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L'ÉGLISE AU XVIII SIÈCLE

Le 2 septembre 1715, la place du Palais, à Paris, présentait une animation extraordinaire. La foule remplissait les rues, tous les balcons; les toits même étaient couverts de peuple. Les magnifiques troupes de la maison du roi faisaient la haie devant la SainteChapelle, leurs grands drapeaux bleus fleurdelisés d'or et barrés d'une croix blanche ondoyaient au vent. Les carrosses se pressaient sur deux et trois rangs dans la cour du Palais. Messieurs, dans leurs robes rouges, accompagnaient jusqu'au bas du perron de la Chapelle Monseigneur le duc d'Orléans, régent du royaume, et tous les yeux allaient à un enfant de cinq ans et demi, que l'on descendait au bras, le long des degrés, et qui, le cordon bleu sur la poitrine et le chapeau sur la tête, regardait gravement toute cette foule et cet imposant appareil militaire. Cet enfant était le nouveau roi Louis XV, qui commençait au milieu des acclamations, des applaudissements, des élans de loyalisme et d'amour de tout. un peuple, un des plus longs règnes de notre histoire.

L'Eglise pouvait le saluer avec joie, car elle avait vaincu tous ses ennemis, abattu jansénistes et quiétistes, soumis ou banni les protestants; elle ne voyait plus devant elle qu'une route droite et unie, où elle s'avançait comme en procession, magnifique, triomphantę, souveraine.

Mais c'est une loi de la vie que la victoire corrompt le vainqueur, l'endort et lui fait perdre peu à peu les vertus héroïques auxquelles il avait dû son triomphe. L'Eglise n'échappa point à cette loi fatale, et le xvIe siècle, qui semblait devoir être tout à elle, vit au contraire le commencement de son déclin.

Rien dans ce siècle n'attire les regards de l'historien sur l'Eglise. Plus de grandes discussions dogmatiques comme dans l'âge précédent. Il semble que la victoire de Bossuet sur Fénelon ait découragé les penseurs, et que l'on n'ose plus parler des choses du ciel par crainte des disgrâces de la terre. Plus de ces grands apôtres de la charité, comme saint François de Sales et saint Vincent de Paul; des hommes de devoir, et en grand nombre,

L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

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mais qui ne passent point l'ordinaire mesure et dont la vertu estimable n'a rien d'héroïque. Plus de fondations d'ordres, mais, au contraire, une tendance marquée à en diminuer le nombre, à en restreindre la richesse et l'influence.

L'Eglise est le premier corps de l'Etat, le mieux renté, le plus respecté en apparence; mais elle semble avoir perdu le sens de la vie. C'est une puissance qui vit sur son passé, administre et conserve ses biens, demeure au même degré de splendeur où des siècles de foi l'ont portée, mais semble inhabile désormais à produire, à inventer, à créer quoi que ce soit de grand et de durable. Le XVIIe siècle a connu encore un certain nombre d'ecclésiastiques hommes d'Etat. Aucun d'eux n'a ajouté de pages bien. brillantes à l'histoire politique de l'Eglise.

Le premier qui ait paru sur la scène est l'abbé Dubois, ancien correcteur de thèmes du régent, type de grécule sans idéal et sans conscience, dont l'insolente fortune fut comme un défi à la raison et à la morale. Dubois a avili son maître, qui le méprisait; mais il l'a amusé, et, pour un blasé comme était le régent, un homme amusant était un homme précieux. Philippe voyait en Dubois quelque chose comme le prototype du coquin et prenait un singulier plaisir à chercher jusqu'où il pousserait l'effronterie. Le cynisme de Dubois n'eut pas de limites. On a tenté de le réhabiliter en montrant qu'il avait obtenu au régent l'alliance de l'Angleterre et empêché Albéroni de rallumer la guerre européenne. Nous voulons bien qu'il ait rendu ainsi quelque service à son maître; mais, si le duc d'Orléans put se féliciter personnellement de l'alliance anglaise, la France n'en éprouva guère que dommages et humiliations. En tout cas, le service fut payé trop cher à Dubois par l'archevêché de Cambrai et le chapeau de cardinal. Dubois successeur de Fénelon ! Quelle bonne partie de fou rire durent faire ensemble le régent et l'abbé, quand cette énorme plaisanterie fut imposée à la Cour, à l'Eglise et à la France!

