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CORBIN ET D'AUBECOURT.

I

Paris, 1er mai 1820.

Vous voilà donc mariée, chère Elise; mariée selon votre goût, selon votre raison, selon votre cœur; contente de ce que vous avez fait, heureuse, tranquille... Tranquille! Ah! je bénis Dieu, je le trouve juste, je le remercie de vous avoir donné ce bien charmant, la paix dans le bonheur ! Ainsi vous êtes la digne femme de l'homme excellent que vous aviez choisi, la maîtresse d'un bon cœur auquel obéit le vôtre, la reine d'un petit royaume entre cour et jardin, avec de l'herbe dans cette cour vénérable, et une douce prairie sous vos fenêtres, et au bout de la prairie un bouquet de bois, et derrière le bouquet de bois le soleil se couche pour le plaisir de vos yeux... Je vois cela; je vois mon Elise et son grave mari admirant ensemble, elle joyeuse, lui content, ce calme horizon, semblable à leur calme avenir. C'est un tableau que j'avais dans la tête, vous le savez, avant qu'il fût sur la toile. Je vois très-bien, je vous assure, et j'entends aussi. Ces deux voix, ces deux cœurs, ces deux âmes pures qui rendent en commun mille actions de grâces à la bonne mère Providence, je les entends. Quoi! elles me bénissent; elles disent que je ne suis pas étrangère au bel ouvrage de leur félicité? Il est sûr que je l'ai désiré passionnément, et je ne ferai pas la discrète. Oui, ravie de votre bonheur, je suis fière d'y avoir un peu contribué. J'aime à vous l'entendre dire, et rien ne m'étonne moins. Toujours j'avais prévu, chère Elise, ma sœur, toujours j'avais prévu que vous seriez

heureuse, parce que vous continueriez d'être courageuse et sage, et que, continuant aussi d'être bonne, vous continueriez de m'aimer; cependant ces détails de votre triomphe et ces vives assurances de votre amitié me ravissent d'une joie nouvelle. Voyez-vous, ici l'on ne s'aime point. Ce ne sont pas les amies qui manquent, ni les caresses, ni les confidences; mais l'amitié. L'amitié était au couvent, elle est présentement en province; je crois bien qu'elle pourrait habiter Paris; mais il semble qu'elle ne puisse y naître.

Maintenant que répondrai-je à cette questionneuse, qui veut que je lui parle de moi? Je vous ai peint la joie que je reçois de vous, je vous ai tout dit. Je suis dans le boudoir où vous m'avez vue, mais vous n'y êtes pas. Le soleil vient encore jouer sur mes rideaux; les beaux tilleuls du jardin ont tout leur feuillage, ils auront toutes leurs fleurs; mes meubles sont toujours élégants, mes robes sont toujours fraiches; mon châle de l'an passé, qui vous plaisait tant, est remplacé par un autre qui vient d'arriver, et qui me rend encore plus digne d'envie; enfin je suis très-heureuse... Pourquoi vous tairaisje que je voudrais parfois l'être un peu moins? Ne me blâmez pas : je ne suis ni mélancolique, ni ennuyée, ni, je l'espère, trop lâche envers mon âme, qui se nourrirait volontiers de chimères. Le rude pasteur que vous avez entendu me conduit, et ne laisse point ses brebis s'égarer vers de si dangereux pâturages. Mes lectures, mes méditations sont robustes. Il n'y a qu'une brèche par où l'inquiétude entre dans mon cœur. Vous connaissez ma bonne tante, et vous savez combien elle aime le monde : elle le va chercher, elle m'y traîne, et le fait venir chez elle par torrents. C'est toujours la même personne : même tendresse, mais aussi même imagination; les ans n'y font rien, au contraire. Elle est plus éprise que jamais de l'éclat des noms et des titres, et voilà notre grand désaccord, dont j'ai soin de ne lui rien laisser voir. Elle veut que je sois sans cesse la nièce et l'héritière de Me la marquise d'Aubecourt, et je sens que je suis toujours la pauvre Stéphanie Corbin.

