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festation des élèves, ce caractère révolutionnaire apparaissait plus marqué et plus agressif. M. Chassin a loué depuis M. Quinet de ce que, après deux ans de son enseignement, « la jeunesse des écoles avait cessé d'etre catholique et était devenue républicaine » ; il a déclaré, en parlant des événements de 1848, que les cours du Collège de France pouvaient être considérés comme une des causes les plus directes de ce réveil national et universel » ; et il a ajouté, à propos du rôle de M. Quinet, le 24 février: « Au jour de l'action, il fut à son poste. Il avait, si j'ose dire, armé les âmes; il devait donc se jeter en personne dans la bataille... Un des premiers, il entra aux Tuileries, le fusil à la main. L'alliance conclue par l'idée fut ainsi scellée dans le sang » a-t-il pas là une leçon pour les politiques à courte vue qui s'imaginent que le cri A bas les Jésuites! ne menace pas l'État, ou qui même croient habile de détourner de ce côté les passions gênantes ou redoutables?

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La diversion, chaque jour plus violente et plus tapageuse, tentée contre la Compagnie de Jésus, obligea les catholiques qui avaient pris d'abord l'offensive contre le monopole universitaire, à se défendre, à leur tour, sur le terrain où on les attaquait et qui, à raison des préjugés encore régnants, pouvait paraître peu favorable. M. de Montalembert avouait plus tard, à la tribune, « l'embarras » que, dans le premier moment, cette évocation d'un Ordre si impopulaire avait causé aux catholiques. Toutefois, ils firent vaillamment face à l'attaque. Journaux, revues, brochures, livres, tout fut employé. Un écrit effaça tous les autres : ce fut celui que le P. de Ravignan publia en janvier 1844, sous ce titre : De l'existence et de l'institut des Jésuites. Rare fortune pour cet institut, de posséder alors dans ses rangs un prédicateur célèbre dont les hommes de tous les partis étaient les auditeurs assidus et les admirateurs, dont le chancelier Pasquier faisait l'éloge en pleine Académie ; un religieux dont la vertu en imposait à ce point que personne n'osait l'attaquer. Qu'un tel homme prît en main la cause des Jésuites et les personnifiât en quelque sorte devant le monde, au jour

du péril, c'était déjà beaucoup, car son nom, à lui seul, était une force et une protection; mais de plus son petit livre était, en lui-même, excellent. Traitant successivement des Exercices spirituels de saint Ignace, des constitutions, des missions et des doctrines de la compagnie, il contenait une réfutation brève, simple et forte, de toutes les accusations portées. Et surtout, quel accent incomparable avait cette courte apologie, fière sans rien de provocant ni d'irritant, où l'auteur se défendait sans s'abaisser au rang d'accusé : mélange singulièrement saisissant de l'humilité du religieux qui parle par obéissance, avec un absolu détachement de tout ce qui le touche personnellement, et de la noblesse d'âme du gentilhomme, soucieux de l'honneur de son drapeau! Et quelle sérénité dans une œuvre de polémique! A peine, par moments, un peu d'impatience, à la vue du bon sens et de la bonne foi si outrageusement méconnus, mais aucune pensée petite, amère, aucune animosité contre les hommes; toujours cette politesse du langage qui, chez l'écrivain, était à la fois la marque de l'homme bien né et la manifestation d'une ardente charité chrétienne; depuis la première page jusqu'à la dernière, une émotion où l'on ne sait ce qui domine, de l'amour de la cause que l'auteur défend, ou de celui des âmes qu'il veut toucher; par places, des cris du cœur d'une admirable éloquence. Le contraste était grand avec les œuvres troublées auxquelles il répondait, et aussi, il faut le dire, avec quelques-unes de celles par lesquelles avait été défendue jusqu'alors la cause catholique'.

