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que vous n'êtes pas du bon parti. » A un autre on disait : « Tu travailles chez monsieur un tel, dépêche-toi, parce qu'on va bientôt le brûler. »

Où était la cause de ces périls, de cette maladie sociale? Les hommes sensés la voyaient dans la forme même d'un gouvernement antipathique à la France, dans l'incessante instabilité de la République. On ne se divisait que sur le remède: M.Dupin, avec sa haute intelligence d'homme politique et son admirable bon sens d'agriculteur, ne disait-il pas, lui aussi, au concours agricole de Châtillon en Bazois, dans les derniers jours de septembre: << Très-certainement, Messieurs, il ne faut pas se faire illusion sur la situation actuelle : elle n'a rien de satisfaisant. La gêne se fait sentir partout; le commerce languit; l'inquiétude, nÉE DE L'INStabilité, obsède toutes les pensées et préoccupe toutes les imaginations. »

Dans une autre solennité agricole, il prononçait ces paroles remarquables :

« Un gouvernement précaire, un gouvernement à courte échéance, un gouvernement dont toutes les factions à la fois se disputent le sommet, ne peut pas avoir, pour l'action et la résistance, la suite et le nerf d'un gouvernement incontesté et solidement établi. Les temps sont proches, comme dit l'Ecriture: encore un peu de temps, et la France verra s'évanouir et le pouvoir du Président de la République et celui de l'Assemblée législative... car les deux pouvoirs, s'il n'y est pourvu, doivent s'éteindre presque en même temps, dans le même mois, à quelques jours seulement de distance; c'est le tison de Méléagre, auquel est attachée sa destinée, et qui brûle sous nos yeux avec la perspective de sa fin prochaine et inévitable... Aussi, dans toutes les conspirations, dans tous les manifestes des révolutionnaires et des terroristes, nous voyons que c'est à cette date, en 1852, que ce que j'appelle le parti du crime s'est donné rendez-vous...

>> Comment faire? disent la plupart d'entre vous; et pour employer vos propres termes: Comment donc que ça va s'passer? · Mais je suis forcé de vous renvoyer une partie de la question, car c'est vous, c'est le peuple français, constitué souverain, c'est la masse des citoyens (moins les indignes et les incapables, déclarés tels par jugement ou par la loi), qui doivent élire à la fois et un président, chef du pouvoir exécutif, et une nouvelle assemblée législative.

» On a bien demandé la révision de la constitution! Plus de deux millions de pétitionnaires l'ont sollicitée; les conseils d'arrondissement et la très-grande majorité des conseils généraux ont exprimé le même désir. Plus des deux tiers des membres de l'Assemblée nationale ont émis un vou conforme.

» Les uns ont demandé la révision partielle, uniquement en vue de pouvoir renouveler le bail...

>> D'autres, et c'est le plus grand nombre, ont demandé ou voté la révision totale, à toutes fins... chacun selon son instinct, son goût, sa pensée, ou si l'on veut, son arrière-pensée...

» En attendant, et au milieu d'une abondance incontestable, quoiqu'elle n'ait rien d'excessif, l'agriculture est en souffrance, elle ne peut écouler ses produits. Les céréales ne se vendent pas : les craintes qu'inspire la démagogie socialiste retiennent les acheteurs; ils n'osent pas profiter du bon marché pour former comme autrefois des réserves qu'on est si heureux de trouver plus tard, quand les récoltes, ce qui n'arrive que trop souvent, viennent à fléchir. Les bestiaux ne se recherchent pas davantage : les jours de foire, il n'y a d'activité que dans les cabarets, et le fermier ramène tristement à l'étable son bétail invendu.

