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tyrannie; car, si vous cherchez bien à travers tous les systèmes et toutes les histoires, vous découvrirez que le gouvernement appartient généralement aux plus égoïstes, aux plus violents, aux plus superbes, si bien que la seule ambition politique est le plus souvent une preuve décisive d'infériorité morale. Ce monde est voué à la kakistocratie.

Et, si ce principe est vrai, il faut admirer l'Eglise d'avoir su conserver, vaille que vaille, quelques parcelles du trésor qui lui avait été confié; trésor que toute autre puissance qu'elle aurait dissipé en quelques jours.

L'Eglise a mis trois ou quatre siècles à se constituer, et son idéal était si contraire à celui de la société romaine, que Tertullien déclarait hautement qu'un chrétien ne pouvait être citoyen. de l'Empire, Constantin et ses successeurs ont réconcilié l'Eglise et l'Empire, mais l'Eglise n'est entrée dans l'Empire qu'en abdiquant une bonne partie de sa liberté, et qu'en renonçant à la meilleure partie de son idéal. Elle est devenue un grand corps d'Etat, elle a commencé à vivre de la vie officielle, pompeuse et vide, où l'âme s'étiole, où la charité s'éteint. Les pontifes ont revêtu la trabea et le pallium, comme les magistrats impériaux ; mais ils sont remplis de l'esprit du siècle et ne le cèdent pas en dureté et en avarice aux maîtres de la milice et aux clarissimes de la hiérarchie impériale. Les églises ont des colonnes de marbre et des mosaïques précieuses; mais elles sont pleines de mauvais fidèles, que l'ambition y a jetés, d'ergoteurs qui se disputent avec les prêtres; parfois orthodoxes et hérétiques s'y battent, comme on se bat au cirque et au théâtre.

L'invasion de l'Occident noie l'Italie, les Gaules, l'Espagne et l'Afrique, sous des flots de barbares, et l'Eglise se pervertit à leur contact. L'invasion sarrasine du vine siècle met le comble à ses malheurs. Pour payer ses guerriers, Charles Martel leur distribue les biens ecclésiastiques. Ce n'est qu'avec Pépin et surtout Charlemagne que l'Eglise voit la fin de ses épreuves.

Alors commence la grande période de son histoire, le règne de la théocratie. C'est de Dieu que vient toute autorité: Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Comme le Christ est aux cieux, il a sur terre un représentant, qui vices Dei gerit in terris, un porte-parole: le pape, qui formule sa volonté et dit le droit. Au-dessous du pape s'étage la hiérarchie des prêtres séculiers: métropolitains, évêques, curés et vicaires. Des armées de moines, répandues par toute la chrétienté, évangélisent les peuples, con

servent et enrichissent la science ecclésiastique, bâtissent des monastères, des églises, des ponts, des greniers, des hôtelleries, des hôpitaux, défrichent les terres incultes, protègent le pauvre et le faible contre l'arrogance des grands.

La république chrétienne vit dans la sainte égalité qui convient à des frères. Le sacerdoce est accessible au plus humble des fidèles, parce qu'il n'y a aux yeux de Dieu ni noble ni vilain; les plus hautes dignités de l'Eglise, le souverain pontificat lui-même, peuvent échoir en partage au fils d'un serf. En principe, toutes les charges sont électives et aucun pouvoir n'est absolu. Près du pape sont de nombreux conseils, qui l'assistent dans le gouvernement de l'Eglise; près des évêques et des abbés sont des chapitres. De temps à autre, la république chrétienne tient ses assises solennelles, les conciles, où les plus humbles ont droit de prendre la parole devant le pape et ses cardinaux.

L'Eglise de cette époque est une grande démocratie internationale, fondée sur des principes tout à fait analogues à ceux de nos Etats modernes. L'Eglise est alors en avance sur tout ce qui l'entoure. Elle est la paix, elle est la sagesse, elle est la justice, elle est le droit, elle est la science et l'intelligence.

Mais, par cela même qu'elle se croit en possession de la vérité absolue et définitive, elle n'admet aucune opinion qui aille à l'encontre de la sienne. Elle revendique pour elle une liberté sans limites et sans contrôle, et refuse la moindre licence à ses adversaires. Elle voit en eux des ennemis de Dieu, des hommes inspirés du diable, et son intransigeante orthodoxie la fait persécutrice. Elle anathématise, elle excommunie, elle emprisonne, elle torture, elle tue, ou, du moins, elle relaxe les condamnés au bras séculier, qui les conduit au bûcher; c'est la cruauté, avec l'hypocrisie en plus.

