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Le but de Fénelon, en écrivant son livre, avait été de modifier l'aspect de la question. Il lui paraissait malsonnant que les opinions d'une femme, même aussi pieuse que Mme Guyon, occupassent toute la France dévote; et il avait pensé qu'en reprenant lui-même le débat, il allait lui ôter ce caractère bizarre et un peu ridicule qu'il avait, pour le changer en une grande controverse théologique. On ne parlerait plus de Mme Guyon, mais seulement des Maximes des Saints sur la vie intérieure.

Mais Bossuet se refusa à accepter ce changement de front et dénonça Fénelon comme le champion du quiétisme et de Mme Guyon. Il alla jusqu'à l'appeler le Montan d'une nouvelle Priscille. Fénelon se montra, avec raison, profondément blessé de cette comparaison outrageante : « Ce fanatique, écrit-il à Bossuet, avait dé« taché de leurs maris deux femmes qui le suivaient. Il les livra « à une fausse inspiration qui était une véritable possession de « l'esprit malin et qu'il appelait l'esprit de prophétie. Il était « possédé lui-même, aussi bien que ces femmes ; et ce fut dans << un transport de la fureur diabolique qui l'avait saisi avec Maxi« mille qu'ils s'étranglèrent tous deux. Tel est cet homme, l'hor«reur de tous les siècles, avec lequel vous comparez votre con« frère, ce cher ami de toute la vie, que vous portez dans vos en« trailles, et vous trouvez mauvais qu'il se plaigne d'une telle << comparaison. »

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Fénelon ne se soucia pas de se laisser condamner dans des conférences d'évêques présidées par Bossuet, qu'il regardait comme incapable de rien comprendre à la mystique, « n'ayant ja<< mais lu ou ayant lu trop tard les saints mystiques et faisant profession de croire qu'ils ne sont bons qu'à demeurer inconnus. « dans des coins de bibliothèque avec leur langage exagératif et leurs « expressions exorbitantes ». Le poète refusa pour juge le logicien. Fénelon demanda au roi la permission de soumettre le débat au jugement du pape et d'aller à Rome défendre sa cause. Louis XIV autorisa l'appel au pape, mais exila Fénelon dans son diocèse. Bossuet envoya à Rome son neveu l'abbé Bossuet et pressa la condamnation des Maximes avec une âpreté extraordinaire.

Le pape nomma des consulteurs, qui s'assemblèrent 12 fois sans pouvoir rien décider. Une commission de cardinaux tint 21 conférences sans pouvoir conclure. D'autres juges s'accordèrent enfin, après 52 congrégations, à censurer le livre de Fénelon; mais il leur fallut 37 assemblées pour s'entendre sur la manière dont la censure serait exprimée. N'est-il pas à croire que, si le

roi avait laissé paraître tant soit peu de bienveillance pour Fénelon, au lieu de favoriser Bossuet de tout son pouvoir, la sentence si disputée, qui sortit de ces 132 séances, eût été tout autre qu'elle ne fut ?

Fénelon fut condamné le 13 mars 1699. Vingt-trois propositions extraites de son livre furent déclarées « téméraires, scan<< daleuses, malsonnantes, offensant les oreilles pieuses, perni<«< cieuses dans la pratique et erronées respectivement ».

Dans un mandement donné à Cambrai le 9 avril 1699, Fénelon déclara se soumettre « simplement, absolument et sans ombre <<< de restriction » à la sentence qui le frappait : « Nous nous consolerons, ajoutait-il, de ce qui nous humilie, pourvu que le minis<< tère de la parole, que nous avons reçu du Seigneur pour notre << sanctification, n'en soit pas affaibli, et que, nonobstant l'humi<<liation du pasteur, le troupeau croisse en grâce devant Dieu.