>> Chacun se demande pourquoi pas de commerce, pourquoi cette stagnation des affaires qui tient toute la France dans un tel état de gêne et d'engourdissement. Le fermier paye malaisément son propriétaire, et tous les deux manquent des moyens nécessaires pour faire des travaux extraordinaires et des améliorations, quand déjà les frais indispensables de la culture en France coûtent 60 pour cent du produit brut. >>

Le gouvernement central, averti par les derniers soulèvements, redoubla d'énergie. Le 21 octobre, les départements du Cher et de la Nièvre avaient été mis en état de siége. A Paris même, des arrestations nombreuses avaient été faites elles se rattachaient à la formation d'un comité allemand nouvellement organisé, et mis en rapport avec le comité européen de Londres et avec le comité centralisateur allemand siégeant dans la même ville. Pour résister à cette invasion de communistes cosmopolites, la police parisienne avait remis en vigueur les anciens arrêtés concernant le séjour des étrangers, et avait soumis à la formalité du permis de séjour les ouvriers et commerçants venant, du dehors, exercer une industrie dans le département de la Seine.

L'opinion publique approuvait ces rigueurs nécessaires, et le besoin de sécurité qui dominait les populations se traduisait par de fréquentes et dures condamnations en matière de presse. Le journal avait perdu toute popularité devant le jury. L'opinion était dans une de ces périodes de réaction, si fatales à la liberté, qui suivent les commotions sociales et les désordres anarchiques.

Le moment approchait où l'Assemblée allait rouvrir ses séances. Déjà, plusieurs fois, la commission de permanence avait dû se réunir, tantôt pour apprécier la portée des insurrections du centre, tantôt pour s'entretenir de nombreux bruits de coups

d'Etat, dont la persistance avait fini par affecter les fonds publics. Mais rien encore, dans les actes ou dans les paroles du pouvoir exécutif, ne justifiait des craintes sérieuses. Dans le discours d'inauguration d'un pavillon des nouvelles halles centrales (17 septembre), on avait bien retrouvé la pensée personnelle du Président de la République mais la forme de ce discours, tout en manifestant une fois de plus cette confiance en soi, que nous avons eu plus d'une fois l'occasion de signaler, n'avait rien de menaçant. Le Président y disait :

<< En posant la première pierre d'un édifice dont la destination est si éminemment populaire, je me livre avec confiance à l'espoir qu'avec l'appui des bons citoyens et avec la protection du ciel, il nous sera donné de jeter dans le sol de la France quelques fondations sur lesquelles s'élèvera un édifice social assez solide pour offrir un abri contre la violence et la mobilité des passions humaines. >>

Mais tout à coup, dans les premiers jours d'octobre, le bruit se répandit que le ministère tout entier se retirait, parce qu'il ne voulait pas consentir à proposer le rappel de la loi du 31 mai. M. Carlier, préfet de police, suivait le cabinet dans sa retraite. La commission de permanence s'émut, et s'assura que le bruit était fondé. On ajoutait que la dissolution de l'Assemblée nationale était déjà décidée, qu'un appel à la nation allait être lancé, que plusieurs généraux refusaient leur concours à ces mesures violentes, et allaient être remplacés par des créatures de l'Elysée. On disait que M. Billault était chargé de former un nouveau ministère.

L'opinion publique, cependant, surtout à Paris, attendait le dénoûment de la crise avec un calme, avec une apathie qui n'était pas le trait le moins distinctif de la situation. Un secret instinct avertissait les masses, que le danger n'était pas là où les hommes politiques de la majorité, où la diplomatie européenne elle-même croyaient l'apercevoir, dans la force donnée imprudemment par le Président de la République au parti socialiste. On sentait dans les déterminations de Louis-Napoléon Bonaparte, une énergie personnelle, supérieure aux combinaisons de second ordre, aux alliances compromettantes.

