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L'EXPULSION DES JESUITES

Le jansénisme avait semé l'esprit de révolte dans l'Eglise de France, dès le temps de Louis XIV. Sous Louis XV, il était devenu peu à peu un parti d'opposition, et avait, à ce titre, conquis les Parlements.

Les jésuites, au contraire, passaient dans l'opinion publique pour les partisans de l'absolutisme et de tous ses abus.

Par une contradiction étrange, très fréquente dans l'histoire politique, les deux factions rivales avaient perdu presque complètement leur caractère primitif. Les jansénistes, adversaires du libre arbitre, étaient devenus les représentants du libéralisme politique, et les jésuites, qui avaient soutenu, envers et contre tous, la doctrine de la liberté morale, représentaient l'autocratie royale et pontificale, le statu quo absolu et odieux.

Les philosophes profitèrent de la guerre intestine qui divisait l'Eglise pour pousser leurs affaires entre les partis rivaux et pour les déconsidérer l'un et l'autre aux yeux du public.

L'affaire des billets de confession remplit Paris de scandales et discrédita la religion dans l'esprit d'un grand nombre de gens sages, qui lui étaient jusque-là demeurés fidèles.

Au moment où l'on commençait à rire bruyamment des jansénistes, des jésuites et de leurs prétentions réciproques à l'orthodoxie et à l'infaillibilité, les débauches du roi et la brutalité de sa police le faisaient prendre en mépris et en haine par le peuple de Paris.

Le ministère ayant ordonné une râfle de petits vagabonds pour les envoyer au Mississipi, la police arrêta parmi eux des fils d'artisans et de bourgeois, et ne les rendit à leurs familles que moyennant rançon. Le public était déjà fort irrité, quand le bruit se répandit que Louis XV était devenu lépreux à la suite de ses désordres et prenait des bains de sang pour se guérir; les enfants que l'on arrêtait étaient destinés à périr pour rendre la santé au roi. Ces bruits atroces trouvèrent immédiatement créance auprès du peuple, tant le roi était méprisé. Le 16, le 22,

le 23 mai 1750, Paris se souleva, s'emplit de tumultes et de colères. Le faubourg Saint-Antoine descendit dans la rue, courut sus aux archers, aux exempts, aux espions; le corps d'un espion, massacré par la foule, fut jeté à la porte du lieutenant général de police, Berryer. Mme de Pompadour, qui se trouvait à Paris, n'eut que le temps de s'enfuir de toute la vitesse de ses chevaux. Il fut question d'aller à Versailles chercher le roi et brûler le château. L'alarme fut si chaude que l'on mit quatre pièces de canon en batterie à l'entrée du pont de Sèvres. Il s'en fallut de bien peu peut-être que la Révolution ne commençât dès cette année.

Louis XV garda de l'émeute parisienne un amer souvenir. Il ne fit plus à Paris que de rarissimes apparitions, et fit tracer une route directe de Versailles à Saint-Denis, pour éviter de passer par la ville. On l'appela la « route de la révolte », et cette révolte marque l'instant précis du divorce entre Paris et la royauté. Paris reste, dès lors, frondeur et devient très vite antireligieux.

Dès 1753, d'Argenson écrit : « La perte de la religion ne doit pas « être attribuée à la philosophie anglaise, qui n'a gagné à Paris <«< qu'une centaine de philosophes, mais à la haine contre les <«< prêtres, qui va au dernier excès. A peine osent-ils se montrer << dans les rues sans être hués. Les esprits se tourneut au mécon<< tentement et à la désobéissance, et tout chemine à une grande <«< révolution dans la religion et dans le gouvernement. L'on << assure que tout se prépare à une grande réforme dans la religion, « et ce sera bien autre chose que cette réforme grossière, mêlée «de superstition et de liberté, qui nous arriva d'Allemagne au « XVIe siècle. Comme notre nation et notre siècle seront bien << autrement éclairés, on ira jusqu'où l'on doit aller, l'on ban«nira tout prêtre, tout sacerdoce, toute révélation, tout mystère. << On prétend que, si cette révolution est pour arriver à Paris, ce «sera par le déchirement de quelques prêtres dans les rues, « même par celui de l'archevêque. Tout conspire à nous donner «<l'horreur des prêtres, et leur règne est fini. Ceux qui paraissent << dans les rues en habit long ont à craindre pour leur vie. La << plupart se cachent ou paraissent peu. On n'ose plus parler « pour le clergé dans les bonnes compagnies; on est honni et <«< regardé comme des familiers de l'Inquisition. Les prêtres ont <«<remarqué, cette année, une diminution de plus d'un tiers dans <«<le nombre des communiants. Le collège des jésuites devient

