Page images
PDF
EPUB

MYSTÈRES DU CENTRE ET DU MIDI

LES IMITATIONS DE L'EVANGILE DE NICODÈME

LA PASSION SELON GAMALIEL

ET LA VIE DE JÉSUS-CHRIST DE 1485

Entre les mystères du Nord et ceux du Midi, il y a une transition toute naturelle, les mystères du Centre, peu nombreux, de date assez récente, et qui semblent au premier abord peu instructifs. Le plus long et le plus soigné est un Mystère encore inédit « de la Conception, Nativité, Mariage et Annonciation de la Vierge »' qui fut représenté entre 1481 et 1496 devant la comtesse et le comte de Montpensier, dauphin d'Auvergne, et qui, de la « librairie » de Moulins, a passé au Musée de Chantilly. Il est divisé en trois journées et comprend environ douze mille vers. Chaque journée commence et se termine par une allocution du messager, qui se présente d'abord pour saluer l'assemblée et annoncer le jeu :

Messagier courtoix venu suis

De la bone cité de Paris,
Assize en France la jolie.....

..... Salut a la noblesse

Laquelle icy est assamblée;

Premier, a la personne très redouptée,

Et en noblesse haut helevée

De Monpansier trespuissant conte

1. Catal. du Musée de Chantilly, t. I, p. 367, Man, no 657. Ire journée. Histoire de Joachin et d'Anne; naissance de la Vierge; 2o journée (la plus longue) enfance et éducation de la Vierge au temple, son mariage; 3 journée. « Nous voyons d'abord en scène les personnages qui figurent au début du Mystère de la Passion d'Arnoul Greban; Adam, Eve, Abel, Abraham, Isaac, Jacob, Sarah, Noé, David, Isaïe, Jérémie, Dieu, Justice, Verité, Miséricorde, Paix. Là cesse la ressemblance; le texte est entiè rement different; aucun emprunt n'a été fait aux autres mystères connus, dit la notice du Ms. que l'on s'est borné à résumer.

Et a Madame.....

Bel mistere ycy vous voyrrés
Et silence vous nous donrez
Afin que le jeu se parface.....
Joachin, sa, de par Dieu,

Comancez nostre saint mistere.

Ce début suffit. Ce n'est pas seulement le messager, mais le texte lui-même, qui est venu de Paris en droite ligne, et si le mystère, comme on nous le dit, diffère des « autres mystères connus », il est taillé absolument sur le même patron. D'autres pièces plus anciennes et plus intéressantes ne nous sont connues que par la simple mention de leur représentation. Nous ne savons rien par exemple de la Passion jouée à Saint-Flour, les 10, 11, 12 juin 1425, rien, sinon qu'elle durait trois jours. Il nous reste heureusement une Passion française inédite, jouée en Auvergne avant 1477, qui se rattache tout naturellement au théâtre du Midi, puisque, nous le verrons, elle est prise aux mêmes sources que les mystères rouergats.

Si nous n'avons conservé qu'un très petit nombre de pièces méridionales, elles ont suffi pourtant, gràce à une ingénieuse interprétation, pour retracer l'évolution du genre dramatique. A ses débuts, le théâtre méridional était loin d'être asservi à celui du Nord, et il s'en distinguait notamment par une grande variété de rythmes; graduellement il s'est laissé dominer par les modèles français, si bien qu'il a fini par perdre sa versification et sa langue propres. Toutes les œuvres que nous avons à énumérer, ou peu s'en faut, se ressentent déjà plus ou moins de cette influence française, et ce n'est certainement pas dans les mystères consacrés a l'histoire du Christ que l'on trouvera grande originalité. Voici ceux qui nous sont parvenus.

1o L'Esposalizi de Nostra Dona, de la fin du xie ou du commencement du XIVe siècle, inspirée par un poème de bateleurs

1. Signalée par A. Thomas, Romania, 1892, p. 425.

2. Romania, 1894, p. 525, A. Jeanroy, Observations sur le théâtre méridional du xv siècle.

3. Il serait intéressant de comparer à la Ste Agnès provençale la pièce lorraine sur le même sujet, jouée le 21 mai 1409, et signalée par M. Jacquot dans les comptes des ducs « Et celuy jour on fit le jeu de Madame sainte Agnel. »

français, le même, qui a été copié plus tard dans la Nativité Sainte-Geneviève. La légende d'Anastayse qui figure dans ces deux pièces reparaîtra encore dans la Nativité provençale perdue, jouée à Toulon en 1333, et dans un petit jeu des Trois Rois, en vers français, composé en Provence vers la fin du xve siècle'; elle a complètement disparu dans le Joieulx mistere des Trois Rois, rimé en 1540 par le basochien Jean d'Abondance, notaire royal à Pont-Saint-Esprit. Un « Rustique» ou un Vilain est le seul personnage de la pièce qui parle encore ou plutôt qui écorche la langue du pays.

