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Les quatre personnages dont nous venons de parler : saint François de Sales, Mme de Chantal, saint Vincent de Paul et Mme Legras n'ont été que les chefs d'une nombreuse armée d'hommes de bien et de femmes de grand cœur; ne pouvant les citer tous, nous avons préféré mettre en relief ces quatre nobles figures qui représentent tout ce que le mouvement religieux du dix-septième siècle eut de plus généreux et de plus pur. L'Eglise peut les montrer avec fierté à ses amis et à ses ennemis, et l'humanité les comptera toujours au nombre de ses fils les plus nobles et les meilleurs.

LA « COMPAGNIE DU TRÈS-SAINT-SACREMENT »

L'Eglise française a certainement donné au monde un très noble spectacle, pendant les cinquante premières années du xvIe siècle. Elle s'est d'elle-même et par ses propres forces réformée, disciplinée, instruite et moralisée, et s'est remise à un si haut degré de gloire qu'elle ne paraît avoir été, à aucune époque, plus puissante sur les âmes ni plus respectée des autres nations. Elle a pris à cœur de se faire aussi grande par l'ardeur de sa charité que par les lumières de sa foi, et elle a combattu la misère privée et publique avec un dévouement si admirable et une persévérance si héroïque, que le monde n'en avait point encore vu de pareils. Ces justes hommages, aucun homme de bonne foi ne saurait les. lui refuser.

Mais personne, non plus, ne voudrait soutenir que l'Eglise de France ne s'est jamais trompée et que son œuvre ait été toujours et en tous points parfaite, ce qui ne s'est jamais dit, en aucun temps, d'aucune œuvre humaine.

Il est certain que l'œuvre catholique du xvne siècle prête par plus d'un point à la critique, et comme l'idée religieuse est, de toutes, celle qui a le don de passionner le plus les hommes, on ne s'étonnera pas qu'elle ait engendré, en même temps que les plus hautes vertus, les erreurs les plus étranges et les abus les plus monstrueux. C'est le propre de la passion d'entraîner l'homme aux extrêmes, dans le mal comme dans le bien.

Les idées sont, comme les corps, sujettes à des maladies, qui les déforment, les empoisonnent et finissent par les changer en des vices du tout contraires aux vertus qu'elles paraissaient d'abord représenter.

Le catholicisme français du xvIe siècle a eu ainsi ses maladies mentales et morales; nous nous proposons de les étudier, ici, avec la même impartialité que nous croyons avoir apportée à l'étude de ses bienfaits.

L'histoire de la Compagnie du Très-Saint-Sacrement nous servira à montrer comment le sens de la charité peut se pervertir

sous l'influence du fanatisme et dégénérer logiquement en une abominable hypocrisie. Nous emprunterons cette leçon à l'excellent livre de M. Raoul Allier (La Compagnie du Très-SaintSacrement de l'autel. La Cabale des dévots, 1627-1666, Paris, Colin, 1902, in-8°), calque presque tout entier lui-même sur le ms. 14.489 du fonds français de la Bibliothèque nationale, intitulé Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, par le comte MarcRené de Voyer d'Argenson.

La Compagnie du Saint-Sacrement, que nous appellerons désormais, pour plus de brièveté, la Compagnie, eut pour fondateur un grand seigneur très mystique, le duc de Ventadour.

Catholique très fervent et ennemi redouté des protestants, qu'il avait fièrement combattus en 1623 et 1625, le duc s'était fiancé, en 1619, à Marie-Liesse de Luxembourg-Pinei, alors âgée de huit ans, et l'avait épousée en 1623, lorsqu'elle en eut douze. Il vivait avec elle comme avec une petite sœur et, tandis qu'il avait toutes les idées d'un prêtre, la jeune duchesse prenait insensiblement toutes celles d'une religieuse.

Au mois de mai 1627, le duc sentit tout à coup la clarté se faire en son esprit et confia à un religieux, aussi mystique que lui, le grand dessein qu'il avait formé pour la plus grande gloire de Dieu. Enthousiasmé par son projet, il ne songea plus qu'à s'y consacrer corps et âme et encouragea fort les dispositions de sa femme à embrasser la vie religieuse. Le 24 septembre 1628, les deux époux se présentèrent ensemble à l'église des Carmélites d'Avignon et firent vœu de « transformer leur très pur amour <«< conjugal en le très pur amour angélique ». Le 19 septembre de l'année suivante, la duchesse entrait comme novice au Carmel d'Avignon, où elle prit le voile en 1634. Le duc resta provisoirement dans le siècle, puis finit par entrer dans les ordres en 1641; mais l'accomplissement de son grand dessein fut désormais l'unique passion de sa vie.

L'idée de M. de Ventadour était, il faut le reconnaître, et très grande et très belle. Il avait remarqué que les innombrables œuvres catholiques déjà établies, et qui allaient tous les jours en se multipliant, avaient une tendance naturelle à se spécialiser; les unes s'occupant d'enseignement, les autres s'adonnant à la contemplation, celles-ci à la prédication, celles-là au secours des malades; cependant leurs efforts manquaient de cohésion et n'obtenaient pas tous les effets qu'ils auraient pu produire avec une meilleure direction. M. de Ventadour songea à créer une

sorte de Comité central des œuvres religieuses, une manière d'étatmajor général de l'armée spirituelle, qui dresserait les plans de campagne et ferait donner chaque troupe sur les points les plus menacés.

