Page images
PDF
EPUB

peu de durée. Bientôt circonvenu par des hommes adroits et puissans alors, il se jeta dans les voies où s'est perdue la Restauration; et si en cela il obéissait à ses convictions personnelles, il est juste de dire que sa position politique l'y obligeait aussi peut-être. On juge bien qu'après les journées de juillet, si ses pensées ne changèrent pas, ses calculs changèrent. Nous n'étions plus pour lui, à beaucoup près, un embarras. Nos liaisons depuis long-temps interrompues se renouèrent. Il approuva la direction que nous avions donnée à l'Avenir. Il nous pria même d'y réclamer, ce que nous fîmes, la libre communication des catholiques avec Rome, et nous affirmons ici sur l'honneur qu'il ne nous a jamais, au sujet de ce journal, ni adressé un reproche, ni fait une seule observation critique. Seulement il regrettait que nous eussions si pleinement abandonné les intérêts de ce petit prince, comme il l'appelait.

Lorsque les attaques d'une certaine portion du clergé devinrent plus vives, il loua beaucoup le projet que nous lui communiquâmes, de soumettre au Saint-Siege une exposition de nos doctrines. Puis changeant tout d'un coup, par des motifs dont nous ne sommes pas juges, il se crut permis de manquer aux plus simples devoirs de la bienséance, en refusant de recevoir M. de Coux et M. l'abbé Gerbet, qui venaient le prier de faire parvenir cette exposition à Rome. Ayant peu après quitté Paris où il déplaisait au gouvernement, il erra quelque temps en Savoie, incertain de sa fortune. On nous apprit qu'il y répandait contre nous des allégations dont personne autant que lui ne connaissait toute la fausseté. Il les jugeait apparemment utiles à ses vues; et, en effet, activement servi par les gens qu'il servait lui-même, il obtint le chapeau de cardinal, et nous l'avons toujours retrouvé depuis parmi nos ennemis les plus passionnés.

L'animosité des jésuites datait de plus loin. Jamais ils ne nous avaient pardonné ce passage d'un de nos écrits: « Ce n'est ici ni le lieu, ni le moment de juger » la Compagnie de Jésus, et de chercher entre les ca» lomnies de la haine et les panegyriques de l'enthou

»

» siasme, la vérité rigoureuse et pure. Rien de plus » absurde, de plus inique, de plus révoltant, que la plu» part des accusations dont elle a été l'objet. On ne » trouverait nulle part de société dont les membres aient plus de droit à l'admiration par leur zèle et au res»pect par leurs vertus. Après cela, que leur institut, » si saint en lui-même, soit exempt aujourd'hui d'in» convéniens, même graves; qu'il soit suffisamment approprié à l'état actuel des esprits, aux besoins du » monde, nous ne le pensons pas. Mais, encore une fois, ce n'est ici ni le lieu ni le moment de traiter >> cette grande question, et nous ressentirions une peine >> profonde, s'il nous échappait une seule parole qui pût » contrister ces hommes vénérables, à l'instant où le fa»> natisme de l'impiété persécute sous leur nom l'Eglise catholique tout entière (1).

[ocr errors]
[ocr errors]

>>

Quand, disparus de la scène du monde, les jésuites n'appartiendront plus qu'à l'histoire, son équitable impartialité lui imposera le devoir d'être envers eux plus sévère que nous. Cherchant la raison du caractère particulier qui a distingué cette Société dès l'origine, de l'esprit qui l'a constamment animée, des louanges qu'on lui a prodiguées, des reproches amers qui lui ont été aussi adressés, toujours elle la trouvera, croyons-nous, dans le principe même qui a présidé à sa formation. Ce principe est la destruction de l'individualité en chaque membre du corps, pour augmenter la force et l'unité de celui-ci. Les actes, les paroles, la pensée même, tout est, chez les jésuites, soumis à l'obéissance et à une obéissance absolue. Un chef, appelé Général, et quelques assistans qui l'aident et le conseillent, composent le gouvernement de la Compagnie, en sont la raison, la volonté. Passif sous leur main, le reste suit aveuglément l'impulsion qu'on lui imprime. Rien n'est plus fortement inculqué dans les écrits du fondateur, que cette entière abnégation de soi. Tel est le sacrifice que l'ordre exige de quiconque aspire à y entrer. D'où plusieurs conséquences.

Quoi que l'homme fasse, il lui est complètement im

(1) Des progrès de la Révolution; tome IX.

[ocr errors]

possible de s'abdiquer jusqu'à ce point. Ses efforts pour y réussir n'aboutissent qu'à déplacer ce qu'il se persuade avoir anéanti. Son être entier se reporte dans l'être complexe auquel il est uni, avec lequel il se confond. I vit, il s'aime en lui, et cet amour, le premier de ses devoirs, est d'autant plus ardent, plus actif, que la conscience même l'oblige à rechercher sa propre satisfaction, et que celui qui l'éprouve, dirigé par des commandemens devenus pour lui une loi absolue, moins qu'ils n'impliquent une violation évidente et directe des préceptes divins, est dégagé de toute responsabilité morale. Ainsi les passions, contenues par une règle sévère tandis qu'elles se rapportaient indirectement à l'individu, sont sanctifiées et non pas détruites. Elles passent, en quelque sorte, au service du corps qui les dirige et les emploie pour atteindre son but. Ge but honorable et bon détermine ce qu'il y a de bon aussi dans l'action du corps mais il y tend avec une vue toujours présente de soi, de sa grandeur, de sa puissance, de sa gloire. Nul orgueil personnel, nulle ambition, nul désir de richesse dans chacun de ses membres, considérés isolément; mais une cupidité, une ambition, un orgueil collectif immense. De là quelque chose d'anti-social. Un homme ainsi concentré en soi, modèle accompli d'égoïsme, quelque fin ultérieure qu'il pût d'ailleurs se proposer, serait séparé totalement du reste de la race humaine et aussi partout les jésuites ont-ils une existence à part. Se mêlant de tout et à tout, ils ne se fondent avec rien. Je ne sais quelle barrière infranchissable s'élève entre eux et les autres hommes; ils peuvent les toucher par tous les points, ils ne s'unissent à eux par aucun et ceci est un des motifs de cette vague defiance qu'ils ont instinctivement inspirée dans tous les temps.

