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PÈLERINAGE A WATERLOO

EN 1865

Waterloo! que ton nom a fait couler de larmes!!!

(SAINTE-BEUVE.)

Au mois de juin de l'année dernière (1865), quelques affaires d'intérêt m'avaient conduit en Belgique, je voulus profiter de l'occasion qui m'était offerte pour revoir encore une fois le champ de bataille de Waterloo, sur lequel j'avais combattu cinquante ans auparavant, et pointé, sous les yeux même de Napoléon, le dernier coup de canon qui fut tire, peut-être, dans cette grande journée. Je l'avais déjà visité une première fois en 1832, lorsque l'armée française, sous la conduite du maréchal Gérard1, le traversa pour aller faire le siége de la citadelle d'Anvers. J'avais donc déjà pu me rendre compte des nombreux changements qu'il avait

1. Celui qui écrit ce récit était à cette époque aide-de-camp du maréchal.

subis depuis l'époque de 1815, à laquelle il avait dû sa triste célébrité, et qui avaient fait dire si naïvement au duc de Wellington, qui le revoyait quelques années plus tard: «Ils m'ont gâté mon champ de bataille. » De nombreux terrassements avaient été effectués dans les environs de la Haie-Sainte, à la place même qu'avait occupé Napoléon en dernier lieu, lorsqu'il rangeait les bataillons de sa garde pour monter à l'assaut du plateau de Mont-Saint-Jean. Des masses de terre considérables avaient été enlevées pour construire l'énorme pyramide que couronne le ridicule lion belge, la tête tournée vers la France, qu'il semble menacer encore de sa griffe impuissante1. L'escarpement qui précède le fameux plateau, et qui protégeait l'armée anglaise, est devenu ainsi beaucoup moins rapide en cet endroit, et ne laisse juger que très-imparfaitement des difficultés qu'avait à vaincre l'armée française pour parvenir jusqu'à elle.

1. On sait que les soldats français qui bivaquaient dans les champs de Waterloo en 1832, lui arrachèrent les ongles et lui limèrent les dents; ils lui auraient fait subir sans doute une mutilation plus complète, et se préparaient même à renverser le monument tout entier, mais nous étions chez un allié, on plaça des sentinelles françaises pour protéger ce triste emblême de notre humiliation. On ne pouvait certes montrer un respect plus touchant pour les droits de la propriété.

Mais ce n'était point là la pensée qui me préoccupait en ce moment. En visitant ce champ de bataille où tant de glorieux souvenirs se présentaient en foule à ma mémoire, je trouvais à chaque pas quelque trophée élevé à la gloire de nos ennemis sur la chaussée de Charleroi, et non loin du monument, une colonne de marbre noir est consacrée à la mémoire de lord Gordon, aide-de-camp du duc de Wellington; vis-à-vis la ferme de la Haie-Sainte, qui porte encore les traces du rude assaut qu'elle eut à soutenir, se dresse une pyramide de pierre sur laquelle sont inscrits les noms de tous les officiers de la légion allemande qui périrent en la défendant; enfin, aux abords de Planchenoit, un sarcophage, construit sur de plus amples dimensions, est consacré aux officiers et soldats de l'armée prussienne, qui a voulu élever son monument sur le lieu même où elle avait combattu, et le séparer de ceux de l'armée anglaise, pour mieux indiquer que c'est à sa puissante intervention que la victoire avait été due.

Ainsi donc, sur ce champ de bataille arrosé de tant de sang français, aucune colonne, aucune

pierre tumulaire, pas même un simple tertre de gazon, n'est là pour dire à ses nombreux visi

teurs: «Sta viator, heroem calcas. » Cette idée douloureuse m'a inspiré le dessein que j'exécute aujourd'hui; j'ai voulu consacrer le souvenir de tant de hauts faits, dont j'ai été le témoin, de tant de braves, morts en défendant l'honneur et l'indépendance de la patrie, si ce n'est par le marbre et l'airain, du moins par un récit exact et fidèle, qui le grave d'une manière durable dans la mémoire de mes concitoyens. Je n'ai pas eu la prétention d'écrire sur le frontispice de mon livre Exegi monumentum ære perenniùs, ce sont là des visions qui n'appartiennent qu'aux poètes; mais ce sera du moins comme une simple croix de bois que la piété filiale ou la reconnaissance publique plante quelquefois sur la tombe des plus illustres morts, en attendant qu'on ait pu leur consacrer un monument plus durable. Je dédie cet ouvrage à mes anciens compagnons d'armes.

Paris, 18 juin 1866.

G. DE P.

AVANT-PROPOS

Ne quid falsi audeat dicere, ne quid

veri non audeat.

(CICERON.)

Rien n'est beau que le vrai!!

(BOILEAU.)

La bataille de Waterloo, par les terribles conséquences qu'elle a eues sur la fortune de Napoléon et sur les destinées du monde civilisé, est sortie du cercle ordinaire des faits de guerre réservés spécialement aux études des hommes du métier, et elle a pris les proportions de l'un des événements les plus considérables des temps modernes. Aussi tous les écrivains qui se sont occupés de l'histoire de nos soixante dernières années, se sont-ils empressés d'en reproduire des narrations plus ou moins exactes, plus ou

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