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Le commandement n'existe pas en temps de paix. Il n'apparait que le jour de la mobilisation et reçoit l'armée que lui ont constituée les fonctionnaires et les instructeurs.

La loi de 1874 a fourni de bons résultats, c'est incontestable. A-t-elle constitué une armée solide? Le spectacle des mancuvres le laisserait supposer, mais la cohésion réelle répond-elle à l'apparence? L'organisation, dont nous venons de résumer les grands traits, contient-elle en germe le facteur constitutif essentiel d'une force militaire, la confiance réciproque qui doit unir étroitement tous les éléments de l'armée ?

Nous lui opposons les critiques suivantes :

1. La formation des catégories de combattants ne répond pas à un programme rationnel. C'est guidé par les circonstances et par des constatations empiriques, non par la logique du raisonnement, que l'on en est venu aux quatre bans actuels; tel un architecte qui abandonnerait l'établissement d'un plan de construction au hasard de ses inspirations en cours de travaux.

La conception originaire d'une élite et d'une landwehr, celle-ci destinée à doubler celle-là le cas échéant, relevait de la folie du nombre alors universellement régnante. Le législateur de 1874 voyait dans la future landwehr à la fois des troupes de garnison et d'étapes, des troupes chargées de la défense locale, des troupes de complément pour l'armée active. Expérience faite, il en fallut rabattre. Les effectifs présumés ne furent jamais atteints, en cadres surtout. En outre, les unités de landwehr formaient un amalgame de trop d'éléments rouillés pour relever de l'armée de campagne avec trop d'éléments relativement jeunes, pour être sacrifiés dans les opérations de la petite guerre ou même relégués dans un simple service de police. On imagina le partage de l'infanterie de landwehr. Le ban le plus jeune hommes de 33 à 39 ans fournit surtout des brigades mobiles, l'autre 40 à 44 ans - fut préposé aux mis

sions relevant du service territorial.

Entre temps, le landsturm avait été créé dans des conditions témoignant de plus d'enthousiasme et de conviction patriotiques que de réflexion. Le motif déterminant fut peut-être une conception de stratégie militaire, mais plus probablement une opinion juridique, le désir de conformer aux exigences du droit de la guerre une levée en masse éventuelle.

La conséquence de ces résolutions successives, isolées, insuffisamment coordonnées, a été de faire de notre armée un tout que l'on voudrait plus cohérent, prêtant à une moindre déperdition de forces.

2. Le commandement, à tous ses degrés, n'a pas une connaissance suffisante de l'armée qu'il peut être appelé à conduire. Il est même curieux de constater que plus s'accroît sa responsabilité, moins il est mis en mesure d'en assumer le poids. Connaissent le mieux leur troupe les commandants des unités tactiques subalternes, chefs de compagnie, d'escadron, de batterie, parce qu'à la durée de service afférente au grade, ils joignent la tenue d'un double des contrôles de corps.

Mais dès les commandements immédiatement supérieurs, cette connaissance administrative de l'unité disparaît; pas dans la cavalerie, grâce aux mobilisations annuelles, mais partout ailleurs. Un commandant de bataillon, par exemple, ne connait plus que son état-major. Légalement, il ignore l'effectif de son unité; il ne possède aucun moyen légal de contrôler la façon dont ses chefs de compagnie entretiennent leur cadre de sousofficiers. Il en est ainsi pour toute la série des commandements supérieurs.

Si nous en venons au divisionnaire, qui est le chef de l'unité mixte dont l'action sur le terrain est la plus immédiate, nous constatons que non seulement il ignore, autrement que dans la mesure où le lui permet l'annuaire, la composition de sa division, mais encore il ne dispose pour ainsi dire pas d'autres occasions d'exercer son influence sur ses sous-ordres que les quelques jours pendant lesquels, chaque quatre ans, il pratique son commandement. Le reste du temps, il connaît de sa division ce que lui en montrent les écoles de recrues d'infanterie dont il passe l'inspection. Sa compagnie de guides, son régiment d'artillerie, son demi-bataillon du génie, ses ambulances, sont res inter alios. Ils relèvent exclusivement des chefs d'arme qui ne les commanderont pas en temps de guerre.

Naturellement, si les commandants de corps d'armée et de divisions connaissent peu leurs sous-ordres, la réciprocité existe: les sous-ordres connaissent peu leurs supérieurs. Jusqu'au bataillon, jusqu'au groupe de batteries, les services bisannuels permettent jusqu'à un certain point aux officiers de s'accoutumer les uns aux autres, encore que d'une façon incom

plète. Ils sont en contact journalier pendant toute la durée du service. Plus tard, il n'en est plus de même. Le contact devient moins intime, parce que moins fréquent,

Contribue encore à ce défaut de contact la circonstance qu'entre les périodes de convocation les officiers de troupes n'ont plus guère de relations de service qu'avec le fonctionnaire chef de leur arme.