2° La Passion gasconne ou catalane du manuscrit Didot' daté de 1345, qui nous offre la première réunion en une seule pièce de la Passion et de la Résurrection. La pièce, très courte et presque toujours grave de ton, s'ouvre par la guérison de l'Aveugle-Né; elle se continue par la résurrection du Ladre, l'expulsion des Vendeurs du temple, le pardon accordé à la femme adultère, l'Entrée triomphale à Jérusalem, le Repas chez Simon où la profusion des parfums par la pécheresse Madeleine provoque la trahison de Judas, l'envoi des apôtres Pierre et Jean vers l'homme au pot d'eau ou à la canne pour préparer la Cène, l'institution de l'Eucharistie, la veillée au Jardin des Oliviers, l'arrestation du Christ et ses divers interrogatoires, la condamnation et la crucifixion (sommairement représentée), la plainte de la Vierge au pied de la croix, la guérison

1. Publié par M. Isnard, Com. des trav. hist., Hist. et phil., 1896, p. 704 à 722. L'attribution sous réserves de ce petit mystère anonyme à un auteur connu, Jean de Perier, dit le Prieur, qui, suivant Lecoy de la Marche, (le Roi René, t. II, p. 144), aurait composé ou retouché au goût de son patron, le Roi René, deux mystères, les Trois Rois et la Nativité, cette attribution parait bien douteuse. Par la facture, la langue, la versification, ces Teois Rois ne ressemblent guère à une œuvre authentique de J. du Périer, le mystère inédit, mais souvent et longuement analysé, avec extraits, du Roy Advenir (cf. P. de Julleville, les Mystères, p. 478) On ne parle pas de la Résurrection anonyme d'Angers (1456) puisqu'ici l'attribution n'est que probable ou possible. 2. Bib. Nat., Ms. (réserve), n. a. fr. 4,222. - Epithète caractéristique, qui paraît mal interprétée par P. de Julleville (Les Mystères, t. I, p. 278); il y voit une « exception >> unique, tardive, et l'explique par « les folies » du Vilain qui n'y sont pour rien. L'Adoration des Rois Mages a toujours été un « joieux mystere » dans les deux sens du mot mystère, et elle figure à ce titre dans les Quinze joies de Notre-Dame qui sont du x siècle (6o joie).

3. Aujourd'hui Bibl. Nat. Ms. n. a. fr. 4,232. sous le nom de Passion Didot.

Pour abréger, nous la désignons

de Longin, la Descente aux enfers, la Résurrection du tombeau gardé par les chevaliers de Centurion, et les apparitions du Christ jusques et y compris l'incrédulité et la conviction de Thomas. Le drame finit avec les Evangiles, et tous les acteurs entonnent le Te Deum. La première partie de la pièce n'est guère qu'une paraphrase des Evangiles canoniques, complétée par une longue légende de Judas; la seconde offre des rapports manifestes avec les derniers drames liturgiques de la Résurrection, notamment celui de Tours', mais s'inspire principalement de l'Evangile de Nicodème. Cette Passion si simple serait-elle originale, c'est-à-dire tirée directement des textes précités, ou bien cette simplicité même serait-elle déjà une imitation, un écho plus ou moins fidèle de Passions françaises perdues? C'est très possible, mais cette question, une des plus importantes que soulève le texte méridional, ne sera résolue que par la publication intégrale du manuscrit par le savant de notre temps le plus versé dans les études romanes. Ici comme précédemment, on n'a parlé de la Passion Didot que pour mémoire, uniquement parce qu'il était impossible d'étudier sans elle le développement du mystère de la Passion en France, et plus spécialement les mystères rouergats. Ce qu'on se propose de démontrer. c'est que ni cette Passion Didot, ni ces mystères rouergats ne présentent avec la Passion française d'Arras les « rapports étroits de parenté » ou de dérivation qui ont été signalés.

