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rituelle. Il lui donna pour première maxime « qu'on ne peut être « heureux en ce monde sans contribuer de tout son pouvoir au « bonheur d'autrui ». Il lui ouvrit la perspective d'une vie nouvelle, et elle s'y jeta héroïquement, se passionnant pour le dévouement à mesure qu'elle se dévouait davantage.

On raconte d'elle des traits sublimes. On lui amena, un jour, un pauvre tout couvert d'ulcères. Ce fut pour elle comme un présent du ciel. Elle lui fit quitter ses haillons, qu'elle lava et raccommoda de ses propres mains; elle lui ôta son linge presque pourri et lui en donna de blanc. L'ayant fait coucher, elle lui coupa elle-même les cheveux et pansa ses ulcères, sans que l'horrible infection qui en sortait fat capable de la rebuter. Il fallait au malade peu de nourriture, et souvent, elle lui rendait ce service avec joie; quand elle ne le pouvait, elle avait bien de la peine à le lui faire rendre par ses domestiques. Ils n'entraient chez le malade qu'en se bouchant le nez, et la puanteur affreuse qui sortait de son corps les faisait bientôt enfuir. « Hélas! disait le malheureux, Madame n'en use pas ainsi; elle ne se bouche pas le nez, elle m'aide à « manger, elle s'assied près de moi, elle m'instruit, elle me console!» Elle le garda ainsi pendant plusieurs mois, le pansa, le soigna, le nourrit, le veilla dans son agonie et, quand le pauvre homme ful près d'expirer, il se tourna vers elle les mains jointes et lui dit : « Madame, Dieu seul peut être votre récompense de tout ce « que vous avez fait pour lui en ma personne. S'il a jamais exaucé les prières des pauvres, je le prie que ce soit en cette occasion et << qu'il vous accorde ce que je lui ai demandé tant de fois pour vous et ce que je lui demande encore, et vous, Madame, je vous « prie de ne me pas refuser votre bénédiction. » (Hist. ecclésiastique, t. XIII, Cologne, 1754.)

En 1610, voyant que sa famille pouvait se passer d'elle, et ayant obtenu la permission de ses parents, elle se rendit à Annecy et y fonda, sous l'inspiration de saint François de Sales, l'ordre de la Visitation, qui se donna pour tâche principale le soulagement des pauvres et des malades. « En qualité de première religieuse de « notre congrégation, lui dit l'évêque, je vous regarde pour ainsi << dire comme la pierre fondamentale; vous devez donc être la « plus cachée, la plus basse, c'est-à-dire la plus humble. Plus « notre congrégation sera humble, inconnue et cachée aux yeux << des hommes, plus elle s'élèvera et se multipliera, plus elle sera utile à l'Eglise. Ne vous élevez pas de la qualité de fon« datrice.. Jésus-Christ, le fondateur de la religion, a déclaré en

«< cette qualité qu'il était venu pour servir et non pour être << servi. >>

L'exemple donné par saint François et Mme de Chantal ne tarda pas à porter fruit, mais il faut reconnaître que la majeure partie des grands clercs du début du dix-septième siècle avaient plus d'inclination pour les études théologiques, la controverse et l'ascétisme que pour les œuvres propres de la charité. Il y avait dans l'Eglise de France comme une crise d'intellectualisme, qui s'opposa, pendant quelque temps, au développement des institutions de bienfaisance. Arnauld, parlant du P. Lallemand, réformateur des chanoines. réguliers de Sainte-Geneviève, le loue d'avoir été un excellent religieux, un savant et solide théologien, un philosophe subtil et pénétrant, un orateur aussi judicieux que spirituel et un directeur aussi sage que zélé. « Mais sa grâce singulière, ajoute-t-il, << et qu'on peut dire avoir été la source de toutes les autres, « est d'avoir ressenti d'une manière plus vive que la plupart des « saints même, cette impression de mépris pour la vie présente << et d'amour pour l'éternelle, qui faisait dire à saint Paul: Cupio «dissolvi et esse cum Christo. » Voir ce monde sous des couleurs si sombres et lui marquer tant de mépris est une mauvaise condition pour compatir beaucoup à ses misères. Des gens qui passaient leur temps à se mortifier et à se torturer, à se détacher de tout lien terrestre, qui voyaient dans la solitude le souverain bien, dans l'adversité une grâce de la Providence, dans la douleur une épreuve salutaire, étaient peu disposés à s'émouvoir de l'abandon, de l'infortune et des souffrances d'autrui. Il y avait dans leur fait comme un soupçon de pharisaïsme. N'est-il pas arrivé à quelques-uns de ces athlètes du bon combat de s'enorgueillir inconsciemment de leur courage, de défier la douleur à la manière des anciens stoïciens, d'accueillir avec joie l'épreuve qui devait mettre à leur front l'auréole des grandes victoires?

