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Il estimait d'ailleurs que la lutte d'influence des deux puissances occidentales, au delà des Pyrénées, était « une lutte de routine, d'habitude, de tradition, plutôt que d'intérêts actuels et puissants ». Aussi, à peine le cabinet tory eut-il pris le pouvoir, que le ministre français lui proposa une sorte de désarmement réciproque dans les affaires espagnoles. « Des trois partis qui s'agitent là, écrivait-il le 11 octobre 1841', les absolutistes et don Carlos, les modérés et la reine Christine, les exaltés et le régent Espartero, aucun n'est assez fort ni assez sage pour vaincre ses adversaires, les contenir et rétablir dans le pays l'ordre et le gouvernement régulier. L'Espagne n'arrivera à ce résultat que par une transaction entre ces partis. A son tour, cette transaction n'arrivera pas tant que la France et l'Angleterre n'y travailleront pas de concert... La bonne intelligence et l'action commune de la France et de l'Angleterre sont indispensables à la pacification de l'Espagne... Sur toutes les questions, on nous trouvera modérés, conciliants, sans arrièrepensée et sans prétention exclusive. Nous ne pouvons souffrir qu'une influence hostile s'établisse là aux dépens de la nôtre ; mais j'affirme que, sur le théâtre de l'Espagne pacifiée et régulièrement gouvernée, dès que nous n'aurons rien à craindre pour nos justes intérêts et nos justes droits, nous saurons vivre en harmonie avec tout le monde et ne rien vouloir, ne rien faire qui puisse inspirer à personne, pour l'équilibre des forces et des influences en Europe, aucune juste inquiétude.

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Cette ouverture n'eut pas tout d'abord grand succès auprès des membres du nouveau cabinet anglais. Il y avait longtemps que M. de Metternich disait et répétait à nos ambassadeurs : « Vous ne vous mettrez jamais d'accord avec l'Angleterre sur l'Espagne 2. >> Tous les souvenirs lointains ou proches, guerre de la Succession et traité d'Utrecht sous Louis XIV, pacte de famille sous Louis XV, part prise par le cabinet de Madrid de concert avec celui de Louis XVI à l'émancipation

Lettre adressée à M. de Sainte-Aulaire, mais destinée en réalité à lord Aberdeen. (Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 305 et suiv.)

2 Documents inédits.

des colonies américaines, guerre d'Espagne sous Napoléon, intervention armée du gouvernement de Louis XVIII en faveur de Ferdinand VII, — avaient fait de la crainte de la prépondérance française au delà des Pyrénées et de la nécessité de lutter contre cette prépondérance, une des traditions indiscutées de la diplomatie anglaise. Celle-ci s'y obstinait, sans tenir compte des changements accomplis en Espagne, en France, en Europe. Aussi, au premier moment, le chef du cabinet tory, sir Robert Peel, ne parut-il pas avoir sur cette question une autre politique que lord Palmersten. « Résister à l'établissement de l'influence française en Espagne, disait-il, tel doit être notre principal et constant effort. » Pour atteindre ce but, il n'hésitait pas à rechercher contre nous l'appui des puissances continentales, qui n'avaient cependant pas reconnu la reine Isabelle. Lord Aberdeen, avec plus de douceur dans les formes, n'avait pas à l'origine un autre sentiment, et il maintenait, comme représentant de l'Angleterre à Madrid, M. Aston, qui y avait été l'agent passionné de la politique de lord Palmerston'.

Le gouvernement français n'en persista pas moins dans sa modération conciliante, et, pour en donner une nouvelle preuve, il se décida, vers la fin de 1841, à renvoyer un ambassadeur à Madrid. Son choix se porta sur un membre de la Chambre, naguère collègue de M. Molé dans le ministère du 15 avril, M. de Salvandy. Mais à peine celui-ci fut-il arrivé à Madrid, le 22 décembre 1841, qu'une contestation éclata entre lui et Espartero, au sujet des lettres de créance. Le régent prétendait qu'elles devaient lui étre remises, comme au dépositaire de l'autorité royale. L'ambassadeur voulait les remettre à la jeune reine personnellement, sauf à traiter ensuite de toutes les affaires avec le régent. La malveillante obstination du premier, la solennité un peu importante du second donnèrent tout de suite beaucoup d'éclat au conflit. Le gouvernement français soutint son représentant et, pour témoigner de

1 Mémoires de M, Guizot, t. VI, p. 298, 299. Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 590, 591.

son mécontentement, le rappela immédiatement en France. M. de Salvandy eût voulu que son rappel fût suivi de l'envoi d'une armée française en Espagne, ou tout au moins de l'interruption absolue des relations diplomatiques; le gouvernement, n'estimant pas que l'incident autorisât des mesures aussi extrêmes, se borna à faire signifier à Madrid que le roi des Français ne recevrait aucun agent espagnol, accrédité à Paris, avec un titre supérieur à celui de chargé d'affaires'.