«<... A Dieu ne plaise qu'il soit jamais parlé de nous, si ce n'est << pour se souvenir qu'un pasteur a cru devoir être plus docile « que la dernière brebis du troupeau et qu'il n'a mis aucune << borne à sa soumission. »

Nous reconnaissons très volontiers avec Ellies Dupin et avec M. Brunetière que, sous l'humilité de cette soumission, se laisse deviner la constance du philosophe attaché d'une manière inébranlable à sa conviction; mais, bien loin d'en vouloir à Fénelon si sa soumission n'a été que de forme, nous y voyons la marque de la noblesse et de la grandeur de son âme. Il s'est tu sous la persécution, comme Jésus s'est tu sous l'outrage; mais il a gardé au fond de son cœur, comme un trésor intangible, la sainte doctrine de l'amour pur, intarissable fontaine de grâce et de consolation.

LE ROI ET L'ÉGLISE

L'ancienne monarchie française se faisait gloire du titre de «fille aînée de l'Eglise » et vivait dans une union profonde avec sa mère spirituelle. Ce serait cependant une grave erreur de croire que les rapports de l'Eglise et de l'Etat aient toujours été, même à cette époque, empreints d'une parfaite cordialité. Le roi avait la force pour lui, il le savait, et n'hésitait pas à s'opposer aux ambitions de l'Eglise, quand elles lui paraissaient menacer sa prérogative royale, les intérêts de son royaume, ou simplement son absolutisme.

Les deux rois qui ont gouverné la France du XVIe siècle ont été l'un et l'autre de pieux personnages. Louis XIII voulait « faire son salut à tout prix » et a mis son royaume sous la protection spéciale de la Vierge Marie. Louis XIV n'a pas hésité à persécuter une partie de ses sujets pour faire pénitence de ses fautes et pour assurer son salut. Ces deux princes n'ont pas été seulement de bons et orthodoxes catholiques, ils ont été des dévots, dans toute la force du terme; mais l'orgueil royal parlait dans leurs âmes plus haut que tout autre sentiment et en faisait, presque à leur insu, des hommes de proie, dont la griffe ne ménageait aucun adversaire. Ces fils de l'Eglise, respectueux et soumis à l'ordinaire, eurent leurs crises de violence et de brutalité. Recherchons s'ils avaient une juste idée de leurs droits et de leurs devoirs vis-à-vis de l'Eglise, et si leur conduite à son égard fut toujours juste et raisonnable.

L'ancienne France était fort catholique, mais peu amie du clergé et nullement désireuse de laisser s'établir chez elle un gouvernement théocratique à la mode d'Espagne. Contre les vieilles prétentions des papes et des empereurs, elle s'était toujours révoltée et avait pris pour maxime que « le roi est empereur en son royaume ». Cet adage voulait dire que la France est une nation pleinement indépendante, sur laquelle personne ne peut prétendre de suzeraineté. Le roi n'a d'autre supérieur que Dieu; il ne relève que de Dieu et de sa conscience. Souverain

L'église et L'ÉTAT

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seigneur de l'Etat, ne devant sa couronne qu'à sa naissance, il incarne en sa personne la fortune, la grandeur et l'indépendance de la patrie; le roi, c'est la France faite homme, et ainsi s'expliquent et se justifient le respect, l'amour, le dévouement, le culte véritable que lui rendent ses sujets. Le royalisme du xviie siècle, c'est le patriotisme.

L'Eglise est pour les Français de la même époque la grande patrie spirituelle, hors de laquelle il n'est point de salut. Cette idée farouche est professée par tous, et nous verrons que les hérétiques eux-mêmes attribuaient à leurs Eglises le même privilège exclusif. De même qu'un Français est naturellement royaliste, il est naturellement catholique, les deux conceptions politique et religieuse se complètent dans son esprit et se synthétiseront, un jour, dans le cri fameux : « Dieu et le roi ». Mais, si le Français, qui pense, croit et révère tout ce qu'enseigne la foi, il sait aussi très bien distinguer l'œuvre de Dieu de l'œuvre des hommes, et entend que son obéissance soit raisonnable.