La charité ne demande pas tant de science, et veut des cœurs un peu plus simples. La pitié suppose un certain amour de la vie, un peu d'espoir dans une amélioration possible de la condition humaine, un peu de foi dans le progrès. Si tout est mal et va mal sur la terre, le mieux est de la quitter le plus tôt possible, et la charité est presque un contre-sens. Elle devient au contraire le but par excellence si l'on espère diminuer la somme totale de la souffrance humaine, donner au misérable, accablé et abêti par le malheur, quelque occasion de croire en la bonté des hommes et d'entrevoir au-dessus d'elle la bonté de Dieu.

Ce fut un homme de petite naissance, d'esprit droit, et d'allègre humeur qui trouva, au dix-septième siècle, les vraies voies de la charité.

Saint Vincent de Paul est une des figures les plus originales de son époque, et son originalité consiste justement en ce que, dans ce siècle de docteurs moroses et de controversistes bilieux, il ne vécut que pour l'action et connut par elle la joie de vivre, la joie héroïque qui vient du cœur.

Saint Vincent de Paul naquit, en 1576, au village de Pouï, près de Dax, dans les Landes de Gascogne. Enfant, il garda les brebis de son père; puis, comme il avait l'esprit vif et pénétrant, on le mit en pension en 1588 chez les Cordeliers de Dax, moyennant 60 livres par an. Quatre ans plus tard, un avocat de la même ville le prit pour répétiteur de ses enfants et lui permit de continuer son éducation, sans être à charge à son père. Décidé à entrer dans les ordres, Vincent fit sa théologie à Toulouse et reçut la prêtrise en 1600. Sans être ce qu'on appelait alors un savant, il avait suivi avec profit les cours de l'Université, et, une fois bachelier en théologie, il expliqua comme maître le deuxième livre de Pierre Lombard. Un instant, il songea à pousser plus loin ses études dogmatiques, il partit pour Salamanque avec l'intention d'y rester plusieurs années; mais il trouva la célèbre Université tout occupée à discuter le problème de la prémotion physique, et, au bout d'une semaine, il reprit le chemin de la France, son clair génie lui disant qu'il avait mieux à faire que de discuter de si obscures questions. Il préféra toujours à la science spéculative celle qui peut servir dans l'action, et il apprit le latin, le grec et l'hébreu, l'italien, l'espagnol et l'allemand.

En 1603, une dame, qui l'avait pris en estime, lui légua une petite somme d'argent et une créance à recouvrer à Marseille. En revenant de cette ville, il eut la mauvaise idée de s'embarquer et fut pris en mer par des pirates barbaresques. Il fut vendu comme esclave à un pêcheur d'Alger, puis à un médecin, et tomba enfin entre les mains d'un renégat savoyard qu'il commença aussitôt à catéchiser. Il y mit tant d'ardeur que le renégat se repentit et finit par s'évader dans une barque avec son esclave. Ils abordèrent tous les deux à Aigues-Mortes en 1607, puis de là se rendirent à Avignon, où le Savoyard abjura l'islam et se réconcilia avec l'Eglise.

M. Vincent, comme on l'appela toute sa vie, était déjà un

homme de sens et d'expérience. Pendant sa captivité, il avait étudié l'organisation des Etats barbaresques et était à même de servir, mieux que personne, les intérêts français en Afrique. On le vit, plus tard, organiser des consulats français à Tunis et à Alger, protéger le trafic de nos marchands tout le long de la côte africaine et racheter un grand nombre de captifs.

Du médecin son maître, il avait appris quelques secrets de chirurgie et peut-être un peu d'alchimie. Il n'en fallut pas davantage pour le mettre en grande réputation de savoir; le prélat Montorio, qui se rendait à Rome, l'emmena avec lui en qualité de secrétaire. M. Vincent vit la Cour pontificale, et en étudia les ressorts en observateur fin et avisé ; il la connut bien et sut plus tard habilement négocier avec elle. Il plut au pape par sa discrétion, son zèle et son esprit, et revint en France chargé par Paul V d'une mission confidentielle auprès d'Henri IV. Il dut bien s'en acquitter, puisque nous le voyons en 1610 aumônier de la reine Marguerite de Valois.