Le 27 octobre, un nouveau ministère fut officiellement an

noncé dans les colonnes du Moniteur. Il était ainsi composé : A la justice, M. Corbin, procureur général près la cour d'appel de Bourges; aux affaires étrangères, M. Turgot, ancien pair de France, vice-président du comité, général pour la révision de la Constitution; à l'instruction publique et aux cultes, M. Charles Giraud, membre de l'Institut; à l'intérieur, M. Tiburce de Thorigny, ancien avocat général près la Cour d'appel de Paris; à l'agriculture et au commerce, M. Xavier de Casabianca, représentant du peuple; aux travaux publics, M. Lacrosse, vice-président de l'Assemblée; à la guerre, le général de division Jacques-Arnaud Le Roy de Saint-Arnaud, commandant la 2e division de l'armée de Paris; à la marine et aux colonies, M. Hippolyte Fortoul, représentant et recteur de l'Académie des Basses-Alpes; aux finances, M. Blondel, inspecteur général des finances. M. de Maupas, préfet de la Haute-Garonne, était nommé préfet de police, en remplacement de M. Carlier.

Que signifiaient ces noms nouveaux ? Et d'abord, c'était là un cabinet extra-parlementaire il ne renfermait que trois noms de membres de l'Assemblée. On remarquait une sorte d'affectation dans le choix de certains noms pour des ministères ordinairement dévolus à des capacités spéciales. De nouveaux et compromettants amis du pouvoir exécutif s'empressèrent de donner le mot de l'énigme. C'est ici, dirent-ils, la fin des fictions. Le pouvoir responsable se découvre franchement, et veut prouver que les ministères ne sont pour lui qu'un instrument.

Le nouveau ministre de la guerre, brillant officier mis en relief depuis peu, par une vigoureuse expédition dans la Kabylie (voyez plus loin, Algérie), adressa, le 27 octobre, un ordre à l'armée, dans lequel on remarqua ces énergiques et significatives paroles :

a

Esprit de corps, culte du drapeau, solidarité de gloire, que ces nobles tra ditions nous inspirent et nous soutiennent. Portons si haut l'honneur militaire, qu'au milieu des éléments de dissolution qui fermentent autour de nous, il apparaisse comme moyen de salut à la société menacée. »

Le lendemain, M. Le Roy de Saint-Arnaud, dans une circulaire aux généraux commandant les divisions territoriales, leur

recommandait hautement et franchement l'obéissance passive, et affirmait énergiquement ce principe trop souvent discuté ou méconnu dans les temps modernes « La responsabilité ne se partage pas; elle s'arrête au chef de qui l'ordre émane; elle couvre, à tous les degrés, l'obéissance et l'exécution. » Et, pour qu'on ne se trompât pas sur ses intentions, il faisait enlever des murs des casernes le décret qui conférait à l'Assemblée le droit de requérir des troupes pour sa sûreté.

De son côté, M. de Maupas adressait aux habitants de Paris une proclamation dans laquelle il montrait la sécurité de la capitale assurée uniquement « par une administration ferme..., sous l'égide du chef de l'Etat et de son invariable politique d'ordre. »

Inquiète, mais immobile, la commission de permanence attendait le message qui devait rouvrir la session. Les représentants arrivaient en foule. On s'interrogeait : on écoutait les bruits qui venaient de l'Elysée. On cherchait des révélations dans un journal ami du pouvoir exécutif: on n'y trouvait que des bravades ou des informations incessamment démenties. Des rivalités de faveur engagées autour de la personne du Président de la République, enfantaient, chaque jour, de nouveaux commérages. Quant à ceux qui n'étaient pas dans la confidence entière du pouvoir exécutif, ils s'effrayèrent à l'idée de cette tentative imprudente d'unir l'autorité à la démocratie, et ils paraissaient craindre que le Président ne fût exploité et absorbé par ses nouveaux alliés. Ils ne comprenaient pas qu'en confisquant à son profit l'idée du suffrage universel, le Président désarmait le socialisme en l'isolant du pays. Il enlevait à la démocratie militante ce terrible instrument de popularité que lui fournissait la revendication du droit intégral de suffrage et, le jour où la démocratie engagerait la lutte, il pourrait l'écraser sans trouver la France derrière elle.

Le jour si impatiemment attendu arriva. Le 4 novembre, l'Assemblée entendit le message dans lequel, conformément à la Constitution, le Président de la République exposait la situation du pays. Après avoir constaté, pour le passé, des résultats satisfaisants, dans un résumé qui renfermait la pensée essentielle du

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