Page images
PDF
EPUB

main. « Si c'était lui, pensais-je, qui vînt m'ouvrir la porte? » Rien qu'à cette pensée je perdais déjà contenance. Je rencontrai bien Germain, mais dans la rue, heureusement. Je ne pus m'empêcher de rougir. Pour lui, absorbé par un livre, il passa sans me voir, l'insensible! J'entrai dans une petite cour dont l'aspect vous emporte à cent lieues de Paris. On y voit, ombragé par un olivier de Bohême, un puits à la mode ancienne, garni d'une vieille serrurerie très-ouvragée et couronnée de chèvrefeuille et de houblon. D'un côté les giroflées fleurissent sur le mur, de l'autre une belle vigne tapisse la moitié du bâtiment. Au bout de la cour, à travers une clairevoie ouverte entre deux lilas énormes, s'épanouit un parterre plein de réséda, de jasmin, de clématite et de roses. Des oiseaux gazouillaient dans une cage suspendue à l'entr de éela loge du concierge antique, et, sous l'inspection d'un gros chat couché sur la margelle du puits, quelques poules becquetaient l'herbe qui pousse entre les pavés. Est-ce que ceci ne vous figure pas la retraite d'un sage? Quant à moi j'ai une disposition à aimer les gens qui choisissent pour demeures ces maisons silencieuses et fleuries. Ayant traversé la cour, je montai un escalier étroit et propre, doucement éclairé sur le parterre par de petites fenêtres que ferme un rideau de vigne où se jouent le soleil et le vent. Je sonnai au premier étage; un pas pesant se fit entendre. Mae Darcet elle-même vint ouvrir, appuyée sur l'épaule d'une petite fille qui se serrait contre elle en me regardant de tous ses yeux. Cette petite, fort gentille, tenait un livre, et Mme Darcet n'avait pas pris le temps d'ôter ses lunettes. Ce groupe me rappela un tableau italien représentant la sainte Vierge et sainte Anne, et me fit juger que j'interrompais une leçon de lecture. Mme Darcet, assez étonnée de mon visage, dut l'être encore plus de l'espèce d'embarras avec lequel je déclinai le nom de ma tante et lui demandai la permission de l'entretenir un moment. Elle m'introduisit dans une chambre spacieuse, sobrement meublée. « Pardonnez-moi, me dit-elle, de ne pas vous recevoir chez moi; les ouvriers m'en ont chassée. » Elle n'avait pas besoin de m'apprendre où j'étais. Un vaste bureau, couvert de papiers, des sphères, des armes orientales, des livres entassés me faisaient assez reconnaître la chambre de Germain. Je ne m'en sentis pas beaucoup plus d'assurance. Néanmoins la bonne dame avait l'air si engageant que j'expliquai couramment l'objet de ma visite, tout en faisant sous cape l'examen des lieux. Me Darcet me rendit le meilleur témoignage

de sa protégée, disant qu'en conscience elle ne lui connaissait d'autre défaut que d'aimer un peu trop à causer. Comme je pourrais bien utiliser ce défaut-là, j'en fis bon marché. Je m'étais mise à l'aise; je multipliai les questions, au risque de me rendre indiscrète. Je ne voulais point m'en aller si vite, et j'espérais voir paraître Me Darcet. On répondit patiemment à mes demandes; on m'assura de mille manières que nous ferions une bonne acquisition. J'en étais persuadée; mais Mlle Darcet ne paraissait pas. Je priai Mme Darcet de me dire si la petite fille que je venais de voir n'était pas celle de notre nouvelle femme de charge. « Oui, me répondit-elle; nous l'avons prise dans un moment où elle était un peu malade et nous l'avons gardée. Je pense, dis-je, que ma tante trouvera bon qu'elle vienne demeurer avec sa mère. Nous ne voudrions pas, reprit Mme Darcet, priver cette petite d'une protection meilleure que la nôtre, mais son départ nous fera quelque peine. Ma fille s'y est attachée, et sa gentillesse distrait mon fils. Monsieur votre fils se livre à des travaux fort sérieux, Madame?-Oui, Mademoiselle, fort sérieux... et fort ingrats, ajouta-t-elle avec un sourire un peu triste; mais son esprit et son courage s'y plaisent. Si je n'ai pas la joie de le voir célèbre, j'ai du moins le bonheur de le voir content. Le monde, dis-je, peut ignorer quelque temps le mérite; Dieu n'oublie jamais la vertu. — Bonne parole, Mademoiselle, » remarqua obligeamment Mme Darcet en se levant pour m'accompagner; car, bien à regret, je me retirais enfin.