Or, ce qui tourmente Stéphanie Corbin, c'est que la nièce et l'héritière de Mme la marquise d'Aubecourt est singulièrement recherchée et poursuivie des épouseurs. Ma tante s'en amuse; moi, je songe à la conclusion, et je suis loin d'y prendre le même plaisir. Il n'y a qu'une difficulté qui me permet un peu de repos : il faut que l'on convienne à ma tante; mon mari sera son fils comme je suis sa fille; elle ne

veut pas me donner un époux qui me déplaise, mais elle ne veut pas non plus, et cela est légitime, se donner un commensal qui ne lui plaise point. Rien ne m'effrayerait si ce que je désire ressemblait un peu plus à ce qu'elle exige. Malheureusement ce n'est pas là que nous en sommes, et lorsqu'il se présentera quelqu'un à son gré, comment m'arrangerai-je, moi, pour qu'il ne soit pas au mien? A tout moment je crains de voir commencer une lutte dont la pensée me désole, et dont le résultat, que ma faiblesse me fait assez prévoir, m'épouvante. Je me vois mariée, par lassitude et pour la satisfaction de ma tante, à quelque gentilhomme bien né, bien situé, de bonne tenue, de bonnes manières, pourvu enfin de toutes les qualités que le monde demande, et qui aura celles que je souhaite à mon mari... si le hasard le veut! Je regarde, autour de moi, ces messieurs que ma tante examine. En voyant ce concours, je me persuade, toute vanité personnelle à part, considérant combien l'hôtel de ma tante est beau, combien sa terre de Touraine est grasse, combien sa terre de Bretagne est étendue, combien son vignoble de Bourgogne est riche, je me persuade que Stéphanie Corbin est un parti de conséquence... Et il me vient des idées, qui certainement ne sont pas celles de la marquise d'Aubecourt, sur l'usage que je pourrais faire de ce trésor que je suis.

Je voudrais le donner en récompense à quelqu'un que je ne connais pas, qui mériterait le cœur de Stéphanie Corbin par son cœur, et la dot de la nièce de Mme d'Aubecourt par les œuvres auxquelles il l'emploierait.

Faute de ce quelqu'un, ce sera probablement le vicomte Henri de Sauveterre que ma tante me proposera. Il est jeune, il aura du bien, il est élégant, spirituel, tout le monde du moins l'assure. Que diraije? Qu'aurais-je à dire ? Cependant je crois que notre vieil ami, M. de Tourmagne, s'éloigne un peu, comme moi, de ce sentiment général si favorable à M. de Sauveterre. M. de Tourmagne me serait fort. utile dans une crise. Il n'y a que lui qui sache se faire écouter de ma tante sur de certaines questions. Continuez de l'aimer; je ne connais pas de meilleure âme et d'esprit plus charmant.

II

8 mai.

Il est vrai, chère Elise, quelques mots de ma dernière lettre étaient inspirés par des pensées que j'ai hésité à vous livrer entièrement

n'osant presque me les avouer à moi-même. Ces pensées-là m'attireront de grands chagrins. J'avais eu fort à faire de les reléguer dans ma tête à titre de chimères, sans pouvoir les oublier ni leur imposer silence; un événement inattendu les ramène dans mon cœur, et elles y resteront; il faut que je vous les révèle, afin que ce cœur ne renferme rien qui vous reste caché. Je pouvais vous taire des songes vagues, des imaginations à demi folles; mais des sentiments, cela vous appartient. Ecoutez-moi donc : voici un grand secret; préparez toute votre sagesse pour me répondre, et surtout ne consultez, quant à présent, personne, que Dieu.

Je vous demande, mon amie, si vous croyez qu'à vingt ans, telle que vous me connaissez, je sois maîtresse de ma personne? s'il m'est permis de songer à mon avenir, à mon bonheur? s'il est légitime enfin, s'il est sage que je fasse quelques efforts pour me marier selon mes goûts, ou, pour parler mieux, selon mes sympathies?

A cent pas du palais que j'habite, demeure un homme, parfaitement inconnu de ma tante et de tous mes amis, que je rencontre souvent, à qui je ne parle jamais, qui passe près de moi et qui me regarde par hasard, sans me reconnaître, quoique j'aie, il y a bientôt douze ans, étant toute petite, vécu de son pain et dormi sur ses genoux.

