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SUR

L'ORGANISATION DU TRAVAIL

A DIJON ET EN BOURGOGNE

Au XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle

PAR

M. HENRI HAUSER

Professeur d'Histoire moderne à l'Université

INTRODUCTION

On a cru pendant longtemps que le régime corporatif avait été, en France, la forme générale de l'organisation du travail depuis le x1° siècle jusqu'à la fin de l'ancien régime. Mais, à mesure qu'on pénètre plus avant dans l'histoire des rapports entre le capital et le travail, on s'aperçoit qu'il y a là une illusion.

J'ai essayé, il y a tantôt cinq ans', de justifier, en ce qui concerne le xvre siècle, cette phrase du jurisconsulte Loyseau dans son Traité des offices: « En France, il n'y avait anciennement que certaines bonnes villes où il y eût certains métiers jurés, c'est-à-dire ayant droit de corps et communauté, en laquelle on entrait par serment »>, et j'ai écrit: « Au xvIe siècle,... les villes à jurandes étaient la minorité; dans la majorité des villes, au contraire, et dans tous les villages, le travail était libre ' ».

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1. Ouvriers du temps passé (xve-xvi® s.), Paris, Alcan, 1899. 2. P. III.

Toutes les études de détail publiées depuis, celles de MM. Boissonnade sur le Poitou, J. Godart sur Lyon, L. Morin sur Troyes', A. Rébillon sur Rennes, etc., sont venues confirmer cette vue générale.

Il ne faut d'ailleurs pas attribuer à ces expressions : métier libre, travail libre, le sens précis qu'elles revêtent dans la langue d'aujourd'hui. Dans les villes qui ne connaissaient pas l'organisation des jurandes, ou dans les métiers libres des villes jurées, il ne faut pas s'imaginer que l'ouvrier ou même le chef d'atelier, jouissait d'une entière liberté industrielle, n'était soumis à aucune règlementation. La liberté du travail consistait essentiellement en deux « libertés » 1° n'être pas obligé, pour pouvoir ouvrir boutique, de se soumettre à l'onéreuse formalité du chef-d'œuvre et de prêter serment devant des maîtres-jurés, c'est-à-dire devant des personnages élus par tous les maîtres du même métier; 2o ne pas être sujet à des « visites» exécutées par ces mêmes jurés, inspections qui portaient à la fois sur la qualité des matières employées, sur la fabrication, sur les règlements d'atelier. C'est-à-dire que dans les métiers jurés, le métier est considéré comme la propriété collective de tous ceux qui l'exercent; dans les métiers libres, comme la propriété individuelle de chacun des maîtres.

Mais cette « liberté du travail » est parfaitement compatible avec une surveillance très sévère de la fabrication,

1. Essai sur l'organisation du Travail en Poitou, Paris, 1900. T. II, p. 4 : Dans le Poitou... la corporation jurée n'apparaît qu'à l'état d'exception ».

2. L'ouvrier en soie. Monographie du tisseur lyonnais. Lyon et Paris, 1899. 3. Histoire corporative des artisans du Livre à Troyes, Troyes, 1900. P. 40: nous voyons qu'en 1686 les imprimeurs troyens soutiennent encore, contre le roi, «< qu'il n'y a aucune communauté, mais seulement une confrairie qui s'observe entre eux en conformité des ordonnances royales ».

4. Recherches sur les anciennes corporations ouvrières et marchandes de la ville de Rennes. Paris et Rennes, 1902. P. 36: « N'est-il... point permis de penser que pour certaines corporations, l'organisation en confréries libres précéda celle en communautés en jurandes et qu'il est même des métiers qui ne constituèrent jamais que des confréries libres ? »

avec des « visites » d'ateliers, même avec des règlements assez stricts sur l'apprentissage. Seulement, l'autorité qui surveille, qui visite, qui règlemente (et qui frappe les contrevenants), ce n'est plus la jurande, c'est la municipalité. Et surtout, l'entrée de la maîtrise. n'est plus fermée par la triple barrière du chef-d'œuvre, des cadeaux à faire aux jurés, du banquet à leur offrir.