Le besoin inné parmi eux d'exercer une grande influence, besoin dont l'effet a pu être de les rendre souvent peu scrupuleux sur les moyens de succès, les a fait accuser de tendre à la domination universelle. Nous croyons que la domination à laquelle aspire la Compagnie de Jésus, est celle du catholicisme; mais

élle veut que cette domination soit son œuvre presque exclusive c'est la mission qu'elle s'est donnée, et quiconque, ayant en vue le même but, ne se range pas docilement sous sa direction, par cela même lui porte ombrage, excite sa jalousie et doit s'attendre, selon les circonstances, soit à une guerre ouverte, soit à mille obstacles, à mille tracasseries qu'elle lui suscitera sourdement.

La destruction, nous ne disons pas la subordination de l'individualité, qui est de devoir pour chaque jésuite, a encore une autre conséquence. Dans l'ordre intellectuel, on n'a de valeur qu'individuellement; et tout étant égal d'ailleurs, cette valeur croît en proportion de la facilité ou de la liberté de développement. On ne pense point avec le cerveau d'autrui, on n'invente point par ordre le génie, le talent ne sont pas des attributs d'un corps. Lorsque le corps se substitue à l'individu, l'absorbe en soi, d'une part donc il renonce à posséder jamais des hommes d'une haute supériorité, de ces hommes devant qui les esprits subjugués s'inclinent d'euxmêmes; et, d'une autre part, il se rend dès-lors impuissant à régner par l'intelligence. C'est, en effet, ce qui est arrivé aux jésuites. Jamais ils n'ont produit un philosophe, un poète, un orateur, un historien, un savant même du premier ordre. Le vide et le bel esprit de college forment, à très-peu d'exceptions près, le caractère de leurs écrivains. Ne pouvant donc agir sur la société, exercer sur elle une influence telle qu'ils la souhaitaient ni par la science, ni par la pensée, il leur fallut nécessairement s'ouvrir une autre voie, circonvenir les dépositaires de la puissance pour la partager, se glisser près des rois, des princes, de leurs ministres et de leurs favoris, afin de s'emparer d'eux, et conséquemment intriguer, flatter, user d'adresse et de ruse, marcher sous terre plus que dessus, se plier et replier en tous sens, unique moyen pour eux de gouverner le monde en gouvernant la force qui le maîtrise.

Il suit de là que leur pouvoir et leur existence même est attachée au mode d'organisation sociale qui seul permet d'agir sur tous, en agissant sur quelques-uns qui

disposent de tous. Entre leur despotisme intérieur et le despotisme politique, il existe une connexité, et comme une sorte d'attraction mutuelle qui doit naturellement les rapprocher. Sous un gouvernement populaire, que seraient-ils? Privés de l'appui de la force, réduits à l'influence que l'esprit exerce sur l'esprit, ils disparaîtraient bientôt dans la foule. On conçoit donc pourquoi leur institut ne nous paraissait pas suffisamment approprié aux besoins d'une époque de lutte entre le pouvoir absolu des princes et la liberté des peuples, dont le triomphe à nos yeux est assuré; et l'on conçoit, en outre, comment nous dûmes nécessairement les avoir pour ennemis, lorsque dans cette lutte décisive nous nous rangeâmes sans hésitation du côté des peuples et de la liberté.

Jamais personne, arrivant à Rome pour une importante affaire, n'y rencontra des dispositions moins favorables. Il est rare qu'à la cour romaine on agisse au hasard, par caprice, par emportement. Ce fait a donc une raison. Il faut l'expliquer.

Laissant de côté les questions théologiques sur les fondemens et l'étendue de l'autorité du Saint-Siége, on comprend d'abord qu'un pouvoir semblable devait nécessairement naître et se développer dans le sein du catholicisme ou d'une société religieuse gouvernée par un corps sacerdotal hiérarchiquement constitué. Le principe d'unité, base commune de la doctrine et de l'association, impliquait un chef unique, un centre autour duquel tout le reste vînt s'ordonner régulièrement. Organe suprême de la sévérité et source de la puissance, ce chef un devait posséder la plenitude des dons inégalement distribués entre les ministres inférieurs, selon leur rang hiérarchique. La nature même de l'institution voulait que tout partît de lui et aboutît à lui, qu'il dominât tout, pour que tout appartînt à l'unité dont il était le lien. Son pouvoir étant forcément conçu comme souverain, et ne pouvant dès lors être arrêté ou limité dans son exercice par aucun pouvoir subordonné et dérivé de lui, il s'ensuivait que ses décisions formaient la règle der

« PreviousContinue »