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Les officiers chargés du service de l'espionnage sont accusés d'avoir mis à profit le caractère secret de leurs opérations, lesquelles comportent une comptabilité occulte, pour détourner des fonds dont ils disposaient une somme de 25 000 francs qu'ils auraient employée à payer un témoignage écrasant contre le capitaine Dreyfus, au procès de Rennes. La preuve de cette subornation ne paraît pas faite, à ceux qui ont suivi de près le procès, mais ils sont épouvantés de ce qu'il y a eu de louche dans l'attitude des accusés comme dans celle des témoins. Grattages, falsifications, amnésies momentanées, contradictions: tout cela dénote un état moral fâcheux. On en arrive à éprouver du soulagement quand on voit le capitaine François faire tête à l'accusation, quand on voit le général de Galliffet montrer ingénuement sa légèreté spirituelle et sa gaminerie de gavroche.

Notre armée ne peut que souffrir de tout ce qu'on étale: médiocrité intellectuelle de certains chefs, automatisme de certains subordonnés qui tirent vanité de n'être que de simples machines, que des instruments muets, aveugles, inintelligents, entre les mains du commandement, manque de décision et de coup d'œil, manque de franchise surtout. N'est-ce pas singulier cette déplorable habitude des faux-fuyants, des coups de pouce et du grattoir précisément dans un monde où on ne parle que d'honneur et de loyauté, et de la part de gens qui sont légitimement fiers d'être indifférents à la mort?

L'exemple, malheureusement, vient de haut. Et, si l'affaire Dautriche n'est pas pour relever le prestige de l'armée, d'autres incidents encore viennent de lui porter des coups terribles, dont elle aura grand'peine à se relever. La presse a dénoncé avec indignation, une indignation réelle ou feinte, désintéressée ou politique, là n'est pas la question, des actes de délation systématique, qui ont été démontrés, avoués, flétris... et glorifiés.

A la suite de ces révélations, un grave et douloureux débat s'est déroulé à la Chambre, et il s'en est fallu de bien peu que le général André succombât. Un déplacement de deux voix eût suffi à le renverser. Jamais depuis quatre ans et demi qu'il est au pouvoir, il ne s'était vu si près de le quitter.

Lorsqu'il est arrivé au ministère, en mai 1900, j'ai dit ici même (p. 445) qu'il avait un programme, mais point de doctrine. Son dénuement à cet égard s'est manifesté si souvent que j'ose à peine rappeler qu'il n'a su prendre position sur aucune des grandes questions qu'il est urgent de régler: service de deux ans, organisation de la justice militaire, avancement. Il ne s'intéresse pas beaucoup aux questions de matériel. L'instruction lui est indifférente, et j'ai montré comme, en matière d'éducation, ses actes démentent ses paroles. Non qu'il ne dise pas ce qu'il pense. Il pense même ce qu'il dit; mais il ne le comprend pas toujours très bien.

A défaut de principes, donc, il avait un programme, qui était de répu

blicaniser le corps des officiers. Il avait admirablement senti que cette opération était indispensable. Sous la République, tout officier suspect d'être républicain était, par ce fait même, presque fatalement condamné à n'obtenir ni avancement ni faveur. L'autre jour, au Conseil de guerre, un des accusés, le capitaine François, se vantait d'avoir été républicain « à une époque où il y avait péril à l'être. » Il parlait de ce qui se passait avant le procès de Rennes. Alors, on pouvait impunément faire montre de sentiments impérialistes, cléricaux, royalistes; au contraire, on s'exposait aux pires désagréments en manifestant de la sympathie pour les idées démocratiques. Comme le corps des officiers se sélectionne par lui-même, comme l'avenir des lieutenants dépend des généraux, le même esprit s'y perpétue, par la raison qui fait se perpétuer dans les académies, qui élisent leurs membres, le même respect conservateur des traditions.

En s'écartant ainsi de plus en plus du courant qui entraîne la nation, en restant ancrée à son attachement aux idées anciennes, l'armée s'isolait de plus en plus, et la désunion allait s'accentuant. Il était inévitable qu'un désaccord violent éclatât, et l'affaire Dreyfus n'avait été qu'un épisode de cette lutte qu'il fallait à tout prix empêcher si on ne voulait qu'une guerre intestine se déclarât.

Le général André a eu le grand mérite de voir ce danger imminent et de vouloir l'épargner au pays. Son « flair d'artilleur » lui a appris qu'il était indispensable de changer la mentalité du corps des officiers, de la rapprocher de la mentalité ambiante, de celle de la population, telle qu'elle est indiquée par le choix que les électeurs font de leurs représentants.

