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Cette admirable requête, monument de saine raison et de courageuse franchise, ne paraît avoir fait aucune impression sur Louis XIV. Est-elle même arrivée jusqu'à lui ?

Tandis que Claude défendait la cause du droit, les dragonnades, un instant suspendues, reprenaient de plus belle et promenaient l'horreur dans l'Angoumois, le Béarn, le Haut et le BasLanguedoc.

Les mémoires du temps sont remplis de détails épouvantables sur la férocité des soldats, lâchés par leurs officiers et autorisés à faire tout ce qui leur passait par la tête.

Nous choisirons, parmi les faits les plus authentiques, deux traits caractéristiques qui suffiront à peindre les excès de tout genre auxquels se livrèrent les troupes.

La conversion du pays de Montauban avait été confiée au marquis de Bouflers. Il envoya 38 cavaliers chez le baron de Péchels de la Buissonnade; ils enfoncèrent les portes, brisèrent les meubles et ne laissèrent pas au baron un lit où il pût se coucher. La marquise de Sabonnières, sa femme, était sur le point d'être mère; elle n'en fut pas moins chassée de sa maison et s'en alla emportant un berceau et suivie de son mari et de ses quatre enfants, dont l'aîné n'avait pas sept ans. Du haut des fenêtres, les dragons leur jetèrent plusieurs cruches d'eau.

Quand la maison fut pillée de fond en comble, on leur ordonna d'y rentrer et de préparer de nouveaux logements pour les soldats. Ils obéirent; six fusiliers entrèrent et, n'ayant rien à piller, commirent mille insolences. D'heure en heure arrivaient de nouveaux soldats. Le baron et les siens furent, une seconde fois, obligés de quitter leur maison.

La marquise, vivement impressionnée de tout ce qui venait de se passer, sentit les premières douleurs de l'enfantement; mais toutes les portes se fermaient devant elle. Une de ses sœurs lui offrit enfin un asile.

Les dragons l'y suivirent, dès le lendemain, et allumèrent un si grand feu dans sa chambre que sa vie et celle de son enfant furent dans un grand danger. Elle se plaignit aux officiers, qui la traitèrent plus rudement encore que leurs soldats. Deux jours après, elle fut obligée de quitter la maison de sa sœur. Elle prit son enfant dans ses bras et se présenta chez l'intendant, qui la reçut brutalement et la mit à la porte. Elle courut alors dans toutes les rues, espérant que quelqu'un lui donnerait abri. Pas une porte ne s'ouvrit; la terreur régnait dans la ville. Elle réso

lut de passer la nuit sur une pierre vis-à-vis de la demeure de sa sœur. Les soldats, qui ne la perdaient pas de vue, l'insultaient et la raillaient. Une femme fut touchée de son malheur, alla trouver l'intendant et lui parla avec tant d'éloquence qu'il lui permit de la recevoir chez elle, à condition que les gardes continueraient à la surveiller.

La constance du baron de Pechels fut à la hauteur de celle de la marquise. Jamais il ne voulut renier sa foi. Traîné de prison en prison, il fut transporté de la tour Constance d'Aigues-Mortes en Amérique. Arrivé à Saint-Domingue, les prêtres le firent envoyer à l'Ile-Vache, parce qu'il empêchait ses compagnons de se convertir. Il finit par s'échapper et se réfugia en Angleterre, où sa femme le rejoignit; mais leurs cinq enfants leur furent enlevés. Parfois les soldats, mis en joie par d'abondantes beuveries, inventaient des bouffonneries féroces. Un bourgeois de Rouffignac, appelé Pasquet, leur étant tombé entre les mains, ils l'emmaillotèrent comme un enfant, le couchèrent dans un grand berceau, lui firent avaler de la bouillie brûlante et lui en barbouillèrent le visage. Il mourut des suites de cette plaisanterie.

C'en est assez pour comprendre la terreur qu'inspiraient les missionnaires bottés partout où ils apparaissaient. Tel homme courageux, qui eût chargé bravement à la tête d'une compagnie, s'effrayait en pensant aux tortures qu'on lui infligerait, aux insultes et aux mauvais traitements qui menaçaient sa femme et ses enfants.

On cédait, la rage dans le cœur, on se rendait au bureau de conversion, on y demandait un brevet de catholicité qu'on mettait à son chapeau.

C'était par milliers que se comptaient les conversions de ce genre. Marillac, dans sa première campagne, avait converti 50.000 huguenots. Foucault, Bouflers, Baville, de Noailles, l'évêque de Valence, M. de Cosnac, en convertirent bien davantage.

Chaque jour arrivaient à Versailles de nouvelles listes, et Louis XIV, ignorant de quels moyens on se servait, grisé par les flatteries des gens de Cour, enivré de l'excès de sa puissance, attribuait au prestige de sa personne et de son autorité des résultats qui tenaient en effet du miracle, pour quiconque ne savait pas comment prêchaient les dragons.

Les dragons étaient de pauvres gens, recrutés parmi la plèbe la plus vile de France et de l'étranger; on ne s'étonne pas de les trouver ivrognes, pillards et débauchés.

Mais que dire de ces intendants qui se font bourreaux pour obtenir des conversions et qui mentent au roi pour obtenir sa faveur ?

