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En présence de ces dangers si palpables, épuisée par tant de commotions diverses, elle semblait parfois avoir perdu la conscience de son état. Une sorte de stupeur maladive s'était emparée de l'intelligence publique. Une lassitude générale avait remplacé les émotions fiévreuses de la révolution commençante. Un dégoût universel s'était emparé des esprits, et il pouvait sembler probable, qu'une attaque vigoureuse tentée contre la société ne serait pas énergiquement repoussée par elle.

Rien de sérieux ne pouvait cependant être essayé encore dans la capitale ordinaire de la révolution. Un incident assez puéril le prouva suffisamment.

Cause depuis plus de dix ans de fréquents désordres, le cours de M. Michelet avait depuis longtemps dépassé son but primitif et méconnu singulièrement les conditions de son titre. Cette chaire d'histoire et de morale ne retentissait plus que de paradoxes politiques, prétextes à de fréquents scandales. Le collége de France s'émut enfin de ces excitations déplorables, qui transformaient en un club tumultueux le paisible asile de la science.

Un journal avait publié quelques fragments de ce cours d'histoire et de morale. On ne voulut pas croire que de pareilles doctrines eussent été publiquement enseignées. L'opinion publique s'émut. On demanda au ministre de l'instruction publique, si c'était bien là l'enseignement historique et moral du collège de France. Des sténographes officiels furent envoyés, pour recueillir exactement les paroles du professeur, et le résultat de cette expérience fut tel que le professeur lui-même ne voulut pas reconnaître ses leçons dans ces reproductions irrécusables. En laissant de côté les blasphèmes, les impiétés qui faisaient le fond de ces cours, il y avait là de si singulières inadvertances, des hallucinations d'un mysticisme si puéril, un si fâcheux dévergondage de pensée et de style, que l'on ne put s'empêcher d'élever des soupçons déplorables sur l'état d'une intelligence autrefois vigoureuse et brillante. Les collègues attristés du professeur durent prendre enfin une résolution qu'on leur indiquait depuis longtemps, que réclamaient à la fois, et l'intérêt moral de l'éducation publique et la dignité du professorat. Sur leurs conclu

sions l'autorité supérieure dut prendre un parti décisif. Le cours de M. Michelet fut suspendu.

Conformément aux vieilles traditions révolutionnaires, le parti démocratique résolut de prendre cet incident pour prétexte. On organisa une prétendue manifestation de la jeunesse des écoles. Le 13 mars, deux cent cinquante jeunes gens environ se réunirent aux environs de la place Cambrai, dans l'intention de demander la réouverture du cours de M. Michelet. Quelques-uns d'entre eux avaient apporté une pétition préparée d'avance. Aussitôt ces jeunes gens, ayant en tête les auteurs de la pétition, se dirigèrent en ordre, marchant, deux par deux, vers le palais de l'Assemblée. Quelques représentants, qui se trouvaient par hasard sur les lieux où s'organisait cette manifestation, accourorent à l'Assemblée pour prévenir le président et les questeurs, qui ignoraient complétement cette démarche. Aussitôt les ordres furent donnés; les troupes de service au palais furent mises sous les armes, les grilles furent fermées, et toutes les mesures prises pour ne pas laisser pénétrer les pétitionnaires dans la cour intérieure du palais.

En effet, la colonne des pétitionnaires se présenta sur la place de Bourgogne vers deux heures et s'y arrêta. Trois représentants, qui les y attendaient, MM. Versigny, Noel Parfait et Aubry (du Nord), reçurent des mains des chefs de cette manifestation la pétition, en les engageant à ne proférer aucun cri et à rentrer paisiblement chez eux. Les jeunes gens se bornèrent à proférer des cris de vive Michelet! et cinq minutes après ils continuèrent leur marche, se rendant, par la place de la Concorde et les boulevards, à la rédaction du National, rue Saint-Georges. De là ils allèrent à la rédaction des journaux la Presse et la République, et se dispersèrent. Cette colonne ne rencontra sur son passage que la plus profonde indifférence de la part de la population.

Une seconde manifestation du même genre n'eut pour rẻsultat que l'arrestation d'un certain nombre de perturbateurs peu sérieux, parmi lesquels les étudiants véritables n'étaient pas en majorité.