1 De courts extraits donneront l'idée de ce petit livre. Il débutait ainsi : « La prudence a ses lois, elle a ses bornes. Dans la vie des hommes, il est des circonstances où les explications les plus précises deviennent une haute obligation qu'il faut remplir. Je l'avouerai : depuis surtout que le pouvoir du faux semble reprendre parmi nous un empire qui paraissait aboli, depuis que des haines vieillies et des fictions surannées viennent de nouveau corrompre la sincérité du langage et dénaturer les droits de la justice, j'éprouve le besoin de le déclarer je suis Jésuite, c'est-à-dire religieux de la Compagnie de Jésus... Il y a d'ailleurs, en ce moment, trop d'ignominies et trop d'outrages à recueillir sous ce nom, pour que je ne réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage. Ce nom est mon nom; je le dis avec simplicité : les souvenirs de l'Evangile pourront faire comprendre à plusieurs que je le dise avec joie. » La fin n'était ni moins noble ni moins tou

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Dans la publication du P. de Ravignan, il y avait plus qu'une belle parole, il y avait un grand acte. Jusqu'à présent les Jésuites ne s'étaient défendus que par la vieille méthode, attendant tout de la tolérance du gouvernement, sollicitée sans bruit, faisant parler d'eux le moins possible, évitant même de se nommer. En 1838, par exemple, ils avaient été menacés nous avons vu alors le provincial de Paris, le P. Guidée, faire parvenir au Roi un mémoire secret où il trouvait moyen de justifier son Ordre sans en prononcer une seule fois le nom; il s'y faisait même un mérite de cette espèce de dissimulation. Tout autre avait été la tactique inaugurée par Lacordaire avec son Mémoire pour le rétablissement des Frères Précheurs, et suivie par M. de Montalembert, Mgr Parisis et les autres chefs du mouvement catholique, tactique qui consistait à se défendre par la publicité, par toutes les armes que fournissaient les libertés modernes, et à s'adresser à l'opinion plus qu'au gouvernement. Par sa brochure, le P. de Ravignan s'engage et engage avec lui résolument sa compagnie dans cette voie libérale. Tout d'abord il se nomme, avec une hardiesse dont la nouveauté stupéfie ses adversaires'. Il n'invoque pas le droit divin de l'Église, mais le droit public de la France; il s'appuie, non sur les

chante: «Que si je devais succomber dans la lutte, avant de secouer, sur le sol qui m'a vu naître, la poussière de mes pas, j'irais m'asseoir une dernière fois au pied de la chaire de Notre-Dame. Et là, portant en moi-même l'impérissable témoignage de l'équité méconnue, je plaindrais ma patrie, et je dirais avec tristesse : Il y eut un jour où la vérité lui fut dite; une voix la proclama, et justice ne fut pas faite le cœur manqua pour la faire. Nous laissons derrière nous la Charte violée, la liberté de conscience opprimée, la justice outragée, une grande iniquité de plus. Ils ne s'en trouveront pas mieux; mais il y aura un jour meillear, et, j'en lis dans mon ame l'infaillible assurance, ce jour ne se fera pas longtemps attendre. L'histoire ne taira pas la démarche que je viens de faire; elle laissera tomber sur un siècle injuste tout le poids de ses inexorables arrêts. Seigneur, vous ne permettrez pas toujours que l'iniquité triomphe sans retour ici-bas, et vous ordonnerez à la justice du temps de précéder la justice de l'éternité. »

1 M. Libri écrivait alors : M. l'abbé de Ravignan s'intitule publiquement membre de la Compagnie de Jésus, ce qu'on n'avait jamais osé faire sous la Restauration. » Et M. Cuvillier-Fleury disait dans le Journal des Débats : « Ils ont osé, quatorze ans après la révolution de Juillet, ce qu'ils n'avaient jamais tenté, inême sous la Restauration; ils se sont nommés. »

bulles des papes, mais sur la Charte. « La Charte a-t-elle proclamé la liberté de conscience, oui ou non? » tel est le fond de son argumentation. Il se défend d'être hostile aux principes auxquels il fait appel. « On nous transforme, dit-il, en ennemis des libertés et des institutions de la France: pourquoi le serions-nous?» Afin de compléter sa démarche, il publie, en même temps, une lettre et une consultation de M. de Vatimesnil, qui établissent la situation légale des congrégations, notamment des Jésuites, et qui déterminent ainsi le terrain de la résistance judiciaire.