« désert; cent vingt pensionnaires ont été retirés à ces moines « si tarés. On a observé aussi, pendant le carnaval à Paris, que « jamais on n'avait vu tant de masques au bal contrefaisant les « ecclésiastiques, en évêques, abbés, moines, religieuses; enfin «la haine contre le sacerdoce et l'épiscopat y est portée au « dernier excès. »

Chacun des deux partis religieux accusait l'autre de cette déplorable situation; chacun voulait servir la religion en exterminant la faction contraire. Un curé moliniste d'Amiens déclarait en chaire qu'il était prêt à tremper ses mains dans le sang des hérétiques; un jésuite, prêchant devant le roi, soutenait qu'il fallait du sang pour éteindre les hérésies, et que certaines exécutions, faites à temps, épargnaient parfois des sévérités plus grandes. (E. Lavisse, Hist. de France: Louis XV, par H. Carré.)

Les jansénistes n'avaient pas plus de mansuétude, payaient les libelles destinés à perdre les jésuites dans l'opinion, et leur agent écrivait de Rome en 1758 : « Le cordon tracé autour des jésuites « est de telle nature qu'ils ne sauraient le rompre malgré leur « crédit et tous les trésors de l'Inde. >>>

C'est en Portugal que se forma d'abord l'orage qui devait ruiner la puissance des jésuites.

En 1750, l'Espagne céda au Portugal les sept districts du Paraguay, que les jésuites avaient organisés et convertis en une province florissante. Les habitants se soulevèrent contre les Portugais, et le tout-puissant ministre du roi de Portugal, D. Sebastien de Carvalho, rendit les jésuites responsables de la rébellion. Il fit nommer le cardinal patriarche de Lisbonne visiteur de l'ordre, et soumit ainsi les jésuites de Portugal à une surveillance rigoureuse; ils ne dirigèrent plus la conscience du roi, ils perdirent même le droit de prêcher et de confesser dans tout le Portugal.

Le 3 septembre 1758, le roi José Ier, se rendant incognito chez la marquise de Tavora, fut grièvement blessé de deux coups de mousquet. Carvalho persuada au roi de s'isoler dans son palais, prépara à loisir tous ses plans et, le 12 décembre, trois mois après l'attentat, fit arrêter le duc d'Aveiro, le marquis de Tavora, sa mère, leurs parents, leurs amis, leurs domestiques, tous ceux qu'il voulut englober dans leur désastre. Jugés par un tribunal d'inconfidence, présidé par Carvalho lui-même, les accusés furent condamnés à mort le 12 janvier 1759, conduits ensemble à l'échafaud et exécutés de demi-heure en demi-heure.

Après les grands vint le tour des jésuites. Le 13 décembre 1758,

le P. Henriquez, provincial de Portugal, les PP. Malagrida, de Matlos, Jean Alexandre, d'autres encore furent arrêtés et jetés dans d'atroces prisons. La fureur de Carvalho se tourna surtout contre le P. Malagrida, vieux jésuite septuagénaire, qui s'était usé dans les missions du Brésil et dont un ardent mysticisme avait dérangé la raison. Ce vieillard prétendait avoir eu des visions, opéré des guérisons miraculeuses, remporté une victoire sur l'Antechrist et écrit un livre sous la dictée de sainte Anne. Son véritable crime était d'avoir composé une tragédie de collège, intitulée Aman, où Carvalho se reconnaissait. Après de longs mois de détention, Malagrida fut condamné au feu et brûlé vif, le 20 septembre 1761, avec 33 autres personnes, en présence du roi.