3o De l'année 1345 au commencement du seizième siècle, nous ne rencontrerons plus que de brèves mentions de spectacles', et de

1. Rapports signalés par M. Sepet dès 1880 (art. reprod. dans les Origines catholiques du théâtre moderne, 1902, p. 259).

2. Parmi ces mentions qu'il est si facile de réunir et d'augmenter avec les inventaires d'archives imprimés, rappelons-en seulement deux, dont la seconde est intéressante parce qu'elle montre nettement comment les prédicateurs du Midi comme ceux du Nord, fournissaient souvent les courtes Passions jouées le Vendredi-Saint:

a. Arch. de la Drôme, t. VI, p. 170. Compte des syndics de Livron; Année 1484. « 4 florins, 38 gros pour la despens «< dou joc de la Passion et de la Resurrexion ; 16 grosa per la despensa dou predicayre » I gros a Escolenc « per certans abilhamens de diebles » - 1 gros « per una eyponge que se perde ». chapel per lo joc que fazia Nicodemus a la Passion ». — rôles écrits.

5

3 gros a Aspais « per un gros à Danteville pour les

Item. Drôme, t VI, Délib. consul. de Romans. Le 30 mai 1453, le prédicateur Jean Alamand, après son sermon du Vendredi saint, fait jouer la Passion sous les ormes du

rares fragments, tantôt français, tantôt dialectaux; un feuillet de la 3 journée d'une Passion française de la fin du xve siècle, trouvé1 dans les archives de Reillanc (B.-Alpes), lequel contient la fin du rôle de l'apôtre Saint Simon et nous conduit jusqu'aux dernières apparitions du Christ après la Résurrection; neuf vers d'une Passion languedocienne jouée en 1510 à Caylux (Tarn-et-Garonne); entre les deux l'importante compilation des mystères rouergats, véritable cours d'histoire sainte qui va de la Création du monde au Jugement dernier et qui est l'objet principal de cette étude.

24

Les sources de cette compilation sont très variées. La première de ces sources, signalée par M. A. Jeanroy, n'est autre que la Passion Didot, qui reparaît inopinément après deux siècles. La seconde peut être retrouvée par voie d'induction et d'élimination. En effet, les ouvrages ou les chapitres d'ouvrages méridionaux qui nous sont parvenus sur la vie de Jésus-Christ paraissent peu nombreux, et ils n'ont rien de commun que le sujet avec la compilation rouergate. Celle-ci paraît inspirée en grande partie par l'Evangile de Nicodème. C'est donc à cet Evangile, à ses traductions et imitations qu'il faut nous attacher. Le problème des mystères rouergats n'est qu'un cas particulier d'un problème plus général et plus étendu.

Dans tous les poèmes de jongleurs et tous les mystères du Nord sur la Passion, depuis les plus anciens jusqu'aux plus récents nous avons déjà reconnu des souvenirs plus ou moins prolongés du plus célèbre des apocryphes ou de l'Evangile de Nicodême. Tantôt, comme on l'a vu, ces poètes du Nord consultent directement un texte latin, tantôt, c'est le cas du poète d'Arras ou d'Eus

cimetière des Frères Mineurs. Nombreuses mentions analogues jusqu'au xvra siècle : Ex. t. VI, 310. Don de 20 florins « aux personnages qui font le mistere que le prescheur a baillié pour faire joyer le vendredi saint, 13 avril 1530 ».

1. Par M. P. Meyer, Romania, 1902, p. 105-106.

2. P. de Julleville, les Mystères, t. II, p. 99.

3. Mystères provençaux du quinzième siècle publiés par A. Jeanroy et H. Teulié, Toulouse, Privat, 1893, Introd. p. xv.

4. Exemples: Bibl. Nationale, f. espagnol, ms. 636. Vie de Jésus légendaire; ibidem 11, et ms. fr. 29. Vie de Jésus de Fr. Eximenez, surtout théologique, — pour les frag ments ou chapitres détachés, B. N. n. a. fr., 4.505, fol. 1-8, et Hist, littéraire de la France, t. 32, p. 37, 38 et 107.

« PreviousContinue »