Page images
PDF
EPUB

nemens, sous ces plafonds peints et dorés, au sein du luxe, des intrigues mondaines, des passions et des corruptions qui indignaient Pétrarque. Ce passé triste, mais non sans grandeur, remplit d'une émotion profonde l'âme de celui qui traverse ces silencieux débris, pour aller au loin chercher d'autres débris, encore palpitans, de la même puissance.

Après nous être arrêtés un peu dans la vieille colonie des Phocéens, toujours florissante par son commerce, toujours hospitalière, nous continuâmes notre route retrouvant à chaque pas quelque grave ou touchant souvenir de l'histoire. Ici Toulon, où commença, sous les plis d'un drapeau sanglant, la fortune merveilleuse du plus grand homme des temps modernes ; au-delà le petit golfe de Cannes où elle parut se relever un moment pour aller bientôt expirer solitaire sur un rocher de l'Atlantique; et tout auprès, par un doux contraste avec les turbulens soucis et les rêves agités de l'ambition humaine, Lerins, cet asile de paix, où, lorsque l'épée des barbares démembrait pièce à pièce l'empire romain, s'abritèrent, comme l'alcyon sous une fleur marine, la science, l'amour, la foi, tout ce qui console, enchante et régénère l'humanité.

D'Antibes à Gênes, la route cotoie presque toujours la mer, au sein de laquelle ses bords charmans découpent leurs formes sinueuses et variées, comme nos vies d'un instant dessinent leurs fragiles contours dans la durée immense, éternelle. Aucunes paroles ne sauraient peindre la ravissante beauté de ces rivages toujours attiedis par une molle haleine de printemps. D'un côté, la plaine à la fois mobile et uniforme, où apparaissent çà et là quelques voiles blanches qui la sillonnent en des sens divers. Sur la pente opposée des montagnes, que coupent de fertiles vallées ou de profonds ravins, les inépuisables richesses d'une nature tour à tour imposante, gracieuse, qui s'empare de l'âme, y apaise les tumultueuses pensées, les amers ressouvenirs, les prévoyances inquiètes, et peu à peu l'endort dans la vague contemplation de je ne sais quoi d'insaisissable comme le son fugitif, de mystérieux comme l'univers et

d'infini comme son auteur. Cependant, telle est la puissance des premières impressions que, dans ces riantes et magnifiques scènes, rien pour moi n'égalait celles qui frappèrent mes jeunes regards : les côtes âpres et nues de la vieille Armorique, ses tempêtes, ses rocs de granit battus par des flots verdâtres, ses écueils blanchis de leur écume, ses longues grèves désertes, où l'oreille n'entend que le mugissement sourd de la vague, le cri aigu de la mouette tournoyant sous la nuée, et la voix triste et douce de l'hirondelle de mer.

A Cocoletto, entre Nice et Gênes, on montre la maison, depuis peu restaurée, où naquit Christophe Colomb. La pompeuse inscription gravée sur marbre et plaquée au-dessus de la porte contre le mur, en dit beaucoup moins que le seul nom de cet homme qui, venant de donner à Ferdinand et à Isabelle, un monde nouveau, reçut de leur royale gratitude des fers pour récompense, et pour demeure un cachot.

Quiconque aime la nature et en sent les beautés, s'il a vu l'Italie, désire la revoir : et combien d'autres charmes attirent encore dans cette séduisante contrée ! Partout quelque monument de l'art, partout quelque souvenir illustre ou attachant : mais partout aussi en ces jours mauvais, quelque spectacle douloureux, quelque stigmate de servitude. La misère publique, s'y révélant souvent sous mille aspects hideux, y forme un contraste presque général avec la richesse native du sol. Quel motif de travailler plus que ne l'exige l'impérieuse et stricte nécessité, quand rien ne garantit à chacun le fruit de son travail? Paresse, apathie, langueur, ignorance, insouciance, voilà ce qui frappe d'abord. Ce peuple qui naît, vit et meurt sous le bâton de l'étranger, ou à l'ombre de la potence paternelle des souverainetés nationales, ainsi qu'il leur plaît de se nommer, n'ayant de patrie que dans le passé, ou dans un avenir qui fuit toujours, s'en fait du ciel, de l'air, de la jouissance présente et du sommeil comme une autre patrie semblable à la dernière, celle du tombeau. Nous parlons des masses dépourvues de lumières car, en dehors d'elles, il existe un nombre

sans cesse croissant d'hommes éclairés et généreux dont l'oppression n'a pu briser l'âme, et qu'un amour ardent de leur pays soutient dans la rude tâche qu'ils se sont imposée, de lui préparer un sort meilleur.