Dans le peuple, cette tendance critique se révèle par la persistance des vieilles railleries à l'encontre des moines et des clercs, par les dictons irrévérencieux, les fabliaux au gros sel, les contes pimentés qui font le régal de la canaille, et, parfois aussi, avec La Fontaine, le mets des plus délicats.

Chez les gens instruits, l'individualisme s'accuse par le goût de la lecture et de la discussion théologique, par le succès du jansénisme, du molinisme, du quiétisme, par l'accueil fait aux Provinciales, à Don Juan, à Tartuffe, au Lutrin.

On veut être catholique, mais à la française, et non à l'espagnole ou à la romaine. Si les jésuites ont leur clan, les gallicans ont aussi le leur, et c'est là que se rassemblent les hommes fidèles aux vieilles idées nationales, c'est là que l'on fronde encore le Concile de Trente, que l'on s'inquiète des empiétements du SaintSiège, que l'on anathématise la bulle In Coena Domini, que l'on s'indigne de la vénalité et de l'avidité de la Cour de Rome.

On croit bien que l'Eglise ne peut errer ni faillir, mais on ne veut pas admettre qu'un homme, fût-il le pape, parle en son nom. Le Parlement, la Sorbonne, l'Université, paraissent tout aussi qualifiés que lui pour définir les matières de foi.

La tradition nationale est donc royaliste et gallicane; elle est avant tout française.

Louis XIII et Louis XIV ont largement profité de ces théories. Ils ont accepté le culte patriotique que leur ont voué leurs

sujets; ils ont eu de leur puissance, de leur majesté, de leur supériorité sur le reste des humains l'idée la plus complète et la plus large.

Ils ont moins bien compris de quel avantage pouvait être pour eux le gallicanisme. Les jésuites, qui ont été les infatigables soutiens de l'autocratie pontificale, ont eu grand crédit auprès d'eux et les ont détournés du gallicanisme. Ils n'ont pu le leur faire abandonner entièrement, mais ils les ont empêchés d'en faire la base de leur politique religieuse. Louis XIII et Louis XIV n'ont été gallicans que par politique, et n'ont vu dans le gallicanisme qu'une machine de guerre contre le Saint-Siège, un épouvantail, qu'ils dressaient devant Rome lorsqu'elle devenait trop encombrante, et qu'ils retiraient de devant ses yeux quand elle avait consenti à quelque accommodement. Leur diplomatie a perdu ainsi la grande allure qu'elle aurait pu avoir et a pris une marche capricieuse et désordonnée, qui trahit la faiblesse de leurs principes.

D'autre part, Louis XIII et Louis XIV ont toujours vu dans les clercs des sujets responsables, comme les autres, de leurs opinions et de leurs actes, et les ont châtiés durement toutes les fois qu'ils y ont trouvé intérêt.

Et, quant aux biens ecclésiastiques, ils les ont respectés en général, mais comme le pouvaient faire des hommes qui se croyaient maîtres de la vie et des biens de leurs sujets.

Ils ont donc été pour l'Eglise des maîtres sévères et capricieux, dont l'action ne s'est pas toujours portée où elle devait et s'est souvent exercée à l'encontre de toute justice et de tout droit.

Les rois se montrèrent le plus souvent très indulgents pour les abus dont leur autorité n'avait pas à souffrir.

Le cardinal Alexandre de Médicis écrivait à Rome, le 8 septembre 1597, que les revenus de plusieurs évêchés vacants appartenaient à des soldats et à des femmes... que beaucoup de moines faisaient grand scandale et donnaient lieu à beaucoup de plaintes, que la plupart des religieuses ne gardaient plus la clôture, restaient des mois entiers chez leurs parents et portaient des habits immodestes; les abbesses faisaient figure d'héritières.

Henri IV nomma Charles de Levis évêque de Lodève à quatre ans, et s'en amusait dans une lettre à Marie de Médicis : « Je ferai « la Toussaint où je me trouverai. M. de Lodève est mon confes<<<<seur, jugez si j'aurai l'absolution à bon marché. » ·

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