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IV

Le discours de M. de Lamartine n'était qu'un épisode, épisode imprévu pour les adversaires du ministère eux-mêmes et ne rentrant pas dans leur plan d'attaque. D'après ce plan, arrêté à l'ouverture de la session, l'opposition devait, comme les deux années précédentes, porter son principal effort sur la politique étrangère. Elle savait que là était, depuis la mortification de 1840, le point sensible et douloureux de l'esprit public; là existaient un malaise et des ressentiments qu'on avait chance de tourner contre le cabinet. Cette tactique persistera jusqu'à la révolution de 1848. On dirait que, pour être sorti d'une crise de politique extérieure, le ministère du 29 octobre était condamné à batailler indéfiniment sur ce même terrain.

Que les Chambres exercent leur contrôle sur la direction donnée à la diplomatie, que même, à de certaines heures, dans la préoccupation universelle d'un grand péril national, comme en 1831 ou en 1840, ce soit le sujet premier de leurs débats, rien de plus naturel et de plus légitime. Mais qu'à des époques ordinaires, paisibles par calcul parlementaire, plus que par sollicitude patriotique, l'opposition s'attache principalement, on dirait presque exclusivement, aux affaires étrangères; qu'elle y livre toutes les batailles ministérielles ; qu'aux aguets par toute l'Europe et même dans le monde entier, elle cherche des incidents à grossir, des difficultés à envenimer, dans le seul dessein d'embarrasser, d'affaiblir, de renverser un cabinet détesté; qu'elle élève ainsi, à tort et à travers, des critiques qui trouvent écho dans les préjugés du moment, mais dont, plus tard, l'histoire, à la lumière des événements, reconnait presque toujours l'injustice; que tel soit l'objet non seulement de la discussion de l'adresse, mais de presque tous les débats politiques fonds secrets, crédits supplémentaires, budget, interpellations spéciales, voilà ce

qui ne s'était jamais vu à d'autres époques. Il y avait là un fait anormal, un véritable désordre, un danger grave pour le pays dont la diplomatie risquait ainsi d'être compromise et entravée. C'est par des abus de ce genre que le régime parlementaire s'est attiré le reproche de sacrifier l'intérêt national aux calculs de parti. Dès 1837, le duc de Broglie disait à la tribune de la Chambre des pairs : « J'ai peu de goût aux discussions sur les affaires étrangères. L'expérience démontre qu'en thèse générale ces discussions suscitent au gouvernement, et, par contrecoup, au pays, des embarras sans compensation, des difficultés dont on ne saurait d'avance ni prévoir la nature ni mesurer la portée. » M. de Tocqueville, qui était pourtant adversaire du ministère du 29 octobre, a reconnu plus tard, après avoir fait à son tour l'expérience du pouvoir, combien il était fâcheux que « la politique extérieure devint l'élément principal de l'activité parlementaire »; et il ajoutait : « Je regarde un tel état de choses comme contraire à la dignité et à la sûreté des nations. Les affaires étrangères ont, plus que toutes les autres, besoin d'être traitées par un petit nombre d'hommes, avec suite, en secret. En cette matière, les assemblées doivent ne se réserver que le contrôle et éviter autant que possible de prendre en leurs mains l'action. C'est cependant ce qui arrive inévitablement, si la politique étrangère devient le champ principal dans lequel les questions de cabinet se résolvent. » Ce sont là des considérations dont l'opposition ne tient pas d'ordinaire grand compte. De 1840 à 1848, elle ne paraît avoir vu qu'une chose, l'intérêt qu'elle avait à se placer sur un terrain favorable pour attaquer le ministère. Ce terrain, elle ne le trouvait pas dans la politique intérieure où les partis étaient classés avec des frontières à peu près fixes; ce n'était pas son programme de réforme parlementaire ou électorale qui pouvait lui servir à dissoudre la majorité. La politique extérieure, au contraire, lui paraissait se préter à toutes

Discours du 9 janvier 1837.

2 Lettre du 1er octobre 1858, adressée à M. W. R. Greg, esq. (OEuvres et correspondance inédites d'Alexis DE TOCQUEVILLE, t. II, p. 456.)

les manœuvres, à toutes les combinaisons, voire même aux coalitions les plus hétérogènes. Là, elle ne jugeait pas impossible d'amener à voter avec elle des conservateurs que, sur les autres questions, ses principes eussent effarouchés '. Et puis, dans les débats de ce genre, n'avait-elle pas, sur ceux qu'elle attaquait, cet avantage de pouvoir tout dire, sans autre souci que de choisir les arguments les plus propres à remuer l'assemblée et à blesser le cabinet, tandis que celui-ci se voyait sans cesse entravé dans sa défense, par la préoccupation des conséquences diplomatiques que pouvait avoir telle ou telle parole? Grâce à son irresponsabilité même, l'opposition se donnait licence de développer des thèses flatteuses à l'amour-propre national, alors à la fois surexcité et souffrant; le gouvernement avait, au contraire, cette tache particulièrement ingrate de rappeler au pays la prudence patiente et parfois un peu immobile à laquelle l'obligeait, pour quelque temps encore, la situation faite à la France en Europe par la révolution de Juillet et aussi par la crise de 1840.