Mais les accusations dirigées contre la Société de Jésus étaient mal prouvées, et tout le monde vit dans cette horrible exécution une vengeance de Carvalho; la cour d'Angleterre ne dissimula pas à celle de Portugal son horreur pour un pareil excès de cruauté.

Cependant les jésuites portugais étaient soumis dans leurs maisons à un odieux espionnage et calomniés auprès du roi et du public. Carvalho fabriqua de fausses lettres, qu'on leur attribua, et une fausse bulle qui permettait de les dépouiller de leurs biens. Ils furent arrêtés au nombre de 1.500 et divisés en groupes de 150 à 200. On les embarqua sans vivres sur des vaisseaux de commerce, qui, obligés de relâcher sans cesse pour faire de l'eau et des vivres, n'arrivèrent qu'après une longue navigation à Civita Vecchia, où les Pères furent débarqués comme un vil bétail, et remis aux autorités pontificales.

Il y en eut qui restèrent dans les prisons de Portugal, où on les soumit à tous les traitements que peut imaginer un politique doublé d'un bourreau.

«Les cachots du fort Saint-Julien, écrivait en 1766 le << P. Kaulen, sont remplis de quantité de vers et d'autres insectes <«<et de petits animaux qui m'étaient inconnus. L'eau suinte sans «cesse le long des murs, ce qui fait que les vêtements et autres «< choses y pourrissent en peu de temps; aussi le gouverneur du «fort disait-il dernièrement: Tout se pourrit promptement; << il n'y a ici que les Pères qui se conservent. - Le chirurgien << s'étonne souvent comment plusieurs malades d'entre nous se << guérissent et se rétablissent. - Il en est mort un dont le visage << a pris un éclat qu'il n'avait pas pendant sa vie, en sorte que

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« les soldats et les autres qui le contemplaient ne pouvaient « s'empêcher de dire: Voilà le visage d'un bienheureux. « Témoins de ces choses et fortifiés par le ciel en d'autres maniè«res, nous nous réjouissons avec ceux d'entre nous qui meurent, « et nous envions en quelque sorte leur destin, non parce qu'ils «sont au bout de leurs travaux, mais parce qu'ils ont remporté

la palme. Les vœux de la plupart sont de mourir sur le champ « de bataille. Les trois Français qui ont été mis en liberté, en ont « été tristes, regardant notre position plus heureuse que la «<leur... Pour moi, je ne changerais pas mon état avec le vôtre » (le correspondant du P. Kaulen était provincial du Bas-Rhin).

Les choses se passèrent en France d'une manière plus douce; il n'y eut ni tortures ni bûchers; mais la Société n'en perdit pas moins, en quelques mois, une de ses plus belles provinces.

La rapidité de sa chute s'explique par une véritable conspiration, préparée de longue main par les jansénistes et les philosophes; l'opinion publique y applaudit par esprit d'opposition, et Mme de Pompadour y disposa le roi par animosité personnelle contre la Société.

Dès 1752, la belle marquise, rapidement usée par la vie de Cour, songeait aux moyens d'assurer la durée de sa faveur en devenant la simple confidente du roi. Elle forma le projet de se rapprocher du parti dévot, tout en conservant sa haute situation mondaine, et elle crut que les jésuites entreraient aisément dans ses intentions. Elle trouva, au contraire, une résistance invincible chez le P de Sacy, qu'elle avait choisi comme directeur, et chez les PP. Pérusseau et Desmarets, confesseurs du roi. Ces religieux exigeaient que la marquise quittât la Cour avant de l'admettre, elle et le roi, à la fréquentation des sacrements. Mme de Pompadour n'obtint pas l'absolution, resta à Versailles et passa dans le camp de la philosophie. Les jésuites eurent une terrible ennemie de plus; mais il est à croire que Pascal, cette fois, leur aurait donné raison.

En 1760, un procès retentissant vint rappeler tout à coup l'attention publique sur la Société de Jésus et permit à ses ennemis de dessiner contre elle l'attaque décisive.

Répandus dans tout l'univers, ayant des biens dans tous les pays du monde, les jésuites avaient naturellement cherché à en tirer le meilleur parti possible et avaient fini par créer de vérita bles entreprises commerciales, qui étaient vues d'un très mauvais œil par leurs concurrents laïques et par les ordres

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