Ses œuvres immenses, répandues par toute la chrétienté, exigent des ressources sans cesse grandissantes, et pour ses fondations de monastères, d'écoles, d'hôpitaux, de léproseries et d'asiles, pour la construction de ses basiliques et de ses cathédrales, pour l'entretien du culte, pour la vie de ses clercs, pour le luxe et la splendeur de ses prélats, elle draine par toute la terre les dimes, les redevances, les cens, les donations, les legs et les héritages. Elle finit par ressembler à un arbre gigantesque et magnifique, qui ne laisse aucune plante vivre dans son ombre.

Comme elle est l'orgueil, l'intolérance et l'avarice, elle est aussi la faiblesse. Le pape ne possède que le glaive spirituel, et l'épée

tranchante est aux mains de l'empereur, des rois et de leurs barons. Les féodaux ne devraient guerroyer que sur l'ordre de l'Eglise et pour sa gloire, mais ils font la guerre sans sa permission, malgré ses ordres et contre elle-même. L'Eglise est obligée de faire de la diplomatie, de s'assurer des alliances, d'acheter des concours ou des neutralités; elle gémit sans cesse, se compromet, s'humilie et s'avilit. Les princes, qui deviennent de plus en plus forts, la pillent et la tyrannisent.

A peine victorieuse de l'Empire, la papauté est confisquée par le roi de France et reste soixante-douze ans prisonnière à Avignon. En face du palais de Jean XXII s'élève la bastille française de Villeneuve-lez-Avignon, et, à la moindre velléité d'indépendance, le roi de France menace de faire passer le Rhône à ses soldats. Duguesclin rançonne le pape comme un simple argentier.

Le xve siècle voit le grand schisme et le retour des papes à Rome; mais l'Eglise n'est plus une démocratie, comme au MoyenAge: c'est une monarchie élective, dont le caractère politique s'accentue aux dépens du caractère religieux.

La Renaissance classique a failli changer complètement la physionomie de l'Eglise. Nous nous trouvons, ici, en face d'une question très grave et très importante, qui ne paraît pas avoir été aperçue de la plupart des historiens.

Le christianisme n'est pour l'Europe qu'une religion d'importation et ne s'adapte peut-être pas complètement au tempérament européen.

L'Européen trouve le monde beau et la vie bonne. Il est épris d'action et de mouvement, il aime la lutte où s'exalte sa personnalité, il aime le plaisir et la puissance, il est sceptique et frondeur, et, après quinze siècles de christianisme, il nous apparaît encore plus qu'à demi païen. Le christianisme ne l'a jamais conquis qu'à moitié. Il a fallu qu'autour de Dieu il installe toute une cour céleste, qu'il voue à la Vierge et aux saints un culte, qui a bien souvent frisé l'idolâtrie. Il lui a fallu des saints protecteurs des fontaines et des bois, des saints patrons de ses villes, de ses associations et de ses confréries, des saints guérisseurs, des saints pour la pluie et pour le beau temps, des saints pour le marier, des saintes pour marier ses filles. Il a inventé de pieuses légendes qui ont dépassé en bizarrerie les fables les plus bizarres de l'antiquité. Il est retourné avec délices aux superstitions dont on avait voulu le retirer.

Au merveilleux chrétien, il a ajouté la magie, la sorcellerie, la démonologie. Il est allé jusqu'à renier le Christ et à déifier Satan. En face du catholicisme tel qu'on le voit encore compris à Naples, en Sicile et en Andalousie, on peut se demander si le polythéisme n'a pas survécu à sa défaite apparente; si la Grande Mère, Hécate et les Cabires n'ont pas fait autre chose que de changer de nom. La découverte de l'antiquité classique eut, dans l'Eglise corrompue du xve siècle, un prodigieux retentissement. L'étude de la philosophie grecque et alexandrine enchanta les esprits, l'exhumation des statues et des bas-reliefs antiques ramena l'attention sur la vieille religion romaine. On trouva que ces anciens dieux avaient bien meilleur air que les saints émaciés des églises. On s'éprit de beau langage, d'érudition, de philologie. On connut de nouveau la joie de vivre, on eut encore une fois de riches et belles demeures, étincelantes de marbre et d'or, on porta de somptueux vêtements constellés de pierreries, on but dans des coupes d'onyx. On vécut dans le fantastique décor de la splendeur artistique, de l'intellectualisme triomphant, de la liberté effrénée des passions. La haute Eglise redevint toute païenne, et Léon X fut le type du pontife libertin et raffiné.