La Compagnie se donna pour premier objet « de faire honorer << partout le Saint-Sacrement et procurer qu'on lui rende tout le <«< culte et le respect qui sont dus à Sa divine Majesté ». Les confrères s'engageaient à donner les premiers l'exemple de la piété, à assister tous les jours à la messe, à avoir, chez eux dans leur oratoire quelque tableau ou image, qui leur rappellerait sans cesse leur engagement d'honorer spécialement le Saint-Sacrement. S'ils rencontraient le viatique dans la rue, ils devaient descendre de cheval ou de carrosse et l'accompagner jusque chez le malade. Ils s'engageaient à reprendre avec fermeté et courage tous ceux qui parleraient mal devant eux des choses de la religion. Ils promettaient de tout faire pour élever leurs familles dans les mêmes sentiments.

A cette première obligation, toute de piété et de dévotion, s'ajoutait le devoir de discipline, si étroitement formulé qu'on pourrait y reconnaître l'influence de la Société de Jésus. La Compagnie insistait avec force sur « la subordination des membres «entre eux et de tous ensemble à l'égard du supérieur et direc<«<teur, par le seul titre de la charité, qui ne rend pas moins sou<«mise leur obéissance volontaire que celle dont on s'acquitte << par vœu dans les congrégations régulières >>.

Elle ne voulut pas délimiter le champ de son action, mais au contraire l'étendre à toutes les œuvres et à toutes les formes de la charité. Elle prétendit à secourir les pauvres, les vieillards, les infirmes et les malades; à distribuer les consolations spirituelles à tous ceux qui en avaient besoin; à retirer du vice ou de l'erreur tous ceux qui y croupissaient, à les réveiller à la vie spirituelle et morale et à les conduire au salut. Rien ne lui fut étranger de ce qui pouvait restreindre l'empire du mal et augmenter dans le monde la somme du bien tel qu'elle l'entendait.

Ce fut une institution de combat, animée d'un intense esprit de prosélytisme et dirigée par des hommes que le monde avait formés, dès longtemps, aux tâches les plus épineuses de la politique et de la diplomatie.

Les premiers associés de M. de Ventadour furent le capucin Philippe, l'abbé de Grignan, qui fut plus tard évêque de SaintPaul-Trois-Châteaux, puis d'Uzès; Henri de Pichery, maître

d'hôtel ordinaire du roi ; le jésuite Suffren, confesseur de Marie de Médicis ; le marquis d'Andelot, lieutenant général de Champagne ; François de Coligny, son fils; Zamet de Saint-Pierre, neveu de l'évêque de Langres; Gédéon de Vic, maréchal de camp; le P. de Condren, général de l'Oratoire; Jean de Galard-Béarn, ambassadeur de France à Rome; les évêques de Bazas et de SaintFlour.

On voit par ces noms que nous n'avions pas tort de comparer la Compagnie à un état-major. Elle resta très aristocratique et très choisie, au moins dans sa direction. Mais elle s'affilia tous ceux qui pouvaient la servir et en qui elle pouvait avoir pleine confiance; elle eut parmi ses affiliés des bourgeois, des marchands, des gens de justice et d'affaires, qui l'aidèrent puissamment de leurs conseils et de leur bourse.

Elle rayonna sur toute la France. On lui connaît cinquante-trois succursales dans les provinces. On a publié les registres des compagnies particulières de Bordeaux, Limoges, Grenoble et Marseille. Clermont avait la sienne dès 1649.

Mais ce qui lui donne sa physionomie propre et la distingue de toutes les œuvres que nous connaissons, c'est le mystère dont elle s'est entourée pendant toute sa carrière, c'est le secret inviolable gardé par tous ses membres sur toutes ses opérations.

La Compagnie du Saint-Sacrement fut une société secrète, une véritable puissance occulte, dont les contemporains purent soupçonner l'existence, mais ne connurent jamais l'organisation.

Il paraît presque incroyable qu'une société ait pu vivre quarante ans, avoir son siège à Paris et ses succursales dans les plus grandes villes du royaume, tenir chaque mois des réunions, correspondre avec ses agents et se mêler d'affaires innombrables, sans que l'autorité royale, ou même l'autorité religieuse, aient connu de science certaine les statuts, l'organisation et le fonctionnement de cette société. Et cependant, il en fut ainsi. L'archevêque de Paris ignora toujours l'existence de la Compagnie du Saint-Sacrement. Le roi ne la connut pas davantage. Les contemporains ne parlent jamais que de « la cabale des dévots », donnant à entendre par là qu'ils attribuaient aux intrigues des dévots mille faits singuliers qu'ils ne s'expliquaient pas autrement que par leur intervention, mais ils ne savaient pas comment cette intervention se produisait ni quels étonnants ressorts les dévots pouvaient faire jouer.

Il semble tout d'abord inexplicable qu'une association qui ne se

L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

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