Si la tentative de la rue n'avait été que ridicule, on ne pouvait méconnaître le danger sérieux que révélait cet incident. On était

forcé d'avouer enfin que l'enseignement public était livré en proie à l'anarchie morale. Les doctrines les plus démoralisatrices étaient enseignées, au nom de l'Université. Tantôt, c'était un des professeurs les plus distingués de cette école de philosophie germano-écossaise qui a pris le nom d'école française ou d'école éclectique, c'était M. Jacques qui écrivait dans un recueil mensuel ces déplorables paroles : « Le catéchisme abêtit l'enfance, il la corrompt. Les prières qu'il contient, choquent le plus grossier bon sens. » Tantôt c'était un autre professeur de l'Université, M. Deschanel, qui annonçait avoir découvert la cause du mal qui ronge la société moderne, et cette cause, selon lui, c'était le christianisme. Le christianisme n'était à ses yeux qu'une réaction fâcheuse qui a fait dévier l'humanité de sa marche naturelle.

Que dire encore de cette glorification des souvenirs les plus honteux de la révolution française? La religion chassée, ses autels envahis par des prostituées, ses ministres conspués en attendant qu'on les massacre; voilà ce que M. Jacques appelait l'affranchissement de la raison humaine. Et ce spectacle ridicule quand il ne fut pas hideux, il le célébrait dans ces phrases enthousiastes : a Même divinisées par le peuple, la Raison et la Liberté remplacent les Dieux du christianisme sur les autels d'où les passions populaires ont précipité ceux-ci. » Dans tout le reste de ce pamphlet s'étalaient sous les formules les plus violentes une ignorance inouïe, un mépris brutal de la religion.

Pour juger la portée de ces doctrines, il ne fallait que voir par qui elles étaient patronées dans l'Assemblée nationale. M. Madier de Montjau y qualifiait d'œuvres philosophiques ces outrages à la religion, et s'indignait de voir frapper par le conseil supérieur de l'instruction publique des professeurs indignes de figurer désormais dans les rangs du corps enseignant. Il fallut que M. Giraud, ministre de l'instruction publique, rappelât que M. Carnot lui-même, en mai 1848, avait frappé un professeur coupable, d'avoir publié un pamphlet irréligieux (27 mars).

Si cet abaissement de l'enseignement public et officiel révélait un travail de démoralisation monstrueuse, il est juste de reconnaître qu'une réaction salutaire s'opérait dans les rangs les plus

élevés de la société, au profit des doctrines salutaires si longtemps calomniées. Depuis la promulgation de la loi sur l'enseignement, l'école philosophique et révolutionnaire n'avait pas fondé une seule maison d'éducation, tandis que l'enseignement catholique était en progrès; M. le ministre de l'instruction publique fut obligé de constater cette double situation à la tribune nationale.

Tel était, à la fin de mars, l'ensemble des éléments conservateurs ou destructeurs qui se disputaient la société française.

CHAPITRE IV.

DEFIANCES MUTUELLES.

Le système de gouvernement des parlementaires monarchiques ; lois organiques, loi sur la garde nationale, loi sur l'administration intérieure. La garde nationale, justes défiances, nécessité d'une organisation plus sévère; renouvellement triennal des élections, nécessité d'une loi provisoire; ajournera-ton les élections, le gouvernement mis en suspicion, le projet transitoire voté d'urgence, protestations de la Montagne, encouragement à la désobéissance; MM. de Lamartine, de Lamoricière, Cavaignac défendent la garde nationale; esquisse du projet organique, le droit au fusil, première délibération. — Toujours la loi du 31 mai, M. Baze et la proposition Desmars, unité de loi et de liste électorale; propositions diverses relatives à l'interprétation de la loi du 31 mai; décision hostile à cette loi prise par la commission de l'administration intérieure, émotion, réunion des Pyramides, résolution prise, M. Faucher est chargé de mettre l'Assemblée en demeure, M. Baze le prévient; tactique de la Montagne, elle recule devant un vote décisif, retrait de la proposition Victor Lefranc, mise à l'ordre du jour des propositions Dabeaux, Arnaud (de l'Ariége) et Desmars; espérances des parlementaires, avortement; retrait par M. Arnaud (de l'Ariége) de sa proposition, la proposition de M. Desmars est repoussée, ordre du jour motivé de M. de Vatimesnil, abstention de la Montagne. Proposition de M. Pascal Duprat, candidaLa crise ministérielle continue, note officielle à ce sujet, les vieux constitutionnels, prétentions du parti de l'ordre. - Ministère définitif, sa composition, objections des puristes de constitutionnalisme; programme de M. Léon Faucher, ordre du jour de non confiance proposé par M. Sainte-Beuve, majorité assez faible pour le ministère, abstentions significatives.

tures inconstitutionnelles.

On se rappelle que, dans le cours de l'année précédente, le parti conservateur avait posé, comme jalons principaux de sa politique, trois lois organiques importantes, la loi du 31 mai qui organisait le suffrage, la loi sur la presse et la loi sur l'enseignement. (V. l'Annuaire pour 1850, p. 154,196, 46) Pour édifier tout

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