Son programme, donc, était de mettre au pinacle les officiers républicains. Une intuition que je crois fort juste le poussait à mettre cette question au premier rang. Quand le gouvernail est cassé et que le bâtiment va à la dérive, il est urgent d'improviser un moyen de reprendre la bonne direction. Tout le monde s'y met : les mécaniciens laissent tomber les feux; le maître coq abandonne sa cuisine; on ne se donne plus la peine de faire le point. C'est seulement quand le capitaine est redevenu maître des mouvements de son navire que chacun retourne à son poste et reprend les fonctions de sa spécialité.

Le pilote a donc voulu mettre avant tout l'armée dans la bonne voie. Il s'est proposé de s'entourer de collaborateurs républicains, de donner de l'avancement aux officiers républicains. Et cela, même si leur valeur professionnelle laissait à désirer. Car, disait-il, je veux qu'on sache que le titre de républicain a cessé d'être une tare, et qu'il est aujourd'hui un mérite: si des injustices criantes ont été commises contre eux, j'en commettrai de non moins criantes en leur faveur. C'est le moyen de frapper les imaginations. Si je ne récompensais que la valeur chez les républicains, on ne verrait pas clairement que c'est leur républicanisme que je prétends honorer. On serait

fondé à croire que c'est uniquement à leur valeur que j'ai rendu justice. D'ailleurs, en poussant pour leurs seules opinions politiques des officiers intrinsèquement médiocres, je ne ferai pas grand tort aux autres, car ces républicains sont extrêmement peu nombreux. Et, d'autre part, il s'agit d'accomplir un acte de réparation. Car il faut bien tenir compte du découragement que ces malheureux ont pu légitimement éprouver, sachant qu'ils n'avaient à compter sur aucun avenir. Se sentant sacrifiés en raison de leurs convictions, ils ont pu se laisser aller au découragement. De sorte que, s'ils sont médiocres, ce n'est pas de leur faute. Voilà pourquoi ils ont droit à des compensations.

Ce raisonnement, qui ne laisse pas d'être spécieux, détermina certaines des personnes auxquelles s'adressa le général André à lui apporter leur concours. Dans le nombre, les unes se bornèrent à lui indiquer les officiers qui étaient << bons. » D'autres lui signalèrent plutôt (ou en même temps) ceux qui étaient mauvais. Quand il devint ministre, il se chargea de faire avancer les «bons », il chargea son cabinet d'arrêter les « mauvais » au passage. Dès lors, ses collaborateurs se renseignèrent comme ils purent sur les candidats à l'avancement. Leurs notes avaient le grand tort d'être données par des camarades sur des camarades, par des inférieurs sur leurs supérieurs. Elles avaient le grand tort aussi d'être secrètes, mais elles ne l'étaient guère plus que les notes réglementaires sous les insinuations insidieuses desquelles on a vu s'effondrer la fortune militaire de plus d'un, sans que la victime sût quelle main l'avait frappé, ni de quelle nature était le trait empoisonné dirigé contre lui. Elles étaient fournies, ces notes officieuses, par des individualités sans mandat, obéissant parfois à des rancunes personnelles. Mais celles des chefs hiérarchiques présentaient-elles toutes les garanties possibles d'impartialité ?

Ce parallèle un peu forcé, sinon beaucoup, je voudrais d'autant moins le prolonger qu'une différence considérable distingue les notes occultes dont il s'agit ici de celles qui sont officiellement données et obligatoirement consultées. Cette différence vient de ce que le général André ne consultait pas toujours son cabinet, de ce que, bien des fois, il n'a tenu aucun compte de ses conseillers. Il faut avoir entendu les doléances de ceux-ci, il faut avoir été témoin des indignations de ses plus intimes collaborateurs, de ceux mêmes qui passent aujourd'hui pour avoir été de ses inspirateurs, et que tel et tel choix fait par le ministre ont exaspérés! Ai-je besoin de rappeler le retour du général de Négrier que le général de Galliffet avait frappé et auquel le général André rendit sa situation, en dépit du dossier écrasant que la franc-maçonnerie avait constitué contre lui, à en croire M. Guyot de Villeneuve? Faut-il rappeler l'étonnante d'aucuns diraient la scandaleuse réintégration du général Geslin de Bourgogne ? Quand on connaît le ministre actuel, on sait qu'il pousse l'amour de l'indépendance jusqu'à avoir l'air de

pratiquer l'indépendance du cœur. Demandez à MM. Brisson et Guieysse, auxquels il doit son portefeuille, et dont l'un est en froid avec lui, l'autre, plus qu'en froid. Demandez aux officiers dont il a recherché la collaboration quand il se préparait à être ministre et qu'il a abreuvés, une fois en possession du pouvoir, des humiliations les plus cruelles. Demandez au capitaine Mollin qu'il vient d'abandonner.