Si ce changement fut si rapide et si profond, n'est-ce pas que l'Européen, mis en face de l'antiquité païenne, reconnut tout à coup, et comme d'instinct, toutes les affinités qui l'attiraient vers la vieille société ?

Le monde faillit peut-être renaître à la philosophie antique et revivre la vie qu'il avait menée pendant si longtemps entre les dieux officiels et les idées. On aurait eu des évêques qui auraient célébré les offices dans leurs cathédrales, comme on avait eu des flamines sacrifiant à Jupiter, et, le soir, ces évêques auraient lu Platon et commenté Epicure, comme l'avaient fait les flamines au temps d'Hadrien et de Marc-Aurèle. Le christianisme hellénisé se serait peu à peu dégagé des prisons de la théologie, serait devenu une large et haute philanthropie, bienfaisante et tolérante, à l'abri de laquelle auraient grandi les civilisations modernes. La foi grossière d'un barbare empêcha ce rêve de se réaliser. Luther, qui connaissait mal l'antiquité, et que la vue des palais de Rome avait scandalisé, commença la lutte contre l'Eglise romaine soupçonnée par lui — avec raison d'ailleurs d'hérésie et d'idolâtrie. Le résultat de sa belle entreprise fut la rupture de l'unité chrétienne, cent trente ans de guerres religieuses, des persécutions, des massacres, des atrocités sans fin.

L'Eglise, attaquée par ce sauvage, se recueillit, se défendit, se réforma à son tour, mais par malheur revint aux pires intransigeances du Moyen-Age et dit adieu pour jamais à la philosophie. Le concile de Trente lui redonna une partie de la force et de la confiance en elle-même qu'elle avait perdues; mais il l'enferma dans le dogme comme dans un château enchanté et ne la sauva qu'en la séparant du siècle et de la vie.

L'Eglise apparaît, dès lors, comme une bastille bien close, où ne pénètrent plus les idées du dehors, où l'on vit dans la contemplation du passé, où l'on crie anathème à quiconque veut ouvrir une fenêtre et renouveler Fair lourd des salles. Plus de grandes entreprises, plus de discussions, plus de conciles. Tout est déterminé, tout est fixé, tout est définitivement jugé. L'ordre règne partout; mais, partout aussi, s'installe la routine et se perd le sens de la vie.

C'est aux jésuites qu'il faut attribuer ce grand changement. L'histoire dira, un jour, s'il s'accomplit pour le salut ou la perte de l'Eglise. La question est encore en suspens; mais tout semble indiquer que les successeurs de saint Ignace ont fait fausse route. Telle est, résumée en quelques mots, l'histoire de l'Eglise, jusqu'au moment où commence notre cours.

Vous voyez clairement dans quel esprit il sera conçu.

Profondément respectueux de l'idée religieuse, considérant le catholicisme comme une des formes les plus nobles de cette idée, mais ne voyant pas en lui la seule forme respectable qu'elle ait revėlue; plus épris de tolérance et de charité que de dogmatisme; adversaire résolu de toute tyrannie, qu'elle vienne de l'Etat ou vienne de l'Eglise; croyant, avec Sieyès, que l'on ne mérite pas d'être libre si l'on se refuse à être juste, je me propose d'étudier cette grande histoire en toute sincérité et avec toute l'impartialité dont je suis capable.

J'exposerai les faits tels que les virent et les comprirent les contemporains, m'attachant à ne vous rien dire que de parfaitement prouvé ; je marquerai les coups que se portèrent les deux adversaires; je noterai leurs fautes réciproques, et j'en parlerai avec l'indulgence qu'on doit à tous les hommes. J'espère que de cette longue et patiente étude se dégageront quelques conclusions générales, propres à nous raffermir dans notre foi à l'idéal et dans notre culte ardent pour la liberté.

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