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Si la Révolution n'était point venue, cet édit marquerait la date la plus mémorable du siècle dans l'histoire intérieure de la France.

Nous voici parvenus à la fin de l'ancien Régime. En quelle attitude l'Eglise va-t-elle se présenter à la nation?

Nous avons vu la France s'essayer sous Henri IV à la liberté religieuse, sans parvenir à s'y ployer. Louis XIII et Richelieu enlèvent aux protestants les garanties abusives que Henri IV avait dû leur accorder; les deux cultes subsistent côte à côte et rivalisent de science et de zèle pour le bien public. Mais les catholiques demeurent exclusifs, et, malgré leurs querelles intestines entre molinistes et jansénistes, s'accordent pour déraciner le protestantisme et ruiner l'œuvre de Henri IV. L'étroite dévotion de Louis XIV leur permet de commettre cette faute irréparable, et trente ans de luttes sanglantes semblent assurer le triomphe absolu du catholicisme. Il paraît alors comme épuisé par sa propre victoire, stérilisé par l'abaissement de son ennemi Il se déchire de ses propres mains: quiétistes et traditionnalistes, jansénistes et jésuites se condamnent et s'excommunient, tandis que commence à grandir une force nouvelle, presque étrangère cette fois à l'esprit chrétien, et qui règne bientôt sur le siècle. La philosophie et le jansénisme s'allient contre les jésuites et les ruinent; mais les deux alliés se séparent presque aussitôt pour recommencer leurs querelles. Les protestants en profitent pour reconquérir leur droit à l'existence, et la Révolution commence, entre le jansénisme politique, déjà usé et sans crédit, et la philosophie décidée à tout renouveler autour d'elle.

Toutes ces luttes ont été, par certains côtés, nobles et grandes; elles ont donné à notre histoire une allure dramatique d'un puissant intérêt; elles ont causé des maux incalculables et gaspillé sans profit des énergies précieuses, dont on eût pu faire un bien meilleur emploi. Elles ont prouvé la puissance et la vitalité de l'idée religieuse et les dangers du fanatisme, et il me semble que la leçon dernière qui s'en dégage est une pensée de liberté.

Supposons, un instant, que la France soit restée fidèle aux traditions de Henri IV, qu'elle n'ait proscrit ni calvinistes, ni jansénistes, ni quiétistes, ni jésuites, ni philosophes, et que chacune de ces écoles ait pu se développer librement dans notre pays, n'est

L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

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il pas certain que la vie religieuse et morale, plus variée et plus active, y fût aussi restée plus sérieuse et plus profonde ? N'est-il pas infiniment probable que l'habitude de vivre en paix avec des hommes d'opinion différente aurait développé chez nous le respect des droits d'autrui et le sens de la liberté ? N'est-il pas presque certain que le catholicisme, plus tolérant, n'aurait pas trouvé dans la philosophie une ennemie aussi intraitable et serait arrivé plus respectable et plus respecté au seuil des temps modernes ?

LES CAHIERS DU CLERGÉ EN 1789

Le clergé était encore, en 1789, le premier ordre de l'Etat. Il comprenait environ 130.000 individus, dont 60.000 religieux ou religieuses et 60.000 curés ou vicaires. Ses domaines valaient, au bas mot, 3 milliards, et donnaient un revenu net de 80 à 90 millions. La dime en produisait à peu près autant. Avec le casuel et les dons de toutes sortes, on peut estimer à 200 millions de livres les revenus du clergé. Il disposait ainsi d'une rente annuelle égale aux deux cinquièmes du budget de l'Etat. Ne devant au roi que ses prières, il contribuait seulement aux charges publiques par un don gratuit, renouvelé tous les cinq ans, et représentant une moyenne annuelle de 3 millions. Des subsides extraordinaires, accordés par lui à la royauté dans ses urgentes affaires, l'avaient grevé d'une dette de 130 à 140 millions. Il était exempt des servitudes personnelles comme des charges financières, et formait dans l'Etat une véritable république autonome, une cité fédérée, alliée sans doute de l'Etat, mais distincte de lui.

Cette situation extrêmement privilégiée, l'Eglise l'avait méritée autrefois, alors qu'elle seule représentait la civilisation en face de la barbarie. Elle la méritait beaucoup moins à la fin du XVIIe siècle, car elle n'avait pas beaucoup ajouté à sa science traditionnelle, elle s'acquittait de ses fonctions religieuses et sociales avec moins de zèle qu'aux siècles passés, et la nation avait cessé d'être une nation barbare pour devenir une des plus intelligentes, des plus actives et des plus policées de l'Europe.

Très absorbée dans la contemplation de ses propres perfections, très portée à voir des droits indiscutables dans ses prérogatives les plus contestées, très ennemie des nouveautés et de toute activité extérieure à la sienne, l'Eglise connaissait mal la société au milieu de laquelle elle vivait, et ne soupçonnait pas qu'un seul homme raisonnable et honnête pût lui marquer la moindre défiance, mettre la moindre restriction à ses respects et à ses soumissions infinies.