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L'effet de ce livre fut immense. Il s'en vendit, dans la seule année 1844, plus de vingt-cinq mille exemplaires chiffre considérable pour l'époque. Les adversaires n'osaient l'attaquer directement. Pendant que Lacordaire proposait, au cercle catholique, « trois salves en l'honneur du P. de Ravignan celui-ci recevait l'avis que, dans les Chambres, « sa brochure avait produit très bon effet, qu'on en avait beaucoup parlé dans un bon sens, que MM. Pasquier, Molé, de Barante, Sauzet, Portalis et autres l'approuvaient hautement », que les ministres eux-mêmes, M. Guizot et M. Martin du Nord, la jugeaient favorablement'. Le premier président, M. Séguier, venait voir l'auteur pour le féliciter. Il n'était pas jusqu'à M. Royer-Collard, si imbu de préventions jansenistes, qui ne lui exprimât son admiration. M. Sainte-Beuve écrivait alors dans la Revue suisse : C'est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute cette querelle, qui soit digne d'une grande et sainte cause... Il est de nature à produire beaucoup d'effet; il s'en vend prodigieusement. Aussi le P. de Ravignan écrivait-il modestement au Père général : « Dieu a béni cette publication, malgré l'inconcevable indignité de l'instrument; pas un blame encore, que je sache, pas un inconvénient signalé, au contraire. » Un succès si complet contient une leçon. Il est dû à deux causes d'abord la modération et la dignité du ton, l'esprit large, juste et cha

1 Lettres inédites du R. P. de Ravignan,

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ritable qui anime l'auteur, sa préoccupation, non de flatter les passions de ses amis ou de meurtrir ses adversaires, mais de convaincre et d'attirer tous les hommes d'entre-deux; ensuite l'avantage du terrain nouveau où il s'est placé, de la thèse de liberté et de droit moderne sur laquelle il s'est fondé. Il a pris, pour une défensive devenue nécessaire, les armes dont les chefs du parti catholique s'étaient servis naguère pour l'offensive; il l'a fait avec un avantage égal, et il a empêché ainsi que les partisans du monopole ne trouvassent, par la diversion contre le jésuitisme, un moyen de réparer l'échec moral subi par eux, sur la question même de la liberté d'enseignement.

VII

Jusqu'à présent nous avons assisté au combat des deux armées opposées, évêques contre philosophes, champions de la liberté d'enseignement contre tenants du monopole universitaire. Du gouvernement, sauf ce qui a été dit, à l'origine, de son malheureux projet de 1841, il n'a pas encore été parlé. C'est l'ordre logique. Dans ces premières années, en effet, le ministère n'a eu qu'un rôle secondaire et effacé; il n'a pas exercé d'action sur la lutte dont il a, sans le vouloir et sans le savoir, donné le signal; on se battait en dehors de lui et pardessus sa tête. Pendant ce temps, son attention et ses efforts étaient absorbés par les questions extérieures où intérieures dont la politique parlementaire faisait, à chaque session, des questions de cabinet; nous avons vu quelles elles étaient la liberté d'enseignement n'y avait pas figuré. Et cependant, à voir les choses de plus haut, bien des raisons n'eussent-elles dû déterminer le gouvernement à s'emparer du propas blème ainsi soulevé et à briguer l'honneur de lui donner une solution sagement libérale? Il souffrait, nous l'avons vu, du vide de la scène politique et ne savait comment le remplir, ne voulant pas, à l'intérieur, d'innovations dangereuses pour un

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