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titution de M. Changarnier, acte qu'on ne pouvait imputer à un fait de désobéissance, ou à une cause aussi légère que son mauvais caractère. La position du général était, disait-on, une anomalie dans la République. Une anomalie, il y en avait bien d'autres, celle par exemple qu'avaient consentie M. Thiers et ses amis quand ils avaient laissé se créer dans la République « quelque chose qui n'était déjà plus la République. »

Après quelques mots rassurants à l'adresse de la gauche sur la loyauté avec laquelle il s'était résolu à faire l'expérience de la République, l'orateur apporta enfin l'ultimatum de son parti. Des deux pouvoirs en présence, l'un avait entrepris sur l'autre. Il fallait qu'il cédât celui qui avait fait la faute. Si l'autre cédait, ce serait un pouvoir perdu. Et M. Thiers finissait par le mot d'ordre, par le mot d'alarme si longuement, si habilement préparé.

Maintenant, je n'ajoute plus qu'un mot. Il n'y a que deux pouvoirs : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Si l'Assemblée cède, il n'y en aura plus qu'un. Et quand il n'y aura plus qu'un pouvoir, la forme du gouvernement sera changée. Et soyez-en sûrs, les mots viendront plus tard; quand? je ne sais, pea importe: le mot viendra quand il pourra : L'EMPIRE EST FAIT.

L'effet de ce discours fut immense. Peut-être eut-il encore plus de retentissement dans le pays que dans l'Assemblée, mais non pas sans doute celui qu'eût désiré l'orateur. Il avait fait toucher du doigt la situation, il l'avait résumée d'un seul mot et ce mot, l'Empire est fait, fut bientôt dans toutes les bouches. M. Thiers avait, avec quelque imprudence, montré la force du pouvoir exécutif. Or, l'opinion publique ne s'était attachée successivement à M. Cavaignac et à M. Changarnier que parce qu'ils représentaient l'autorité, la force. Ce pouvoir inquiétant pour M. Thiers et pour ses amis ne parut pas l'être aux yeux de la France.

Quant au parti modéré, sa ruine était complète. Ce discours brillant en éclairait la chute, en montrait les débris. On avait assisté à ce spectacle que la France soupçonnait depuis deux ans, celui de partis divisés, se rapprochant provisoirement, sous la condition mutuelle et tacite de ne se tolérer que jusqu'au jour où l'un d'eux serait assez fort pour écraser les autres. Une parole

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lucide, vive comme la flamme, venait de faire disparaître les obscurités, les sous-entendus.

Les résultats de cette lutte entre le gouvernement et la majorité allaient donc être tout à fait différents dans la chambre et dans le pays. Dans la chambre l'échec du ministère était hors de doute. Il fut consommé dans la séance suivante (18 janvier).

Il fallut d'abord reconnaître à quel prix M. Thiers s'était assuré une majorité contre le gouvernement. Une parole honnête, convaincue, celle de M. le général Cavaignac, vint expliquer l'accession des républicains de l'Assemblée à la coalition des partis monarchiques.

Sans attacher à ce mot de coalition un sens de blâme, on ne pouvait nier en effet qu'il ne fût, en cette circonstance, justement employé. Il fallait évidemment à la portion de la droite qui, jusqu'au bout, avait combattu le ministère, le concours de la gauche pour remporter une victoire. Or, ce concours, elle ne l'avait obtenu qu'en subissant la condition absolue d'effacer le nom de M. le général Changarnier de l'ordre du jour motivé. Tandis que la majorité attaquait surtout la révocation du général, la gauche déclarait que si le pouvoir n'avait jamais eu d'autre tort, elle ne lui eût pas retiré son appui.

Cette concession sur un point capital avait paru tellement grave à quelques-uns des membres de la majorité, et des plus considérables, qu'ils avaient refusé d'y consentir. C'est ainsi que, plus tard, MM. Odilon Barrot et Molé s'étaient abstenus, et que M. de Broglie vota contre l'ordre du jour motivé.

Il y avait donc coalition, et la conséquence présente de cette lutte parlementaire était, en fin de compte, l'abaissement, le déchirement de la majorité. C'était un coûteux triomphe.

M. le général Cavaignac vint, à l'avance, en marquer le prix. La tâche de l'honorable général était délicate. Il venait, tout en apportant lui aussi ses motifs bien ou mal fondés de méfiance, défendre des principes pour lesquels tout un côté de l'Assemblée était assez mal disposé: il venait, en même temps, condamner un passé dont une partie importante de la majorité avait conservé de sympathiques souvenirs. Il s'acquitta de cette double tâche avec un tact, avec une convenance qui n'atteignaient en rien la

fermeté des convictions. Il se fit écouter en disant toute sa pensée, mais avec une modération parfaite et un accent profond d'honnêteté.

Le général accepta publiquement, mais non sans quelque hauteur, l'alliance que, suivant les révélations de M. Pascal Duprat, M. Thiers avait fait proposer aux partis extrêmes. Nouée dans l'ombre, la négociation fut achevée en plein soleil. Mais l'honorable représentant de la gauche, tout en donnant son concours, refusa son approbation à la politique de l'ancienne majorité. Il se réunissait à elle pour frapper sur un adversaire de ses principes, mais sans oublier qu'il combattait un ennemi avec d'autres ennemis.