Ce n'est pas une des moindres singularités de cette histoire, que de voir saint Vincent de Paul chapelain de la reine Margot. Mais la reine s'était rangée, s'occupait d'oeuvres pieuses, tenait une petite cour dans son palais du faubourg Saint-Germain et à son château d'Issy, et présidait avec esprit une sorte d'académie où Coeffeteau se rencontrait avec les poètes Régnier et Maynard, avec Palma-Cayet et Scipion Dupleix.

Vers 1613, M. Vincent entra comme précepteur chez Emmanuel de Gondi, général des galères, frère de l'évêque de Paris, et retrouva dans la maison du grand seigneur le goût des lettres et des belles discussions comme chez la reine Margot.

Tout autre se fût tenu pour heureux de vivre dans un tel milieu; Vincent voulut s'en arracher et revenir vers les pauvres gens des campagnes, qu'on laissait mourir de faim et sans secours spirituels.

Dès 1612, on le voit accepter la cure de Clichy. En 1617, il préche une mission à Folleville dans le diocèse d'Amiens, puis se fait envoyer à Châtillon-les-Dombes, dans la Bresse, où il fonde sa première Confrérie de Charité.

L'idée paraît si belle que Mme de Gondi s'enthousiasme, rappelle Vincent à Paris, fait les premiers fonds d'une œuvre des missions, et installe au Collège des Bons-Enfants de la rue SaintVictor M. Vincent, M. Portail et un bon prêtre à qui ils donnaient cinquante écus par an pour les aider. « Nous nous en allions << tous trois, dit Vincent,prêcher de village en village. En partant,

<< nous donnions la clef à quelqu'un de nos voisins, ou nous le priions d'aller coucher la nuit dans la maison. Cependant, je << n'avais pour tout qu'une seule prédication, que je tournais « de mille façons : c'était de la crainte de Dieu. Voilà ce que « nous faisions, nous autres, et Dieu cependant faisait ce qu'il << avait prévu de toute éternité. >>

Aimant vraiment et sincèrement le peuple dont il était sorti, Vincent ne lui parlait que le clair et familier langage qu'il peut comprendre.« Allons à Dieu bonnement, disait-il, rondement, simplement, et travaillons ! »

Son éloquence est faite de simplicité et comme imbibée de bonté active et virile. Il déteste tout ce qui sent le pédantisme et l'emphase. Voici un fragment d'une de ses lettres, qui nous donnera une idée de son langage et de son esprit : « L'on m'a averti, << écrit-il à un de ses disciples, que vous faites de trop grands efforts en parlant au peuple et que cela vous affaiblit beaucoup. Au nom de Dieu, Monsieur, ménagez votre santé et modérez votre « parole et vos sentiments. Je vous ai dit, autrefois, que Notre-Sei<< gneur bénit les discours qu'on fait en parlant d'un ton commun « et familier, parce qu'il a lui-même enseigné et prêché de la sorte et que, cette manière de prêcher étant naturelle, elle est aussi plus aisée que l'autre, qui est forcée, et le peuple la << goûte mieux et en profite davantage. Croiriez-vous, Monsieur, << que les comédiens, ayant reconnu cela, ont changé leur manière de parler et ne récitent plus leurs vers avec un ton élevé comme << ils faisaient autrefois, mais ils le font avec une voix médiocre et « comme parlant familièrement à ceux qui les écoutent ? C'était « un personnage qui a été dans cette condition qui me le disait ces « jours passés. Or, si le désir de plaire davantage au monde a pu gagner cela sur l'esprit de ces acteurs de théâtre, quel sujet de « confusion serait-ce aux prédicateurs de J.-C. si l'affection et « le zèle de procurer le salut des âmes n'avaient pas le même « pouvoir sur eux » (1) !

N'est-ce point là une page charmante, où l'esprit le plus fin s'allie merveilleusement à la gravité du missionnaire et du maître et à la délicatesse de l'ami ?

Le style des sermons de Vincent suffirait, à lui seul, à expliquer

(1) Cf. l'excellente étude de M. J. Calvet, Saint Vincent de Paul réformateur (Revue des Pyrénées, 4e trimestre 1905), à laquelle nous empruntons cette citation et plus d'un aperçu intéressant.

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