-

O bonheur ! dans le moment que j'ouvrais la porte, une nuée qui, depuis longtemps, s'épaississait et noircissait le ciel, crève avec de grands coups de tonnerre. Voilà un orage affreux qui éclate et un déluge qui tombe. Mme Darcet ne pouvait, sans inhumanité, me laisser sortir; elle me ramène gracieusement dans la chambre de Germain, et nous reprenons notre causerie. Je lui demandai si elle se plaisait à la paroisse. Elle me répondit en souriant qu'elle n'avait pas encore trouvé de paroisse qui lui déplût, pas même celle de Smyrne. Je me récriai. Elle m'apprit qu'elle avait bien eu le courage d'aller toute seule à Smyrne, chercher son fils gravement malade. Entraînée par ce cher sujet, elle se mit, sans y prendre garde et sans avoir aucunement besoin d'être poussée, à me conter sur Germain mille choses que j'écoutai avec délices. Les bons cœurs! Elle a quitté sa province et une sœur qui lui est chère pour venir avec sa fille à Paris, qu'elle n'avait jamais vu, afin de tirer son fils d'un isolement qui le faisait

souffrir. Comme je remarquais, en louant sa tendresse, que ce grand changement d'habitudes avait dû lui être pénible à son âge: « Un tel fils, me répondit-elle, tient lieu de tout; c'est à son absence qu'on ne s'habitue pas. Quand je songe aux longues années qu'il a passées au milieu de tant de périls, et moi au milieu de tant d'angoisses, je crois être toujours au premier moment de notre réunion, et je suis toujours heureuse. » Lå-dessus, je m'étonnai qu'elle eût pu le laisser partir. « Vous pensez bien, reprit-elle, que ce ne fut pas sans combats, mais je crus que Dieu le voulait aussi. C'était une de ces plantes sauvages qui ne croissent et ne fleurissent qu'au grand vent. Il se serait consumé lui-même dans la vie ordinaire. Je crois d'ailleurs qu'il n'a rien fait d'inutile. Les connaissances qu'il a si laborieusement acquises serviront à la gloire de la religion, et même, plus tard, à la sienne... C'est égal, Mademoiselle, il faut encore que la sainte Vierge se mêle de consoler les mères les plus heureuses dans leurs fils. >> Toutes ces paroles m'allaient au cœur. Je n'avais garde de laisser languir l'entretien. « A présent, repris-je, vous êtes au moins bien revenue de vos alarmes. Mon fils et sa sœur, poursuivit-elle, m'ont fait une sorte de paradis. Il n'y a point, dans ma province, de maison plus tranquille que cette maison, ni de famille plus constamment réunie au foyer. Ma fille étudie et m'aide au ménage, Germain travaille, la petite apprend à lire, et le soir nous nous réjouissons tous quatre du bonheur de nous aimer. Que de gens ne pourraient croire qu'on soit heureux à si peu de frais! Je ne suis pas de ces gens-là, » m'écriai-je, fort embarrassée d'une larme indiscrète qui, malgré moi, venait obscurcir mes yeux.

[ocr errors]

Pour me distraire de cette émotion, ou plutôt pour la cacher, je promenai mes regards dans la chambre. Elle exprime bien le caractère de l'homme qui l'habite : un crucifix placé en face de son bureau; des armes qu'il a portées dans ses voyages, étant obligé de revétir le costume asiatique; le portrait de sa mère et celui de sa sœur, très-finement dessinés par lui-même, et entre ces deux portraits la branche de buis bénie au jour des Rameaux; joignez-y ces livres amoncelés partout, voilà le savant, voilà le chrétien, le bon fils, l'homme plein de cœur, voilà mon ami Germain ! Mais deux autres cadres attirèrent mon attention, et, me faisant mieux connaître encore le fils de Mme Darcet, me le rendant, s'il est possible, plus cher, me déterminèrent à une action qui engage définitivement ma vie.

Dans un coin j'aperçus des fleurs parfaitement peintes, et, sous ce tableau, un canevas, tel qu'on en fait remplir aux petites filles qui apprennent à marquer, contenant les vingt-quatre lettres de l'alphabet, les dix chiffres, et, pour terminer la ligne, d'un côté un oiseau, de l'autre un arbuste dans sa caisse; le tout entouré de baguettes un peu dédorées par le temps. Ce chiffon, dans ce grave cabinet, me fit sourire. « Je vois, dis-je à Me Darcet, par pure distraction, le premier ouvrage de mademoiselle votre fille, et sans doute que ces belles fleurs sont aussi de sa main? Non, me répondit-elle; mais ces deux objets n'en sont pas moins très-précieux à mon fils. Ils lui rappellent une des époques les plus douces de sa vie et l'un des plus grands chagrins qu'il ait éprouvés. Les fleurs ont été peintes pour lui, par une dame allemande, femme de grande vertu, qu'il avait eu le bonheur de secourir dans d'effroyables revers et qui est morte. Et le marquoir? murmurai-je, respirant à peine. Le marquoir lui a été naïvement donné par la fille de cette dame; une enfant charmante qu'il chérissait et dont il était en quelque sorte le père adoptif. Nous n'avons pu savoir ce que cette pauvre petite est devenue. Germain l'a pleurée comme s'il avait perdu sa sœur.»>