Il est inutile de dire que cette attitude de supériorité dédaigneuse prise par le parti dont on invoquait le concours, permit à l'honorable général de donner une leçon à ses alliés d'un moment. Sans bien comprendre sa propre inconséquence, M. Cavaignac reprocha à M. Berryer de proclamer un principe contraire et supérieur à la souveraineté nationale, lorsque lui-même élevait cette prétention de mettre le gouvernement républicain hors de discussion, c'est-à-dire sans doute de le placer au-dessus de la souveraineté nationale, du suffrage universel. Des deux côtés n'étaitce pas toujours le droit divin?

La gauche républicaine et socialiste réclama, immédiatement après ce discours, l'exécution des promesses du parti modéré. La résolution de la commission qui contenait à la fois un blâme formel contre le ministère et un hommage à M. le général Changarnier, fut abandonnée. La coalition se fit sur le terrain commun d'un amendement proposé par M. Sainte-Beuve. Cet amendement contenait une expression générale et absolue de défiance à l'égard du ministère, sans aucune mention du général Changarnier. Il était ainsi conçu :

« L'Assemblée déclare qu'elle n'a pas confiance dans le ministère et passe à l'ordre du jour. »

Le scrutin s'ouvrit au milieu d'une indicible agitation. Le nombre des votants était de 701; majorité absolue 351; 415 voix se réunirent pour l'adoption de l'amendement; 276 se pro

noncèrent dans le sens contraire. C'était une majorité de 129 voix en faveur de l'amendement (1).

Pour conjurer un pareil résultat, M. Baroche avait rassemblé les restes d'une énergie épuisée par cinq jours de lutte. Il fit des efforts inouïs pour appeler la lumière et pour écarter toute équivoque. Vainement il représenta que l'amendement, avec le vague et la généralité de ses termes, ne pouvait exprimer à la fois la pensée de ceux qui approuvaient la politique du gouvernement avant ses derniers actes, et la pensée de ceux qui la désapprouvaient dans son ensemble; la pensée de ceux qui avaient voté la loi sur l'enseignement, la loi électorale, et la pensée de ceux qui les avaient combattues; la pensée de ceux qui blâmaient la destitution de M. le général Changarnier, et la pensée de ceux qui la célébraient comme leur propre triomphe. Quelle était donc la moralité de ce vote composé d'équivoques!

M. Dufaure répondit à ces justes plaintes par des insinuations. amères. M. Thiers reprocha au ministre de manœuvrer pour diviser. Diviser quoi? la coalition sans doute. Il n'était pas besoin de manœuvrer pour cela.

Les commentaires des partis sur ce vote déplorable furent significatifs. Les partisans du pouvoir exécutif demandèrent ironi

(1) Il sera curieux un jour de constater quel contingent personnel M. Thiers réussit à distraire du cercie conservateur des Pyramides, au profit de la coalition. Ce contingent ne fut en réalité que de 32 voix. En voici la liste :

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quement à leurs nouveaux adversaires si leur amour un peu altardé du régime constitutionnel irait jusqu'à imposer au Président de la République un ministère pris dans la majorité nouvelle. S'ils ne pouvaient avoir cette idée, comment donc fallaitil interpréter la rencontre sur un même terrain des représentants d'opinions si diverses. On niait la coalition: mais il n'y avait qu'à placer à côté les uns des autres les noms des votants. M. Thiers et M. Nadaud, M. Berryer et M. Cavaignac, M. Changarnier et M. Colfavru se trouvaient-ils done par hasard dans les mêmes rangs?

A qui ferez-vous croire, ajoutait-on, vous, M. Berryer, l'homme de confiance du comte de Chambord; vous M. de Rémusat qui n'avez jamais dissimulé vos loyales sympathies pour la branche cadette des Bourbons; vous M. Dufaure, partisan d'une République honnête et forte, qui retardiez nagère le départ des mallespostes au profit du pouvoir exécutif; vous, M. Changarnier, célèbre par une lettre dans laquelle était fort légèrement traité le président de l'Assemblée constituante; à qui ferez-vous croire à votre passion subite et exclusive pour le pouvoir législatif, à votre amour pour la République et pour la Constitution?

Quant à la gauche, ses journaux s'attribuèrent hautement la victoire. Nous n'avons pas fait, dirent les feuilles républicaines. et socialistes, un seul pas hors de la situation, hors de nos doctrines. Dans notre réserve, dans notre silencieuse dignité d'arbitres, nous n'avons pas même cru devoir nous mêler à la lutte autrement que pour faire pencher la victoire du côté de la République et de la Constitution. On est venu à nous; nous ne sommes allés à personne.

Les tristes réflexions, nées de cette situation nouvelle ne permirent pas à la majorité modérée de considérer comme un triomphe la démission du ministère survenue à l'issue du vote. Déjà un assez grand nombre de conservateurs inclinaient vers la conciliation. Par les soins de MM. Daru et Léon Faucher, une nouvelle réunion extra-parlementaire se formait dans la pensée de maintenir les doctrines de l'ancienne majorité, mais aussi de prêter son concours au pouvoir. La seule condition de ce concours serait que le gouvernement se renfermerait dans les limites

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