En pratique, ces inconvénients sont partiellement atténués par les traditions du corps d'officiers, dont les membres, même dans la vie civile, n'abandonnent pas absolument les habitudes de camaraderie et, jusqu'à un certain point, de subordination qu'ils ont contractées au service militaire. L'activité des sociétés d'officiers, les réunions d'officiers appartenant à certaines unités, sous la direction de leur chef, les exercices et travaux volontaires, contribuent à remédier aux lacunes de la loi; mais ce sont des moyens insuffisants et qui ne sauraient remplacer des prescriptions officielles, imposées à chacun.

3. L'administration n'a pas assez en vue les exigences de l'unité et de la liaison entre les armes. Autant d'armes, autant de services administratifs séparés. Et comme l'instruction de l'arme relève du chef de service, chaque arme est instruite de son côté, sans rapports aucuns établis avec les autres. La loi favorise le système des cloisons étanches. N'étaient les écoles centrales qui ont créé une certaine unité de doctrine, et les trop rares exercices de détachements mixtes, fantassins, cavaliers, artilleurs, sapeurs s'ignoreraient entr'eux; chacun resterait cantonné dans son dicastère, sans vues sur le domaine du voisin. La loi de 1874 ne semble avoir considéré que le côté technique de l'instruction de la troupe et des chefs; elle n'a pas donné assez d'importance à l'instruction tactique, et cette lacune a développé ses effets jusque dans le domaine de nos règlements. Ils étudient le combat chacun pour l'arme qu'ils réglementent: le combat de l'infanterie, le combat de la cavalerie, etc., mais nous n'avons aucune instruction fixant les principes du combat en général, que l'on ne saurait imaginer pourtant sans l'union des quatre armes.

Ainsi la loi de 1874 a concentré tous les pouvoirs de l'armée dans les mains de quelques chefs de bureaux, à peu près isolés dans l'administration de leur arme, et relevant directement du pouvoir central. C'est eux, en quelque sorte, qui personnifient

l'armée, en représentent, en temps ordinaire, l'élément actif. Aussi, conformément à cette loi scientifique qui veut que l'organe suive la fonction, le commandement trop peu utilisé s'est amoindri, tandis que la bureaucratie se fortifiait. On en a vu une preuve dans la conférence des divisionnaires tombée en désuétude, et dont la résurrection n'est due qu'au coup de fouet des incidents de l'année passée. Cette conférence, instituée par l'article 180 de la loi, était un des seuls liens entre le commandement et l'administration.

En résumé, l'erreur fondamentale de la loi du 24 décembre 1874 est de n'avoir pas considéré suffisamment l'unité morale de l'armée. Elle n'a pas établi les points d'intimité indispensables entre les divers éléments qui composent celle-ci, et a négligé, par là, de mettre autant qu'il est désirable, à la base des rapports qui doivent régner entre les dits éléments, la confiance réciproque et la communauté de doctrine et d'action.

Son organisation de l'armée ne tient pas assez compte de la capacité des troupes dans la répartition entre elles des tâches incombant à l'ensemble, non plus que des possibilités d'instruction de ces troupes.

Le partage des attributions entre l'administration et le commandement ne tient pas assez compte de celui des responsabilités. Les fonctionnaires qui préparent l'armée à sa mission ne sont pas stimulés par la perspective de la sanction éventuelle. du champ de bataille; ils ne conduiront pas cette armée au combat. De son côté, le commandement qui assumera cette suprème responsabilité n'est pas à même de s'y préparer en forgeant lui-même l'outil dont il devra se servir. Comment trouverait-on, dans des conditions ainsi formulées, la sécurité que procure la confiance absolue? Comment cette confiance indispensable prendrait-elle naissance?

Ce sont ces lacunes-là que l'organisation nouvelle doit combler. Le but à poursuivre sera donc, en résumé, le suivant :

1. Garantir par une répartition plus logique des forces combattantes dans les grandes catégories de l'armée l'utilisation rationnelle de celles-ci.

2. Créer un contact plus intime: a) entre le commandement et l'administration; b) entre les degrés de la hiérarchie militaire; c) entre les armes.

Quand nous aurons réalisé ainsi l'unité morale de l'armée, le reste sera d'une obtention relativement aisée.

F. FEYLER, major.

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