Tous les âges rassemblés, entassés, se pressent sur cette terre de ruines. L'époque étrusque, dont il sub-siste de remarquables monumens, lie l'époque plus ancienne des premiers habitans reconnus de l'Italie, à celle des Romains. Puis, sur les débris amoncelés par les barbares vainqueurs de l'empire, apparaissent d'au tres débris ici, à demi caché sous des ronces et des herbes sèches, le squelette de quelque village, semblable à un mort que ses compagnons, dans leur fuite, n'auraient pu achever d'ensevelir là, sur une pointe de rocher, au milieu de ces austères paysages des Apennins, une vieille tour croulante, de larges pans de murs couverts de lierre, séjour autrefois de quelque seigneur féodal, où maintenant, sur le soir, l'orfraie pousse son cri lugubre. Ailleurs, à Lucques, Pise, Florence, Sienne, dans toutes les cités que vivifièrent des institutions populaires, des traces d'une autre grandeur tombée rappellent le temps où, seules libres au sein de la servitude générale, et riches, puissantes par la liberté, elles rallumèrent le flambeau éteint des arts, des sciences, des lettres. Médailles d'un siècle plus récent, de superbes palais abandonnés, déserts, principalement près de Rome, se dégradent d'année en année, montrant encore à travers leurs élégantes fenêtres ouvertes à la pluie et à tous les vents, les vestiges d'un faste que rien ne rappelle dans nos chétives constructions modernes, d'un luxe grandiose et délicat, dont les arts divers avaient à l'envi réalisé les merveilles. La nature, qui ne vieillit jamais, s'empare peu à peu de ces somptueuses villas, œuvres altières de l'homme, et fragiles comme lui. Nous avons vu des colombes nicher sur les corniches d'une salle peinte par Raphaël, le caprier sauvage enfoncer ses racines entre les marbres déjoints, et le lichen les recouvrir de ses larges plaques vertes et blanches. La religion elle-même, dont les magnificences

passées ravissent d'étonnement, semble n'avoir travaillé pendant dix siècles qu'à se bâtir un vaste sépulcre. Douze ou quinze franciscains errent aujourd'hui dans l'immense solitude de ce couvent d'Assise, jadis peuplé de six mille moines. A peu de distance s'élevait, près d'un monastère du même ordre, l'église de Santa Maria degli Angeli, qui renfermait sous ses hautes voûtes une chapelle plus ancienne, renommée à cause d'une vision que saint François y eut, dit-on. Nous nous arrêtâmes quelques instans pour prier dans ce sanctuaire célèbre. Trois semaines après, un tremblement la terre en faisait un monceau de décombres. Je ne sais quoi de fatal vous poursuit d'un bout à l'autre de cette belle contrée. On voit sur les bords du chemin, en Ombrie, les restes d'un antique temple de Clitumne. C'était un de ces lieux consacrés où s'assemblait la confédération italique, avant que Rome eût étouffé toutes les autres libertés dans sa liberté propre. Là même nous rencontrâmes, conduits par des sbires Ju pape, une troupe de pauvres misérables enchaînés deux à deux. La figure de plusieurs annonçait plutôt la souffrance que le crime. Tous se pressaient autour de nous, tendant la main et demandant d'une voix lamentable quelques bajochi per carità. Nous avions sous les yeux les descendans des maîtres du monde.

Ainsi s'en allaient vers la cité pendant si long-temps dominatrice et reine, trois obscurs chrétiens, vrais représentans d'un autre âge par la simplicité naïve de leur foi, à laquelle aussi peut-être se joignait quelque intelligence de la société présente, de son esprit, de ses besoins et de ses vœux dont nulles résistances n'empêcheront l'accomplissement. Des notes diplomatiques de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie, les avaient devancés à Rome. On y pressait le pape de se prononcer contre ces révolutionnaires audacieux, ces impies séducteurs des peuples qu'ils poussaient à la révolte au nom de la religion. Le gouvernement français agissait dans le même sens, secondé en cela par le parti carliste, à la tête duquel se trouvaient le cardinal de Rohan, le cardinal Lambruschini, et les

jésuites que l'on rencontre partout où se remue quelque intrigue. Le premier, estimable au fond, droit, honnête, mêlait à des sentimens réels de piété, les préjugés les plus excessifs de rang et de naissance. Au reste, son attachement à une dynastie malheureuse n'avait rien que d'honorable et de naturel dans sa position. Elevé dans d'héréditaires sentimens de dévouement et de fidélité féodale, il n'aurait pu admettre d'autres idées que les vieilles idées monarchiques, quand son esprit eût été capable d'en concevoir de différentes : mais cette faculté lui manquait. Extrêmement frêle de complexion et d'une délicatesse féminine, jamais il n'atteignit l'âge viril: la nature l'avait destiné à vieillir dans une longue enfance; il en avait la faiblesse, les goûts, les petites vanités, l'innocence; aussi les Romains l'avaient-ils surnommé il bambino. Un homme tel que celui-là est toujours conduit par d'autres qui ne le valent pas. Pur instrument passif, il n'agit que sous une impulsion externe, et dès-lors il n'a point la responsabilité morale de ses actes.

Le cardinal Lambruschini, né dans l'état de Gênes, y avait été, sous Pie VII, renvoyé de Rome avec le titre d'archevêque, par le cardinal Gonzalvi qui ne l'aimait pas. La louable application qu'il apporta aux devoirs de sa charge, sa vie retiree, régulière et digne, lui acquirent le respect public. Cependant, triste et ennuyé dans son vaste palais, il ne cessait de regretter Rome, non certes à cause des espérances déçues d'une plus haute fortune, dont nul, comme il l'assurait, ne sentait mieux que lui la vanité, mais par le pieux désir de se rendre utile dans une sphère moins restreinte. Peutêtre ne fûmes-nous pas totalement étranger à la satisfaction qu'il obtint, lorsque Léon XII, qui daignait nous accorder quelque confiance, le nomma nonce apostolique à Paris. Il sait de quelles paroles de bonté, en même temps que d'approbation de nos doctrines et de nos actes, il dut être près de nous l'organe, de la part de ce pontife dont la mémoire ne cessera jamais de nous être vénérable et chère. Nos relations, au premier moment assez étroites en apparence, furent de

« PreviousContinue »