La grande consultation nationale qui a précédé la réunion des Etats généraux et qui nous a donné les Cahiers de 1789 nous permet de nous faire une idée de la mentalité spéciale du clergé.

Les cahiers du clergé ont été rédigés dans des assemblées générales de l'ordre tenues dans chaque bailliage, sous la présidence de l'évêque ou de son délégué.

L'ordre n'était pas exempt de divisions, et il est aisé d'en apercevoir la trace dans les cahiers, en dépit de la phraséologie officielle. Il n'y a pas toujours entente cordiale entre le haut et le bas clergé, entre séculiers et réguliers.

Certains évêques très autoritaires, comme Talleyrand, ont pris le parti de rédiger eux-mêmes le cahier de leur bailliage, et de le faire sanctionner par l'assemblée de leur clergé.

Presque partout, l'assemblée a tenu à délibérer elle-même et à fixer chaque point particulier de ses doléances.

Dans quelques bailliages, le cahier, approuvé par la majorité de l'assemblée, n'a pas rallié la minorité, qui a protesté d'avance contre certaines clauses et exposé ses vœux particuliers, à côté des vœux acceptés par le plus grand nombre.

On voit même, en Bigorre, un simple curé congruiste opposer son cahier à lui au cahier de l'ordre tout entier, et le mémoire de ce dissident, tant soit peu révolutionnaire, n'est pas le moins intéressant (1).

Les cahiers de l'ordre du clergé sont, en général, écrits dans la langue élégante et imprécise qui était la langue de la bonne société. Toujours modérés dans l'expression, alors même qu'ils se montrent le plus passionnés; toujours dignes et solennels, quel que soit le sujet du discours, ils versent parfois dans la grandiloquence ou dans la sensiblerie. Ils révèlent, en somme, chez leurs auteurs une culture littéraire sérieuse, d'excellentes habitudes de méthode et de réflexion, un jugement très sain pour tout ce qui ne touche pas directement aux droits et privilèges de l'ordre, et des idées libérales qui sembleraient bien étranges aux ultramontains d'aujourd'hui.

L'ordre du clergé, à la presque unanimité, renonce à ses privilèges pécuniaires, et se dit heureux de contribuer comme les autres ordres à toutes les charges publiques.

Les Etats généraux lui apparaissent comme un rouage essen

(1) Cf. Mavidal et Laurent, Archives parlementaires (1re série, tomes II à VI).

tiel et trop longtemps oublié du gouvernement monarchique. Il demande leur périodicité et leur prochain retour.

Il déclare qu'aucun impôt ne saurait être légitimement perçu, s'il n'a été au préalable consenti par les représentants de la

nation.

Il veut que la noblesse ne conserve plus que ses privilèges d'honneur et que tous les citoyens soient également admissibles aux emplois publics.

Il demande avec instances la réforme de la justice criminelle, la refonte des lois civiles, la suppression des tribunaux d'exception, la simplification de la procédure.

Il proteste contre l'abus des monitoires et demande qu'ils soient réservés pour les grands crimes. Il fait observer avec raison «< que << les tribunaux sont constamment occupés à renfermer les pouvoirs de l'Eglise dans l'ordre de la spiritualité, tandis que les «<lois permettent au plus petit juge banneret d'user à volonté de «< ce pouvoir dans les choses temporelles » (Armagnac, II, 4).

Il réclame l'abolition des impôts vexatoires, comme la gabelle, les aides, les droits de trop bu et de gros manquant (1) (Beauvais). Le cahier du Bourbonnais demande l'abolition du droit odieux qui donnait à certains évêques le lit de chaque curé décédé.

Beaucoup de cahiers proposent l'abolition de la corvée et même celle de la milice (Toul).

D'autres condamnent énergiquement les lettres de cachet et demandent l'élargissement des citoyens détenus arbitrairement en vertu de ces « odieuses lettres » (Belfort, Besançon).

Certains cahiers condamnent la traite des noirs (Avesnes). L'abbé Doléac, curé de Beaudon en Bigorre, veut noter d'infamie tout Français qui aura fait le commerce des esclaves.

D'autres demandent la revision des lois sur la chasse et la limitation des droits de chasse et de colombier.

Beaucoup attirent l'attention du gouvernement sur le mauvais état des routes, sur l'extension inquiétante de la mendicité et les moyens de la faire disparaître, sur « les hospices à créer dans << toutes les provinces du royaume pour les femmes enceintes, les << enfants trouvés, les insensés et les incurables » (Artois).

L'antagonisme des évêques et des curés apparaît très nettement dans certains cahiers qui semblent respirer l'esprit de rébellion. Le cahier du Boulonnais énumère fièrement les prérogatives

(1) Droits sur les boissons particuliers au Beauvoisis.

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