Dans cette querelle d'étiquette, Espartero avait été soutenu, et même, s'il fallait en croire M. de Salvandy, poussé par le ministre d'Angleterre, M. Aston. On s'aperçut que lord Palmerston n'était plus au Foreign office. En dépit des objurgations de la presse whig, lord Aberdeen n'approuva pas la conduite de son agent. « Personne, écrivit-il à M. Aston le 7 janvier 1842, ne peut être plus disposé que moi à soutenir le gouvernement espagnol quand il a raison, spécialement contre la France. Mais, dans cette circonstance, je crois qu'il a décidément tort, et je regrette beaucoup que votre jugement, ordinairement si sain, soit arrivé à une autre conclusion. » Il terminait en prescrivant au ministre d'Angleterre de travailler, s'il en était temps encore, à « quelque accommodement». Lord Aberdeen s'était décidé par cette considération que la prétention du régent portait atteinte à l'intégrité du pouvoir monarchique. Mais il n'était pas pour cela converti à la politique d'entente que proposait M. Guizot pour les affaires d'Espagne. On le vit bien, à cette même époque, quand, pour la première fois, le gouvernement français jugea propos d'aborder nettement cette question du mariage de la reine Isabelle, qui devait, quelques années plus tard, amener un conflit si grave entre les deux puissances occidentales.

à

1 Dépêche du 5 janvier 1842.

V.

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VIII

Du jour où, bien à contre-cœur, le roi Louis-Philippe s'était vu obligé de reconnaître l'admission des femmes à la succession de Ferdinand VII, il avait pressenti les risques que le mariage de la reine Isabelle ferait un jour courir à l'œuvre de Louis XIV au delà des Pyrénées'. Sans doute, l'Espagne, affaiblie par le despotisme et les révolutions, ne pouvait être une ennemie aussi redoutable qu'au temps de Philippe II; elle ne pouvait même plus être une alliée aussi utile qu'au dix-huitième siècle. D'ailleurs, le temps était passé où la parenté des souverains emportait l'alliance des nations. Mais, sans rêver aucun nouveau « pacte de famille », on ne devait pas oublier à Paris ce que l'histoire ou seulement la géographie enseigne si clairement, à savoir que la France est singulièrement amoindrie dans sa force et dans sa liberté d'action, si elle n'a pas l'entière sécurité de sa frontière méridionale. Il fallait donc veiller avec une particulière sollicitude à ce que, dans cette péninsule où existait déjà un parti antifrançais, ne vînt pas s'établir une influence disposée à faire le jeu de nos adversaires. N'eût-ce pas été le cas si un mariage avait appelé à s'asseoir sur le trône de Philippe V quelque prince appartenant à une famille rivale ou peut-être ennemie de la France? On ne saurait donc s'étonner de l'importance alors attachée par notre gouvernement à cette affaire du mariage. Quant à ceux qui reprochaient, en cette circonstance, au roi Louis-Philippe de trans

1 Rappelons ici ce passage, déjà cité par nous, d'une lettre écrite, le 25 octobre 1833, par le duc de Broglie à lord Brougham : Nous eussions fort préféré que

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don Carlos eût succédé naturellement à son frère, selon la loi de 1713. Cela était infiniment plus dans l'intérêt de la France. La succession féminine, qui menace de nous donner un jour pour voisin je ne sais qui, nous est au fond défavorable. » (Documents inédits.)

2 En commençant dans ses Mémoires le récit des négociations relatives à ce mariage, M. Guizot l'appelle « l'événement le plus considérable de son ministère ». (T. VIII, p. 101.)

former en question nationale une préoccupation dynastique, ils oubliaient cette loi vraiment providentielle de la monarchie qui réunit et confond presque toujours l'intérêt dynastique et l'intérêt national.

En Espagne, aussi bien à la cour que dans le peuple, le mari le plus désiré pour la jeune reine eût été l'un des princes français, entre tous le duc d'Aumale, mis alors fort en vue par ses exploits africains. Mais les autres puissances, particulièrement l'Angleterre, n'étaient pas d'humeur à accepter cette réédition de l'entreprise de Louis XIV', et Louis-Philippe était encore moins disposé à risquer, pour la leur imposer, une nouvelle guerre de la succession d'Espagne. Prévoyant sur ce point une résistance analogue à celle qui s'était naguère élevée contre l'appel d'un prince français au trône de Belgique, le Roi se montra, dès le premier jour, aussi décidé à refuser le duc d'Aumale à l'Espagne, qu'il l'avait été, en 1831, à refuser le duc de Nemours à la Belgique. Les lettres confidentielles qu'il adressait à M. Guizot témoignent de sa résolution. Loin de désirer que l'idée d'une telle union se répandît en Espagne, sa préoccupation constante était de prévenir une demande qui n'eût été pour lui qu'un embarras. « Il faut instruire nos agents, disait-il, pour écarter et faire avorter, autant qu'ils pourront, toute proposition relative à mon fils 2. » La considération de l'Europe n'était pas le seul motif de sa conduite. Assez pessimiste de sa nature, il n'avait aucune foi dans l'avenir de l'Espagne. Croyez bien, mon cher ministre, écrivait-il à M. Guizot, que nous ne pouvons jamais trouver en Espagne qu'un seul motif d'étonnement : ce serait qu'elle ne fût pas en proie successivement à toute sorte de gachis et de déchire

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1 Dès le 1er novembre 1836, lord Palmerston, dont la méfiance jalouse était si facilement en éveil, écrivait à son frère : Louis-Philippe est aussi ambitieux que Louis XIV et veut mettre un de ses fils sur le trône d'Espagne, comme mari de la jeune reine. » (BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 24.)

* Des écrivains anglais ont prétendu que Louis-Philippe avait commencé par désirer marier la Reine à un de ses fils. Cette assertion ne peut un moment se soutenir, en face des preuves données par M. Guizot. (Mémoires, t. VIII, p. 107, 108.)

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