M. Guizot sentait ces désavantages: il ne s'en troublait pas. Il aimait même à aller au-devant de la principale des objections qui lui étaient faites et à exposer de haut, suivant son procédé oratoire, les raisons de la réserve expectante dans laquelle il maintenait notre politique extérieure. Ainsi fit-il précisément, au début de la session de 1843, dans la discussion de l'adresse des pairs qui devançait de quelques jours celle des députés. « On se laisse diriger, dit-il, par des habitudes, des maximes, aujourd'hui hors de saison. La France a vécu longtemps en Europe à l'état de météore, de météore enflammé, cherchant sa place dans le système général des États européens. Je le comprends; c'était naturel, elle y était obligée. La France avait à faire triompher un état social nouveau, un état politique

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1 C'est encore ce que M. de Tocqueville exprimait ainsi, dans la lettre déjà citée : « Ce terrain de la politique étrangère est essentiellement mobile, il se prête à toutes sortes de manœuvres parlementaires; on y rencontre sans cesse de grandes questions capables de passionner la nation, et à propos desquelles les hommes politiques peuvent se séparer, se rapprocher, se combattre, s'unir, suivant que l'intérêt ou la passion du moment les y porte. »

nouveau; elle ne trouvait pas de place faite; il fallait bien qu'elle se la fit. On la lui contestait souvent avec injustice et inhabileté. Elle a fait sa place, elle a conquis son ordre social, son ordre politique. L'Europe les a acceptés l'un et l'autre. Je prie la Chambre de bien arrêter son attention sur ce fait, car il est la clef de la politique du gouvernement du Roi. La France nouvelle, son nouvel ordre social et son nouvel ordre politique sont acceptés sincèrement par l'Europe acceptés avec tel ou tel regret, telle ou telle nuance de goût ou d'humeur; peu nous importe. En politique, on ne prétend pas à tout ce qui plait; on se contente de ce qui suffit. Eh bien, messieurs, les faits étant tels, que doit faire la France? Adopter une politique tranquille, prendre sa place d'astre fixe, à cours régulier et prévu, dans le système européen. A cette condition, à cette condition seule, la France recueillera les fruits de l'ordre social et politique qu'elle a conquis. Quand nous aurons ainsi clos l'ère de la politique révolutionnaire, quand nous serons ainsi décidément entrés dans l'ère de la politique normale et permanente, quand cette question, qui est la question générale en Europe, sera bien évidemment et effectivement résolue, alors vous verrez la France reprendre, dans les questions spéciales, toute son indépendance, toute son influence, toute son action. Elle a déjà commencé ; cela est déjà fait en partie, pas encore complètement. Il faudra encore bien des années et bien des efforts pour atteindre un tel but; mais nous sommes sur la voie de la bonne politique. Il s'agit maintenant d'y marcher, d'y marcher tous les jours. » Et un peu plus loin, l'orateur concluait ainsi : « Nous avions, en 1830, un grand choix à faire il y avait devant nous une politique violente, turbulente, agitée, qu'on pouvait continuer, en paroles, sinon en réalité, un peu puérilement; il y avait une autre politique tranquille, mais forte au fond, efficace, qu'on pouvait comprendre et pratiquer virilement. Entre ces deux politiques, le cabinet actuel a fait son choix, il ne s'en dédira pas '. »

1 Discours du 21 janvier 1843.

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M. Guizot avait jugé important de commencer par relever sa politique, en en marquant le principe et la portée, en démontrant qu'elle était le résultat d'un calcul et non d'une défaillance. Mais il savait bien que, surtout à la Chambre des députés, le débat ne resterait pas dans ces hautes généralités. En effet, les diverses questions dont avait alors à s'occuper notre diplomatie furent successivement abordées par l'opposition. Celles d'Espagne et de Syrie, sur lesquelles nous aurons à revenir, ne donnèrent lieu qu'à des escarmouches. Ce fut sur le droit de visite que, cette fois encore, les adversaires du cabinet livrèrent la principale bataille.

On se rappelle où en était cette malheureuse affaire, à la fin de 1842. Reculant à regret devant le soulèvement de l'esprit public et désirant ôter tout prétexte à de nouvelles attaques, le ministère avait complètement abandonné la convention du 20 décembre 1841 et avait fait clore le protocole, laissé d'abord ouvert à Londres pour attendre la ratification de la France'. A ce prix, il s'était flatté d'en finir avec cette agitation et de sauver les traités de 1831 et de 1833. Le discours par lequel le Roi ouvrit la session de 1843 garda sur ce sujet un silence significatif : le gouvernement indiquait ainsi qu'il regardait l'affaire comme terminée et ne fournissant plus matière à un débat. Tout autre fut l'avis de l'opposition. La satisfaction obtenue au sujet de la convention de 1841, loin de lui paraître une raison de désarmer, l'encourageait à poursuivre la campagne; elle prétendait, en invoquant les mémes raisons et en usant des mêmes procédés, faire disparaître entièrement le droit de visite. Un fait s'était produit, d'ailleurs, depuis la session précédente, qui lui fournissait un argument de nature à faire effet sur l'opinion le 9 août 1842, l'Angleterre avait conclu avec les États-Unis un traité pour régler diverses contestations qui menaçaient de dégénérer en querelle ouverte; d'après ce traité, la république américaine, de longue date opposée à tout droit de visite, s'engageait sans

1 Cf. plus haut, § 1.

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