Après Dubois, Fleury. Nous remontons de plusieurs degrés. Le précepteur de Louis XV, qui jouait aux cartes avec son élève, au lieu de le faire travailler, n'est pas un génie ni même un honnête homme; après l'affreux pitre dont le régent fit ses délices, il fait l'effet d'un juste et d'un vertueux personnage. Au fond, ce ne fut qu'un adroit courtisan, un arriviste patient et habile, un administrateur passable et un médiocre politique.

La France lui dut quelques années de paix, qu'elle employa à

s'enrichir mais, toujours féru de l'alliance anglaise, Fleury laissa dépérir notre marine, et quand l'inévitable rivalité mit l'Angleterre et la France aux prises, la France était vaincue d'avance, par l'avarice et l'imprévoyance du ministre. Il est beau d'aimer la paix, il est mieux de se mettre en état de la défendre; l'homme le plus fort est celui qui risque le moins d'être attaqué.

Le cardinal de Bernis a présidé au renversement des alliances et a été le grand ministre de Mme de Pompadour. Il tournait galamment le vers badin, mais y prodiguait si bien les fleurs que Voltaire l'avait surnommé Babet la Bouquetière. Aimable épicurien, il sut vivre partout d'une vie douce et élégante. Ambassadeur à Venise, il ne parut pas s'y déplaire; exilé de la cour par Choiseul, il se bâtit un joli chateau dans sa ville archiépiscopale d'Alby; ambassadeur à Rome, il y vécut en grand seigneur, y lint table ouverte et y fit grande figure jusqu'au jour où la Révolution vint le relayer. Ce fut un homme d'esprit et de bonne compagnie, chez qui il faisait bon souper.

L'abbé Terray, ministre des finances du triumvirat, avait plus de talent, et moins de conscience encore. C'est à lui que Louis XV a dû la paix des dernières années de son règne; mais la misère générale était la rançon des splendeurs de la cour, et l'humeur cruelle du ministre contribua encore à faire abhorrer le régime qu'il représentait.

Lecardinal de Rohan n'a pas été ministre, mais son nom reste attaché à la scandaleuse affaire du collier, où ce prince de l'Eglise donna la mesure de sa vanité, de son immoralité et de sa sottise, et compromit le haut clergé et la couronne, au grand profit de la Révolution.

Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse et successeur de Calonne, voulut reprendre le rôle de Maupeou, briser l'opposition parlementaire et rétablir l'ordre dans les finances par la banqueroute; mais ces honnêtes desseins furent renversés par l'indignation publique, et M. de Brienne quitta le ministère, après avoir joué et perdu la dernière carte de la monarchie. C'est lui que Louis XVI refusait de nommer archevêque de Paris, en disant : «Au moins faut-il que l'archevêque de Paris croie en Dieu ». Il est probable que les archevêques de Toulouse et de Sens n'avaient pas besoin d'y croire, puisque Brienne échangea le siège de Toulouse pour celui de Sens, plus grassement renté. Brienne est le dernier ministre ecclésiastique de l'ancien régime,

L'épiscopat français comptait, en 1789, cent cinquante-deux

diocèses, sur lesquels trois seulement : Màcon, Tréguier et Vannes, avaient des roturiers pour titulaires. Tous les autres sièges étaient occupés par des nobles. Un La Rochefoucauld était archevêque de Rouen, un de Luynes archevêque de Sens, un Talleyrand-Périgord archevêque de Reims, un de Fontanges archevêque de Bourges, un de la Tour du Pin archevêque d'Auch, un Rohan archevêque de Cambrai, un Rohan êvêque de Strasbourg. On pensait toujours, comme Richelieu, que les gens qui ne sont que doctes et pieux font souvent «de fort mauvais évêques, ou « pour n'être pas propres à gouverner, à cause de la bassesse de << leur extraction, ou pour vivre avec un ménage qui, ayant du << rapport avec leur naissance, approche beaucoup de l'avarice, <«< au lieu que la Noblesse qui a de la vertu a souvent un particu«lier désir d'honneur et de gloire, qui produit les mêmes effets <«< que le zèle causé par le pur amour de Dieu; qu'elle vit d'ordi<<< naire avec luxe et libéralité conformes à telle charge et sait << mieux la façon d'agir et de converser avec le monde. »>

