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qu'elle nous a données nous permettent d'arriver à une solution certaine.

Si l'on suppose qu'un conflit s'élève entre le bailleur et un propriétaire voisin. dans les granges duquel le fermier a transporté les récoltes de l'année, que les bâtiments de la ferme étaient insuffisants à contenir, la question ne comportera guère plus de difficulté. Le bailleur sera primé par le propriétaire de la grange, qui lui a ainsi conservé son gage.

CHAPITRE VI

EXERCICE DU PRIVILÉGE EN CAS DE FAILLITE DU
LOCATAIRE.

Avant de déterminer les droits du bailleur en cas de faillite du locataire, nous devons rechercher quelle est précisément la nature de sa créance, car c'est là le fondement de l'opinion adoptée par la jurisprudence sur la principale question relative à ce sujet.

M. Thiercelin (1) soutient que l'obligation du preneur est successive, qu'elle naît au fur et à mesure que la jouissance lui est procurée. Ainsi, elle aurait pour cause cette jouissance et serait comme elle éventuelle, successive, mais non conditionnelle. Voilà pourquoi les loyers s'acquièrent jour par jour (art. 586, C. N.); voilà pour

(1) Rép. de Dalloz, 62, 2, 1, en note.

quoi, si pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit (art. 1722). Le locateur n'a qu'un droit éven tuel, qu'une espérance, tant qu'il n'a pas fourni la jouissance et dans la mesure où il doit encore la fournir. Pour le prouver, on tire argument de l'art. 1709 qui définit le louage << un contrat par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps et moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige à payer. » De cette définition il ressort 1° : que l'objet de l'obligation du bailleur, c'est-à-dire la jouissance de la chose louée est un fait continu, successif, ce que les Romains appelaient præstatio; et 2° que le prix que le locataire s'engage à payer, soit annuellement, soit à des intervalles plus rapprochés, est la représentation de l'avantage que le bailleur lui procure. D'où la conséquence que l'obligation, ou plus exactement la dette du locataire ne naît qu'au moment où le bailleur a accompli la sienne, est subordonnée à celle-ci, en un mot, n'existe que dans la mesure où le bailleur a exécuté ses obligations.

Nous ne saurions admettre une telle interprétation, parce qu'elle est contraire à l'essence du louage. Quel jurisconsulte a jamais eu la pensée de considérer le locateur comme réduit à un droit éventuel, à une espérance, tandis qu'il serait obligé par le contrat? Quoi de moins conforme à la notion même des contrats synallagmatiques parfaits, où « les parties s'obligent réciproquement les unes envers les autres,» art. 1102, C. N.), et parmi lesquels le louage a toujours été rangé. D'ailleurs, si l'argumentation que nous combattons était

juste, il faudrait dire, comme l'observe très-judicieusement M. Desjardins (1), que le contrat de louage ne se forme pas au moment où les parties tombent d'accord, que cet accord ne crée d'obligations pour personne. Le locataire prétend n'être obligé que par la prestation réelle et continue de la jouissance, c'est-à-dire par l'exécution de l'engagement du locateur; celui-ci répondra que sa propre obligation a pour cause, non la promesse faite par le locataire de payer les loyers, mais l'exécution de cette promesse, le payement du prix de location.

Des auteurs dont l'autorité est considérable (2) soutiennent que la créance du bailleur étant subordonnée à la jouissance effective de la chose louée par le locataire, est une créance conditionnelle jusqu'à la jouissance correspondante dont les loyers sont en quelque sorte le prix. Pour prouver que telle est, d'après le Code, la nature de l'obligation du preneur, on invoque les art. 1722, 1724, 1741, 1769 et suiv. qui, prévoyant la perte de la chose, une interruption de jouissance, la destruction des récoltes, autorisent le locataire à demander la résiliation du bail, une diminution ou une remise du prix. Ces décisions prouvent, dit-on, que l'obligation du preneur dépend de celle du bailleur et se trouve suspendue jusqu'à son exécution.

Cette doctrine ne nous paraît pas acceptable. De ce que la créance des loyers a pour cause la jouissance de l'immeuble loué, et qu'il peut arriver que la perte de la

(1) Revue crit., 1866, t. XXIX, p. 5.

(2) MM. Valette, no 61; Demangeat, notes sur Bravard, t. V, p. 141; Pont, no 124; Mourlon, D. P., 65, 1, 201, en note; Bertin, journal le Droit, nos des 14, 16, 17, décembre 1861 et 12 mai 1865.

chose vienne enlever au preneur son droit à la jouissance, comme au bailleur son droit aux loyers, il ne s'ensuit pas que les obligations résultant du bail soient conditionnelles. S'il en était ainsi, tout contrat synallagmatique ne produirait que des obligations conditionnelles, et nous serions en contradiction avec la notion même de ces contrats et les textes les plus clairs du Code. L'engagement pris par l'une des parties est bien la cause de l'engagement pris par l'autre, mais une fois le contrat formé, les deux obligations jouissent d'une indépendance respective.

La seule condition qu'il soit possible de trouver dans le bail, c'est une condition résolutoire pour le cas où l'une des parties ne satisfait point à ses engagements (1184 C. N.). Cette condition ne met aucun obstacle à l'exécution préalable du contrat par l'une des parties; la preuve, c'est que l'on convient souvent que les loyers seront payés d'avance, et que le législateur lui-même, dans l'art. 2402, décide que la créance des loyers à échoir peut devenir exigible par anticipation. Le payement du prix de location n'est donc pas subordonné à la jouissance du locataire comme à une condition suspensive. Décider le contraire, ce serait dépasser le but, puisqu'on arriverait à refuser au bailleur le droit, non-seulement de commencer des poursuites sitôt après le jugement déclaratif de faillite, mais encore de recevoir par avance le payement des loyers à venir, dans l'hypothèse même des objets qui forment son gage: conséquence inadmissible et que les partisans du système que nous combattons seraient eux-mêmes les premiers à repousser.

Quant aux art, 1722, 1724, 1741, 1769, qui mettent

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les risques à la charge du bailleur, on peut les expliquer en les considérant comme des interprétations de la volonté des parties. Le législateur présume sagement que, prenant en considération les inévitables incertitudes de l'avenir, elles n'ont pas voulu, par une inégalité choquante, mettre toutes les chances défavorables à la charge exclusive de l'une d'elles. D'ailleurs, si l'obligation du locataire ne naissait qu'avec la jouissance, si elle était subordonnée à sa réalisation, comment expliquer l'art. 1769 qui fait remise du prix de location en cas de perte de la récolte? On ne fait pas remise d'une dette qui n'existe

pas.

Dans une troisième opinion, professée par notre savant maître, M. Bufnoir, dans sa belle Théorie de la Condition (1), la créance des loyers à échoir n'est pas une créance conditionnelle, c'est une créance future. Quant aux considérations qui motivent cette opinion, nous les empruntons textuellement à l'auteur de peur de les affaiblir. La nature des choses, dit M. Bufnoir, s'oppose à ce qu'on attache aucune rétroactivité à la créance du locateur; c'est par là qu'elle se distingue d'une créance conditionnelle. Les jurisconsultes romains ne s'y étaient pas trompés. Ainsi quand un esclave avait loué ses services à tant par an, le droit aux loyers était acquis, initio cujusque anni, à celui qui à cette époque avait droit aux services de l'esclave. S'il y avait eu une seule obligation avec divers termes d'échéance, ou même une succession d'obligations conditionnelles, le bénéfice en aurait été acquis dès l'origine à celui à qui auraient appartenu à

(1) P. 288, en note.

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