Le Parlement et l'armée ont été attristés de l'attitude du chef qui n'a pas su couvrir son subordonné, qui n'a pas su dire en substance : « J'ai cherché à républicaniser l'armée ; j'en avais reçu le mandat formel, et je ne suis arrivé rue Saint-Dominique que pour accomplir cette tâche. J'ai compris que, si les chefs hiérarchiques étaient capables de me renseigner sur les titres militaires de leurs subordonnés, je ne pouvais compter sur eux pour me documenter sur les opinions politiques et religieuses que j'avais besoin de connaître, sauf à n'en point toujours faire état. Du soin de recueillir ces données, j'ai chargé certains officiers en qui j'avais une grande confiance, confiance qu'ils ont justifiée par leur dévouement, par leur conscience; ils se sont acquittés avec zèle d'une tâche ingrate. Leur adresse n'a malheureusement pas égalé leur bonne volonté. Pour obtenir des renseignements, ils ont eu le tort de se prévaloir d'une influence qu'ils étaient loin de posséder. Ils ont eu surtout la malechance que leurs maladresses aient été rendues publiques. Mais un supérieur ne frappe pas un subordonné qui n'a été que maladroit dans son service. Pour moi, je préfère me retirer. Mais, en partant, je vous déclare que l'armée est gravement compromise si on ne continue pas mon œuvre, et, pour la continuer avec quelque chance de succès, je ne vois d'autres moyens que ceux que j'ai employés. Qui veut la fin doit vouloir les moyens. »

Le ministre, qui n'a pas su le dire, sort diminué des révélations de l'autre jour. Il est heureux pourtant qu'il ait été soutenu et qu'on l'ait empêché de crouler, parce que son effondrement eût probablement provoqué une réaction violente et qu'on eût ainsi perdu le bénéfice des résultats acquis, résultats bien informes, bien incohérents, bien inconsistants, mais pourtant réels. Je crois qu'il ferait sagement, tout de même, en profitant de la première occasion pour remettre son portefeuille à des mains plus fermes que les siennes de le tenir. Il n'y a que l'embarras du choix entre celles qui se tendent. Une majorité de près de cent voix a consolidé sa situation, sans le consolider, lui. C'est donc en plein succès qu'il se retirerait, et, c'est le cas où jamais de disparaître, d'autant plus que la bonne cause ne serait pas compromise, puisque l'ordre du jour qui a réuni une majorité inespérée était ainsi

conçu :

La Chambre, convaincue que le devoir de l'Etat républicain est de défendre contre les influences de l'esprit de caste et de réaction, et par les moyens réguliers de contrôle dont il dispose, les fidèles et courageux serviteurs de la

République et de la nation, compte sur le gouvernement pour assurer dans le recrutement et l'avancement des officiers, avec la reconnaissance des droits, des mérites et des services de chacun, le nécessaire dévouement de tous aux institutions républicaines.

Oui, ce dévouement est nécessaire. Et, malheureusement, il n'existe pas. Malheureusement, le corps des officiers est en proie à la désunion. Le ministre a cité une foule de faits qui le prouvent. Il aurait pu en citer davantage encore, et de plus graves, et de plus désolants. L'antisémitisme persiste dans bien des garnisons. L'intolérance politique et religieuse y a détruit la camaraderie. Les actes d'hostilité à l'égard du gouvernement de la République et de ses représentants y ont sapé la discipline. Cet état de choses est intolérable, et il importe essentiellement d'y mettre fin.

Y arrivera-t-on avec du tact? C'est douteux. En tout cas, on n'y est pas arrivé avec de la vigueur. Le général André s'est cru capable de réussir, et il a dû avouer dans la séance du 4 de ce mois qu'il avait abouti à un fiasco complet.

Quoi qu'il en soit, notre armée traverse une crise terrible, et ses amis ne peuvent que souhaiter de tout cœur qu'elle finisse par en sortir.

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Au mois de septembre, l'armée a passé par une période critique. Des désordres, provoqués par le parti socialiste, ont éclaté sur une grande partie du territoire italien, mais particulièrement violents dans les provinces septentrionales. A Milan, où le mouvement a acquis son maximum d'intensité, la vie normale a été suspendue pendant cinq jours.

Le gouvernement a estimé opportun d'éviter les répressions énergiques et de laisser l'émeute mourir d'inanition. L'armée qui, naguère, avait dù intervenir immédiatement, a dù éviter cette fois-ci tout contact avee les éléments d'agitation et se tenir même hors de leur vue. Peut-être a-t-on évité ainsi de plus grands malheurs, mais la tâche a été pénible et la mission délicate de tenir à l'écart les forces considérées comme les protectrices de l'ordre, tandis que les socialistes paraissaient les provoquer en répandant dans la troupe les libelles et les appels les plus vibrants à l'indiscipline et à la rébellion.

Rien n'a fait; la discipline a été la plus forte, et la tranquillité est réta blie. Les événements ont même eu une suite fort exceptionnelle. La grande ville commerçante et industrielle de Gênes a tenu à témoigner sa reconnais

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