Le dix-huitième siècle a connu des prélats vertueux et bienfaisants. Marseille a eu Belzunce, Clermont a eu Massillon. L'archevêque de Paris, M. de Noailles, laissa un grand renom de charité. Christophe de Beaumont, un de ses successeurs, nourrissait à ses frais plus de cinq cents personnes, sans vouloir distinguer entre les catholiques ou les hétérodoxes. M. de Rastignac, archevêque de Tours, secourait les inondés de la Loire. M. de La Motte, évêque d'Amiens, inspirait un si grand respect que l'on coupait son manteau et sa soutane pour en faire des reliques. M. de Galard de Terraube, évêque du Puy à la Révolution, était adoré de ses diocésains.

Mais la plupart des prélats de l'ancien régime, sans en excepter les plus philanthropes, étaient des grands seigneurs très fiers de leur naissance et très férus de leurs droits; des prêtres plus pénétrés de leur mission sociale que remplis de la foi chrétienne; des administrateurs parfois habiles, mais presque toujours très hauts et très absolus. Rien de moins évangélique, en général, rien de moins chrétien, dans le vrai sens du mot, que les évêques nobles: de l'ancien régime.

De l'archevêque renté à 2 et 300.000 livres jusqu'au malheureux congruiste à 700 livres, s'étageait toute une hiérarchie de coadjuteurs, de vicaires généraux, de chanoines cathédraux et collégiaux, d'archiprêtres, de doyens et de curés, qui faisaient que l'on passait presque insensiblement d'un degré à l'autre et

qu'il n'y avait pas de frontière bien nette entre le haut et le bas clergé.

Il y avait à la Cour et autour de la Cour des légions d'abbés mondains, à rabat et à petit collet, qu'on appelait «abbés de Sainte Espérance » et qui attendaient que le roi voulût bien les pourvoir.

Le roi avait à sa disposition 850 abbayes commendataires, 12.000 prieurés, 2.800 canonicats d'églises cathédrales, 5.600 canonicats de collégiales, des chapellenies, en tout 20.000 bénéfices sans charge d'âmes, à distribuer. Pour peu que l'on fût bien né, spirituel, bien apparenté ou recommandé, on pouvait espérer obtenir, un jour, quelque bénéfice avantageux qui vous mettait du haut clergé.

Le pauvre clerc, sans naissance et sans usage, était bien sûr de rester à jamais curé de campagne ou de petite paroisse. << N'était-ce point assez, disait-on, pour un fils de paysan ? » - et le contraste était parfois si violent entre le luxe épiscopal et la misère du desservant, que la jalousie pénétrait dans le cœur du pauvre prêtre, en dépit du respect hiérarchique et de l'obédience canonique.

Le bas clergé constituait certainement une des classes les plus méritantes et les plus déshéritées de la nation. Cependant son dénuement n'est que relatif et emprunte surtout son caractère pénible aux habitudes de luxe qui dominent toute la vie française à cette époque. La portion congrue a été fixée à 700 livres, qui représentent environ 2.000 francs de notre monnaie actuelle. Les curés de campagne ne touchaient, hier encore, que 900 francs du gouvernement et étaient certainement moins rétribués avec 900 francs que les congruistes du XVIIe siècle avec 700 livres. Mais il faut tenir compte des habitudes et des mœurs. La dépense du curé de campagne le plus modeste élait estimée en Normandie à 1.200 livres; n'en recevant que 700, il était en réalité à la charité de sa paroisse. Il lui fallait acquitter quelques menues redevances, entretenir et réparer son presbytère, payer sa domestique, faire l'aumône, et surtout recevoir ses confrères et tenir table ouverte à tout venant. La maréchaussée, les commis aux aides, les élus, les chirurgiens, autant d'hôtes qui tombent chez lui à l'improviste et auxquels il est obligé de faire bon visage. Les gros décimaleurs, qui absorbent presque tout le revenu de la paroisse, rognent sans cesse la part du curé et ne lui donnent rien en dehors de sa portion congrue, fixée par la loi. Un curé du diocèse de Bayeux avait touché en 20 ans 80 boisseaux de grain pour tout

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