J'ai lieu de croire qu'il est tel encore que je me souviens de l'avoir vu: doux, pieux, plein d'âme, pauvre probablement, fier, j'en jurerais. Je lui dois certainement la vie, et quelque chose de plus que la vie. M'est-il permis de chercher à lui faire du bien, de rêver que je pourrais ne pas lui déplaire, et de souhaiter, en un mot, qu'un jour ma reconnaissance et ma tendresse le rendent heureux?

Voilà mon but; comment y arriver? Je ne sais; cela me paraît simplement impossible. Cependant, après avoir formé beaucoup de plans impraticables, je ne suis pas du tout découragée. Dans la plupart de ces plans, j'ai compté sur vous. Vous pourrez m'être utile de mille façons que vous ne prévoyez pas et que je vous expliquerai par la suite. Vous en aurez le détail au plus long si, après vous être bien consultée, vous ne voyez, dans le gros de mon dessein, rien que votre raison et votre vertu désapprouvent.

M. de Sauveterre finira par m'alarmer. Son assiduité redouble, et décidément il soupire. Ma tante l'encourage. Elle ne réfléchit pas qu'elle possède la faveur de Me la Dauphine, et qu'un de nos parents, sur lequel elle a beaucoup d'influence, est lui-même au mieux

avec le duc de ***, ministre favori du roi. M. de Sauveterre est un aimable étourdi, j'en conviens, et j'accorde qu'il ne songe qu'aux grâces et aux qualités qui me distinguent. Mon Dieu! il n'aurait pas moins d'empressement quand je ne serais qu'une bergère. Il me l'a fait entendre; le moyen d'en douter? Néanmoins j'ai peine à le croire innocent de quelques petits calculs sur toute cette faveur qu'il n'ignore point, et madame sa mère, qui ne serait nullement fâchée d'être pairesse en attendant que je le devinsse, est capable en tout cas de calculer pour lui. C'est la plus haute comtesse que l'on puisse voir. Elle est Caniac, s'il vous plaît, Caniac de Périgord, et non de Limousin, ce qui ne laisse pas d'éblouir ma tante; car les Caniac de Limousin ne sont que fils d'Abel, mais les Caniac de Périgord descendent d'Adam en personne, et qui sait même s'ils ne proviennent pas de quelque essai de premier homme antérieur à Adam, que Moïse aura passé sous silence? Cet extrême orgueil de la naissance accompagne Mae de Sauveterre jusque dans le salon de la marquise d'Aubecourt, où pourtant je la voyais hier s'efforcer, presque obséquieusement, de réparer une maladresse de son fils, dont la fatuité paraissait choquer votre très-humble servante, la petite Stéphanie Corbin, fille d'un pauvre capitaine, petite-fille d'un pauvre avocat, arrière-petitefille de personne, et pupille, il y a quelques années, de la charité d'un pauvre jeune garçon inconnu. Mais la tante de Stéphanie Corbin est riche et bien en cour. N'est-il pas permis de flatter des vilains dont l'alliance peut jeter l'hermine de la pairie sur l'écu des Sauveterre? Ah! j'ai mon orgueil aussi, qui se révolte dans ces occasionslà, et plus on veut m'être agréable plus on me devient odieux. Mes insurrections intérieures ne sont pas médiocrement encouragées par les remarques caustiques de M. de Tourmagne : il voit le jeu de Mme d'Aubecourt et ne ménage pas les épigrammes à l'aimable vi

comte.

Puisque j'ai prononcé le nom de M. de Tourmagne, et qu'il n'est pas moins votre ami que le mien, il faut que je vous apprenne son bonheur. Il vient d'être reçu, à l'unanimité (remarquez bien ceci), membre de l'Académie des Inscriptions. C'est une société très-considérée de savants hommes, qui s'occupent entre eux de lire ce qui fut écrit, en caractères effacés, dans une langue inconnue, sur les monuments détruits des peuples qui ont cessé d'être. Tout ce qui n'a pas trois mille ans, M. de Tourmagne le tient si nouveau qu'il ne dai

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