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rêve, ou s'il veille. Nous remarquons peu ces mutations, parce que tous, et ceux mêmes qui s'en croient les plus exempts, y participent à des degrés divers, et qu'elles s'opèrent insensiblement par des nuances insaisissables. Elles n'en sont ni moins réelles ni moins curieuses à observer, et ceux que l'habitude de la réflexion porte à les considérer plus attentivement, les admirent comme une permanente révélation des lois immuables qui règlent la croissance indéfinie de l'esprit humain.

Il suit de là que beaucoup de choses tombent journellement dans le domaine paisible du passé, et que n'offrant plus d'autre intérêt que celui de l'histoire, on peut en parler librement sans craindre de soulever de nouveau les passions qu'elles excitaient car on ne se passionne guère pour ou contre certaines idées qu'autant qu'elles se lient à des intérêts actuellement vivans.

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Nous avons donc pensé que rien aujourd'hui ne nous empêchait de céder aux instances que depuis long-temps on nous faisait de rendre publiques certaines pièces relatives à nos rapports avec Rome au sujet de l'Avenir. Les fondateurs de ce journal et des œuvres qui s'y rattachaient, avaient sans doute personnellement peu d'importance; mais les questions traitées par eux en avaient une grande, car elles embrassaient à la fois la religion et la politique dans leur inutuelle liaison. Convaincus que la liberté à laquelle aspirent les peuples chrétiens, et qui certainement deviendra la base de la société future, loin d'être opposée au christianisme, n'en est qu'une conséquence directe, un développement nécessaire, ils crurent servir l'humanité, souffrante de ses propres efforts et des résistances qu'ils rencontrent, en essayant de ramener à sa source primitive le sentiment partout si vif qui pousse les nations à s'affranchir. Car ce n'est pas tout, il s'en faut, de renverser les oppresseurs; éternellement il en renaîtra d'autres, si l'on ne détruit, si l'on n'atténue au moins le principe même de l'oppression, et qu'à la place des causes de mal, on ne mette

une cause efficace de bien. Or, toutes les causes de mal sont renfermées dans l'égoïsme, dans l'amour exclusif de soi, comme toute cause de bien l'est dans l'amour d'autrui et dans le dévouement que cet amour inspire. Aucune forme de gouvernement, quoique les diverses formes qu'il peut recevoir soient fort éloignées d'être indifférentes, ne saurait par elle-même satisfaire les peuples, ni remédier à leurs maux. Le vrai, l'unique remède, Dieu l'a mis dans la loi évangélique destinée à unir les hommes par une fraternelle affection, qui fasse que tous vivent en chacun, et que chacun vive en tous. La liberté réelle et l'esprit chrétien sont inséparables. Qui n'aime pas son frère comme soi-même, celui-là, quelles que puissent être ses opinions spéculatives, a en soi un germe de tyrannie et conséquemment de servitude. Aussi le besoin de liberté, aujourd'hui si universel et si énergique, est-il à nos yeux une preuve certaine que le christianisme, loin d'être affaibli, a plus de vraie puissance que jamais. Quittant la surface de la société où l'étouffaient mille gênes diverses, il est descendu au fond de ses entrailles, et là, en silence, il accomplit son œuvre qui commence à peine.

L'Avenir se proposait encore de défendre l'institution catholique, languissante et persécutée, principalement par les pouvoirs qui affectent de s'en déclarer les protecteurs. Il pensait qu'elle devait étendre ses racines presque desséchées dans le sein de l'humanité même, pour y puiser de nouveau la sève qui lui manquait, et qu'en unissant sa cause à celle des peuples, elle pourrait recouvrer sa vigueur éteinte, régulariser le mouvement social et le hâter, en lui imprimant ce caractère religieux qui, naturellement lié à tous les instincts élevés de l'homme, est aussi une force, et la plus grande. Quelque chose de semblable à ce qui se passa lors de la première prédication de l'Evangile, paraissait nécessaire pour ramener au catholicisme défaillant les populations qui s'en éloignaient. La fraternité universelle proclamée par Jésus, cette doctrine si belle, si consolante, si divine, recueillie dans

les profondeurs désolées de l'âme humaine, y ranima soudain les germes flétris du vrai et du bien, que Dieu y avait déposés originairement. Ce qu'une société égoïste et corrompue avait abaissé, le Christ le releva. Rénovateur des lois immuables, de l'oubli desquelles étaient sortis tant de maux, tant de crimes, tant d'oppressions, il effaça devant le commun Père, qui ne fait point d'acception entre ses enfans, toutes les distinctions créées par l'orgueil et la cupidité. Il plaça le pauvre en face du riche, le faible en présence du fort, et il demanda : Quel est le plus grand? Et le plus grand, ce ne fut ni le fort à cause de sa force, ni le faible à cause de sa faiblesse, ni le riche à cause de son opulence, ni le pauvre à cause de son dénuement, mais celui qui accomplirait plus parfaitement le souverain précepte d'aimer Dieu et les hommes. Les droits les plus sacrés, parce qu'ils n'avaient d'autre défense qu'eux-mêmes, furent les droits de ceux à qui jusquelà on n'avait reconnu aucuns droits : les devoirs les plus étendus furent les devoirs de ceux qui s'étaient crus au-dessus de tout devoir. Le titre de serviteur devint la définition même du pouvoir. On dut se faire le dernier pour être le premier. Le vieux monde sentit qu'il croulait. Un monde nouveau naquit où affluèrent, comme en un refuge inespéré, toutes les souffrances, toutes les misères sociales, tout ce qui avait faim et soif de la justice; et c'est ainsi que se dilata si promptement l'Eglise primitive, centre d'amour autour duquel se reconstitua l'humanité. Pourquoi donc, après dix-huit siècles, se détachait-on de cette Eglise, si ce n'est parce que, au moins en apparence, elle s'était elle-même pratiquement détachée des maximes où elle avait puisé à l'origine une vie si puissante? Et dès lors quel moyen pour elle de redevenir ce qu'elle fut en ses commencemens, de regagner, avec la confiance des masses populaires, son influence sur elles, que de se retremper à sa source, d'identifier ses intérêts, si tant est qu'elle en eût de propres, aux intérêts de la race humaine; de venir en secours à ses besoins, de l'aider à développer sous