-

Je pâlissais, je ne pouvais plus me soutenir, je fus obligée de m'asseoir. « Vous souffrez, Mademoiselle! » s'écria Mme Darcet fort effrayée. Elle courut ouvrir la fenêtre et voulut appeler ma femme de chambre, restée dans une autre salle. Je la retins sans parler, la regardant avec tendresse, les yeux baignés de larmes et serrant ses deux mains. Son vénérable visage exprimait l'étonnement, la compassion, l'inquiétude. A travers mes larmes, je souriais; une immense joie inondait mon âme. Nous restâmes ainsi quelques instants, elle debout, moi assise. Je me levai enfin et je lui dis avec une émotion solennelle : «< Madame, au nom de tout ce que vous avez de plus cher, pour le bonheur de Germain, je vous demande de garder, aussi longtemps que je vous en prierai, un secret absolu sur ce que je vais vous dire. Parlez, Mademoiselle, me dit-elle, extrêmement émue à son tour; quoi que vous me disiez, je vous garderai le secret.— Eh bien, Madame, continuai-je, ne pouvant plus me contraindre, cette enfant, la pauvre petite fille de cette vertueuse dame que votre fils a secourue et sauvée, elle se nommait Rosalie Corbin, n'est-ce pas? C'est bien son nom, dit Me Darcet au comble de l'étonnement. Elle existe, m'écriai-je, elle est riche, elle est chrétienne,

elle est reconnaissante, et elle ne forme pas d'autre vœu que de vous appeler sa mère. Je suis Rosalie!....»

A ces mots, je me jetai dans ses bras; elle me rendit tendrement mes caresses. « Quoi, mon enfant, vous seriez?......Oui, bonne mère, je suis Rosalie Corbin ; je suis cette pauvre Roschen que Germain aimait tant, et, s'il m'aime toujours, je veux être votre fille. Certainement, mon enfant, me répondit-elle, se méprenant sur ma pensée. Que Germain va être heureux de retrouver sa seconde sœur! -Chère Madame, lui dis-je, n'oubliez pas votre promesse. Devant votre fils, aussi bien que devant tous les autres, il faut observer le secret le plus absolu. Je ne suis que la nièce de la marquise d'Aubecourt. Rosalie Corbin n'est pas encore retrouvée, excepté pour vous. Germain a une sœur parfaite; je désire une autre place dans son cœur. Quand je n'étais qu'une enfant pauvre et sans appui, il pensait que je pourrais devenir sa femme. Il l'a écrit à ma mère. Ce qu'il pensait dans ce temps-là, je le pense aujourd'hui. »

Mae Darcet, stupéfaite, parut se demander si je n'étais point folle; mais je lui prouvai que j'avais ma raison. Elle m'avoua qu'ayant souvent désiré de marier son fils, le parti que je lui proposais ne lui déplairait pas, bien au contraire. Quant aux observations, je les levai l'une après l'autre, et sans peine. « Qu'avez-vous à craindre? lui dis-je; Germain ne saura rien; nous conspirerons pour son bonheur sans le tirer de son repos. Si je réussis à le faire agréer de ma tante, ce qui est difficile, mais non pas impossible, il n'aura que la peine d'accepter ou de refuser. Si j'échoue, il ne sera nullement engagé; nos démarches ne l'auront point empêché de s'établir. Pour moi, je l'aime et je n'aurai jamais d'autre époux. Le pire qui puisse m'arriver est de rester auprès de ma tante, dans une situation que sa bonté et notre mutuelle affection rendent très-douce, ou de me retirer plus tard au couvent; c'est à quoi je songe sans le moindre effroi. Dieu daignera toujours et partout m'apprendre à supporter des peines dont la source n'aura rien de coupable. »>

Quelle mère ne se serait pas rendue à ce langage? Mme Darcet m'embrassa de nouveau et me promit son appui. De mon côté, je m'engageai à la consulter autant que je le pourrais.

« Maintenant, ajoutai-je, je voudrais bien voir mademoiselle votre fille; ne va-t-elle pas venir? - Jeanne, me répondit la bonne dame, est chez votre femme de charge, qui lui a recommandé deux ou trois pau

« PreviousContinue »