux cas d'incendie ou d'inondation, a donné naissance à une science nouvelle, qui n'est encore qu'à son berceau : celle des assurances. Le calcul des probabilités appliqué à la vie des nations, aux cas de guerre et de révolution, est le fondement de toute haute politique. Selon que ce calcul est rigoureux ou faux, approfondi ou dédaigné, la politique est glorieuse ou funeste, grande ou petite. Gouverner, c'est prévoir; ne rien prévoir, ce n'est pa

gouverner, c'est courir à sa perte. Qu'est-ce qu'un souverain exilé? Qu'est-ce qu'un despote déchu? Qu'est-ce qu'un conquérant détrôné? Le jour où Napoléon écrivait : « Je dépends des événements, je n'ai pas de volonté; j'attends tout de leur issue », ce jour-là, l'empereur n'était pas l'empereur; il n'y avait plus en lui que l'homme pesant moins dans les balances humaines, le 22 juin 1815, que M. Crochon, membre de la Chambre des représentants.

« J'ai toujours été gouverné par les circonstances » dans cet aveu de Napoléon est l'explication de sa chute.

Il ne faut pas confondre les événements avec les incidents : les incidents sont des faits isolés, les événements ont un lien entre eux qui les rend solidaires; les incidents surgissent, les événements se déroulent. Les événements ne s'improvisent pas, ils n'éclatent jamais sans être précédés de loin par des nuages dont il soit possible à l'œil exercé de calculer la marche. La politique qui prévoit les événements écarte les incidents; la politique, au contraire, qui s'attache aux incidents néglige les événements.

Les hommes qui passent pour gouverner les peuples prennent trop rarement le temps de se recueillir, de jeter un regard en arrière, en avant et autour d'eux, de se demander où ils vont? Le succès et l'adulation les enivre, le revers et l'ingratitude les abattent; dispositions également mauvaises que l'abattement et l'enivrement pour méditer avec fruit, pour juger les hommes avec discernement, pour apprécier les événements avec tact. Méditer, ce n'est pas hésiter quand il ne reste plus qu'à choisir à peu près au hasard entre deux résolutions extrêmes; méditer, c'est étudier les probabilités afin de s'y préparer de loin; c'est, au nom du passé et du présent, interroger l'avenir. Ainsi consulté, l'avenir déconcerte moins souvent qu'on ne croit les desseins qu'il a inspirés. L'imprévoyance des hommes fait la part de l'imprévu dans le monde beaucoup plus grande qu'elle ne devrait être.

Les risques sont de deux natures premièrement, il y a ceux qui existent par eux-mêmes; de ce nombre sont le naufrage, la foudre, l'incendie, la grêle, la gelée, l'inondation, etc.; deuxièmement, il y a ceux qui n'existent que par le fait de la société telle que l'homme l'a instituée; de ce

nombre sont la guerre, la piraterie, le meurtre, le rapt, le viol, le vol, les fraudes, les voies de fait, etc.

Tous ces risques tendent manifestement à devenir les uns plus rares, les autres plus faibles.

Déjà les premiers de ces risques, ceux qui existent par eux-mêmes, ont été considérablement diminués par les efforts opiniâtres de la science, victoires de l'homme remportées sur la matière.

Les perfectionnements introduits dans la construction des navires, la découverte de la boussole, la précision des instruments, l'exactitude des cartes marines et enfin l'application de la vapeur à la navigation ont rendu les risques de naufrage de moins en moins probables. Le voyageur qui va du Havre à New-York en dix jours est infiniment moins exposé aux risques de naufrage que dans le passé, où la même traversée exigeait, pour s'opérer, six fois, dix fois, cent fois plus de temps.

L'invention du paratonnerre a écarté, dans beaucoup de cas, le risque ayant pour cause la chute de la foudre.

La maison construite en pierres et couverte en tuiles est moins exposée au risque d'incendie que la maison construite en bois et couverte en chaume. Partout, les maisons construites en bois et couvertes en chaume tendent à disparaître; partout les maisons construites en pierres et couvertes en tuiles, ardoises ou zinc, tendent à se multiplier.

L'importation de la pomme de terre et certaines combinaisons d'assolements ont écarté le risque de famine, et rendu plus rare le risque de disette par suite de grèle et de gelée. L'agronome, en divisant les risques, les a affaiblis; l'assurance fera le reste.

Quant aux seconds de ces risques dont il a été parlé, ceux-ci n'existant que par le fait de la société telle que l'homme l'a instituée, il suffirait, pour qu'ils se dissipassent, de l'observation universelle de cet incontestable précepte, qui devrait être écrit sur tous les murs des cités, sur toutes les portes des tribunaux, au revers de toutes les monnaies, en tête de tous les contrats et dans la mémoire de tous les enfants, afin de devenir la règle, sans exception, de tous les hommes: NE PAS FAIRE A AUTRUI CE QUE L'ON NE VOUDRAIT PAS QU'IL VOUS FIT.

Graver dans la mémoire et la raison de l'enfant que le meurtrier, s'il pouvait tuer impunément, serait exposé à être impunément tué; que le voleur, s'il pouvait voler impunément, serait exposé à être impunément volé; que, s'il y a une probabilité sur mille pour que le voleur et le meurtrier ne soient pas découverts, il y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf probabilités contre une pour qu'ils soient reconnus: serait-ce done plus difficile que de lui apprendre, sans que jamais il songe à le contester, que 2 multipliés par 2 égalent 4, et que la ligne la plus droite est toujours la plus courte?

Il est possible de démontrer mathématiquement que celui qui tue, frappe, vole, trompe ou diffame agit contre lui-même, comme s'il se tuait, se frappait, se volait, se trompait on se diffamait.

L'enfant auquel il aura été incontestablement démontré, sous toutes les formes, qu'enfreindre le précepte qui enseigne qu'on ne doit faire à qui que ce soit ce qu'on ne voudrait pas que qui que ce soit vous fit, c'est se nuire à soi-même autant qu'à autrui, agira comme l'enfant qui sait qu'il se brûlerait la main en la plongeant dans l'eau bouillante ou en touchant à un tison enflammé; il ne s'y expose pas ou ne s'y expose plus.

Relativement aux risques sociaux, toute la question se réduit donc à donner au précepte évangélique la rigueur incontestée d'un axiome géométrique.

Ayant pris pour point de départ de mes travaux les suppositions que je viens d'énoncer sommairement, je me suis demandé s'il était possible de concevoir et de fonder une société qui, réduisant tout mathématiquement à des risques judicieusement prévus et à des probabilités exactement calculées, aurait pour unique pivot l'assurance universelle?

Je me suis demandé si une société tournant sur ce pivot, comme la terre tourne sur son axe, vaudrait moins que la société qui repose sur une distinction arbitraire entre le bien et le mal, distinction arbitraire, puisqu'elle a varié et qu'elle varie encore selon la diversité des temps et des pays, des religions et des lois ?

On peut contester que la guerre et la conquête soient un mal, mais peut-on contester que la guerre et la conquête soient un risque?

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