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Que dire de M. de Saint-Ruth, qui branchait les gens, comme eût fait Monluc cent ans plus tôt; de M. de Tessé s'amusant à contrefaire la voix pleurante des femmes qui lui venaient demander la grâce de leurs maris?

M. Colbert, coadjuteur de l'archevêque de Rouen, était-il bien sincère, lorsqu'il disait au roi, au nom de l'assemblée du clergé (21 juillet 1685), « que c'était en gagnant le cœur des hérétiques

que le roi avait dompté leur obéissance et qu'ils ne seraient peut<< être jamais rentrés dans le sein de l'Eglise par une autre voie << que par le chemin couvert de fleurs qu'il leur avait ouvert » ?

N'est-on pas vraiment affligé quand on voit Bossuet, lui-même, prendre part à l'odieuse campagne et nier ensuite les excès qui l'ont marquée ?

Le 14 décembre 1685, il reçoit de Louvois la lettre suivante : « Monsieur, je ne puis mieux vous informer des ordres que «S. M. a donnez pour employer quatre compagnies du régiment << de dragons de la Reyne à la conversion des religionnaires de la «ville et élection de Meaux qu'en vous envoyant copie de la «<lettre que j'escris par ordre du roy à M. de Menars, par laquelle » vous verrez le jour que doivent arriver lesdites compagnies, << et l'ordre qu'il a de concerter avec vous ce qu'il y aura à faire « pour lesdites conversions. >>

Le 3 janvier 1686, Jurieu écrit dans ses Lettres pastorales : « Je << ne puis vous le dire qu'avec des larmes de sang; les dragons <ont tout fait changer par force dans l'élection de Meaux ». - Et, le 24 mars 1686, Bossuet, s'adressant aux nouveaux convertis, se félicite qu'aucun d'eux n'ait souffert de violence ni dans sa personne ni dans ses biens : « J'entends dire la même chose aux « autres évêques, mais pour vous, mes frères, je ne vous dis rien « que vous ne disiez aussi bien que moi vous êtes revenus pai«siblement à nous, vous le savez. » (F. Puaux, Requête des protestants de France à Louis XIV, Revue historique, janvier 1885, p. 99.)

Trompé par tous et recevant sans cesse des listes de conversions, dénaturées et grossies, Louis XIV finit par croire qu'il ne restait plus en France que 10 à 12.000 protestants, et que la révocation de l'Edit, devenu presque sans objet, les ferait bientôt disparaître.

Sa responsabilité morale est certainement très atténuée par la conspiration ourdie autour de lui, mais il ne saurait cependant échapper à tout reproche. Roi absolu, se croyant doué de lumières supérieures au commun des hommes, rapportant à lui toute la gloire de son règne, il ne saurait s'excuser sous prétexte qu'il n'a pas su ce qui se faisait en son nom. S'il ne l'a pas su, c'est qu'il n'a pas voulu le savoir, et, s'il n'a pas voulu s'informer plus exactement, c'est qu'il se doutait bien de ce qu'il aurait appris.

LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES

Louis XIV avait songé, toute sa vie, à extirper l'hérésie; mais ce fut surtout après la paix de Nimègue, quand il se vit libre d'ennemis, qu'il résolut de s'y employer.

« Le roi commence à penser sérieusement à son salut, écrit << Mme de Maintenon, le 24 août 1682. Si Dieu nous le conserve, il n'y aura plus qu'une religion dans son royaume. C'est le sentiment de M. de Louvois, et je le crois plus volontiers là-des«sus que M. de Colbert, qui ne pense qu'à ses finances et presque jamais à la religion. »

Deux ans plus tard, la grande affaire est en train: « Le roi, dit Mme de Maintenon, a le dessein de travailler à la conversion des « hérétiques; il a souvent des conférences là-dessus avec M. Le Tellier (le chancelier) et M. de Châteauneuf (secrétaire d'Etat « pour les affaires des réformés), où l'on voudrait me persuader « que je ne serais pas de trop. M. de Châteauneuf a proposé des « moyens qui ne conviennent pas; il ne faut pas précipiter les « choses; il faut convertir et non persécuter. M. de Louvois voudrait de la douceur, ce qui ne s'accorde point avec son naturel et << son empressement de voir finir les choses. Le roi est prêt à faire tout ce qui sera jugé le plus utile au bien de la religion. » On voit par ce passage que Mme de Maintenon a été accusée, à tort, d'avoir été l'inspiratrice de la Révocation. Elle était née calviniste et restait, comme telle, en butte aux soupçons des catholiques et aux reproches des protestants. Cela la mettait dans un grand embarras et l'obligeait d'approuver des choses fort opposées à ses sentiments: « On est bien injuste de m'attribuer tous « ces malheurs, disait-elle; s'il était vrai que je me mêlasse de tout, on devrait bien m'attribuer quelques bons conseils. >> L'influence de Mme de Maintenon fut indirecte; elle rendit le roi dévot, elle lui inspira un regret sincère des désordres de sa jeunesse et, dans son étroite dévotion, Louis XIV crut ne rien pouvoir faire de plus agréable au ciel que de ramener l'unité reli

L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

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