La ville où cette organisation du travail s'affirme de la façon la plus nette, c'est Lyon '. De même que les villes qui veulent établir chez elles des communautés jurées (et Lyon lui-même faillit, un jour, succomber à cette tentation) les créent « à l'instar de Paris », de même les villes anciennement ou nouvellement jurées qui désirent revenir au travail libre semblent vouloir modeler leur organisation sur le type lyonnais. «En icelle ville, écrivait le prévôt des marchands de Lyon, le 12 septembre 1600, il n'y a jamais eu auculne maitrise que pour le regard des orfèvres, chirurgiens, apothicaires, mareschaulx et serruriers, pour ce que leur art a ses fonctions sur la vie ou entretenement de la santé et sur ce que les hommes tiennent plus précieux... » : c'est ce que l'on nommait parfois les quatre métiers « de danger ». Pour les autres, y entrait qui voulait; mais le consulat, c'est-à-dire le pouvoir municipal, désignait annuellement deux maîtres de chaque métier, qui « avaient l'intendance sur tous ceux de leur métier et le soin de leur faire observer les statuts et règlement dudit métier, et étaient lesdits commis chargés d'avertir le consulat des malfaçons qu'ils découvriraient... » Ces deux maîtres-visiteurs agissaient donc non au nom du métier, mais en vertu d'une délégation de la Ville.

C'est plus ou moins ce régime que nous allons voir s'établir, au début du XVIIe siècle, dans un certain nombre de villes bourguignonnes. Placée sur la grande route de

1. Voy. dans cette même Revue, t. XIII, n° 1 : Le colbertisme avant Colbert.

Paris à Lyon, il semble que la Bourgogne ait subi alternativement l'influence de l'un ou l'autre centre.

I

XVI SIÈCLE

A Dijon ', la municipalité, sans aller jusqu'à adopter le régime lyonnais, avait toujours conservé une certaine autorité sur les communautés de métiers. Dès la période ducale, elle intervenait pour confirmer les statuts corporatifs. En août 1477, Louis XI l'avait maintenue dans ce droit qui ailleurs, à Paris par exemple, ressortissait exclusivement au pouvoir royal. Les taxes d'admission à la maîtrise étaient partagées entre les jurés du métier et la mairie.

Celle-ci n'était pas d'humeur à tolérer que les communautés jurées missent trop d'entraves à l'exercice de la profession. Lorqu'elles essayaient de constituer, entre les mains des titulaires des maîtrises, une sorte de monopole qui se serait forcément rendu maître des prix, la Ville savait briser leurs résistances. Par exemple, les bouchers de la rue du Bourg ayant élevé indûment les droits de réception, la Ville, en 1501, fit approuver par le roi la création d'une seconde boucherie, dont l'entrée serait loisible à tout candidat jugé « suffisant » par les échevins et les jurés. Mais les bouchers du Bourg surent gagner à leurs

1. Parmi les documents dijonnais utilisés dans cette étude, ceux qu sont relatifs au XVIe siècle avaient déjà été copiés par l'archiviste de la Côted'Or, feu M. Garnier, et employés par lui dans un travail qui est resté jusqu'à ce jour inédit (et, autant que je sache, inachevé). C'est pour ce motif que j'ai cru devoir m'interdire la reproduction in-extenso de cette première série de textes. Tous les érudits se joindront à moi pour souhaiter la prompte publication du travail et des notes laissées par le regretté M. Garnier.

vues leurs concurrents. Aussi, en 1597, la Ville supprima les statuts et rendit le métier libre.

Cet incident particulier attira sans doute l'attention de la Ville sur les inconvénients que présentait en général l'institution des jurandes. Toujours est-il que deux ans plus tard, le 14 avril 1529, le maire Pierre Sayve rendit une ordonnance qui aurait eu pour effet, si elle avait été appliquée, d'établir à Dijon, dans sa plénitude, le régime lyonnais de la liberté règlementée par le pouvoir municipal '.

Dans le préambule de cette ordonnance, le vicomtemaïeur se plaignait que les maîtres eussent organisé le travail en monopole, de sorte « que autre qu'eux ne seraient reçus à besogner de leurs métiers en ladite ville ». Le résultat avait été d'élever démesurément le prix « des denrées, marchandises et ouvrages », lequel avait doublé.

L'excellent Pierre Sayve, en rendant l'organisation des jurandes seule responsable de l'élévation des prix, commettait certainement une erreur et une involontaire injustice. Ce phénomène du relèvement nominal des prix, qui se produit dès les premières années du xvie siècle et qui n'acquerra que plus tard toute son intensité, n'était que le signe d'une révolution économique générale et profonde, s'étendant à toute l'Europe, amenée par des causes multiples et lointaines. Pierre Sayve n'en savait pas tant. Ce qu'il voyait et ici il voyait clair- c'est que l'organisation des jurandes avait pour effet d'annihiler, au détriment du consommateur, les avantages de la concurrence: « Et ne pouvoit on en aucun desdits métiers avoir meilleur marché que en un autre, pour ce que tous étaient monopolés, ayant intelligence entre eux... En sorte que si aucuns d'eux faisaient meilleur marché que les autres, ils étaient déchassés et déboutés par les autres du métier ».

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1. A. C G. 3, fo 226 vo à 230. J'ai collationné sur l'original la lecture de feu Garnier, avec lequel je ne suis pas toujours d'accord.

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