toutes ses faces et dans toutes ses conséquences actuellement applicables, le principe chrétien de l'égalité de droit, dont la réalisation constitue l'ordre sans lequel nulle liberté, et la liberté sans laquelle nul ordre? Ces pensées pouvaient peut-être, au premier aspect, ne sembler ni trop absurdes, ni trop choquantes.

Les faits ne tardèrent pas cependant à montrer combien, en espérant que la hiérarchie catholique sentirait la nécessité de s'allier avec les peuples pour la conquête de leur liberté commune, l'Avenir s'était fait illusion. Des multitudes, de protestations contre cette idée folle et pernicieuse et d'obstacles à son exécution, surgirent de tous côtés. Le détail en serait instructif, mais il nous entraînerait trop loin. Il fallait sortir d'une position chaque jour plus difficile et plus équivoque. Čar on ne se contentait pas d'intriguer, de calomnier, d'injurier en vertu de ses propres opinions, on faisait encore parler Rome, mais vaguement, et sans qu'il fût possible de reconnaître ce que contenaient de vrai ou de faux ces bruits sourdement répandus, et propagés avec un zèle pieusement infatigable.

Il est certain que si, à cette époque, les écrivains de l'Avenir avaient pu savoir d'une manière positive que Rome désapprouvait leurs efforts, ils seraient aussitôt rentrés dans le silence et dans l'inaction, avec regret sans doute, mais sans hésiter un instant. Il est certain encore que si, moins dominés par une délicatesse scrupuleuse, ils eussent méprisé tant d'indignes attaques et continué hardiment leurs travaux, aucun acte de l'autorité ne serait venu les forcer de les interrompre.

Dans leur candeur, ils s'arrêtèrent à une autre résolution. Indécis sur ce qu'ils devaient croire des dispositions du souverain pontife à leur égard, trois d'entre eux, de l'avis de tous, prirent le parti de se rendre à Rome, pour s'assurer de ce qu'ils auraient sans cela ignoré long-temps, et toujours peut-être. La suspension de l'Avenir, jusqu'à ce qu'ils eussent ob

tenu les éclaircissemens qu'ils allaient chercher dans la capitale du monde chrétien, dut prouver aux plus soupçonneux leur parfaite bonne foi.

De nombreux témoignages d'intérêt, de vives marques de sympathie leur furent donnés sur toute leur route. En arrivant à Lyon, ils trouvèrent la ville au pouvoir des pauvres ouvriers, que tous, hors leurs implacables ennemis, bénissaient car, défenseurs d'une cause juste et sainte, et jusqu'au bout dignes d'elle, pas une pensée mauvaise ou suspecte n'était montée en leur cœur après le combat; le peuple avait vaincu, et l'ordre et la liberté et la sécurité régnaient. Tels étaient les hommes que le maréchal Soult, un mois plus tard, refusait même d'écouter, parce qu'il ne traitait pas, disait-il, avec des brigands. Ces souvenirs doivent être conservés ils ne forment pas la moins instructive partie de l'histoire.

En descendant le Rhône, nous rencontrâmes derechef au milieu du fleuve, devant Valence, les douceurs de la civilisation constitutionnelle et monarchique. Une troupe de gendarmes et autres gens de police se précipitèrent à bord du bateau qu'ils guettaient au passage, pour y exercer toutes ces petites et basses et vexatoires inquisitions d'où dépend aujourd'hui, comme chacun sait, la sûreté des empires. Elles atteignirent principalement quelques Polonais, jeunes et tristes victimes d'une double fatalité de malheur qui, des ruines de la patrie que leur héroïque dévouement n'avait pu sauver, les jetait, à l'extrémité opposée de l'Europe, au milieu d'autres ruines moins glorieuses.

Nous admirâmes à Avignon l'antique palais des Papes, magnifique encore malgré les dégradations de toute espèce et les honteuses mutilations que journellement on lui fait subir. Son imposant aspect offre je ne sais quel mélange de château féodal et de couvent, quelque chose du moine Hildebrand et du somptueux Bertrand de Got; mais ce dernier caractère domine. La papauté acheva de se séculariser entre ses hautes murailles chargées de splendides or

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