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LA QUESTION RELIGIEUSE ET LA RÉVOLUTION.

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droits sacrés avaient été reconnus par la Révolution française. Mais il a suffi qu'elle touchât à la conscience pour soulever la plus invincible résistance; c'est cette résistance qui en l'exaspérant la fit sortir de la voie des innovations fécondes et durables; c'est ce qui, en irritant son fier et redoutable génie, fit oublier ses bienfaits pour ses fureurs. Ce dix-huitième siècle, qui semblait si désabusé des choses divines, fut, en définitive, troublé par la question religieuse plus que par aucune autre. Il est bon de le reconnaître à l'honneur de l'humanité; c'est la foi religieuse, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus désintéressé au monde, qui la remue le plus profondément et la soulève le plus fortement. Malgré les apparences, la passion de ce qui est en haut, pour parler le langage hardi d'un apôtre, l'enflamme bien plus que la passion de ce qui est en bas. De là, à tous les points de vue, la suprême importance de cet ordre de questions, même quand elles ne touchent pas au fond de la religion, mais sculement à son organisation. Reconnaissons d'ailleurs que la question du fond se mêle promptement à la question de forme. Défendre l'indépendance complète de la conscience religieuse, est l'un des premiers devoirs de la religion.

Aujourd'hui, le problème abordé en 1789 est encore devant nous. Le coup d'autorité du concordat n'a rien tranché. Il n'a fait que compliquer un peu plus la situation comme tout ce qui vient de l'arbitraire. Rappelons-nous qu'en cette matière si délicate, nos fautes et nos erreurs seraient plus graves que celles de nos pères, parce que nous ne saurions les compenser par des réformes aussi éclatantes, car en fait de tolérance ils avaient tout dit dès le premier jour, et nous vivons de leurs conquêtes, qu'aucune réaction ne saurait compromettre, tant elles sont fondées sur le droit éternel.

Mais sachons unir une sage et impartiale critique à l'admiration qu'ils nous inspirent, et tout en mettant en lumière les grandes vérités proclamées ou entrevues par eux sur ce point comme sur tous les autres, signalons franchement ce que leur entreprise eut de faux et d'inique. Nous le pouvons d'autant mieux, qu'en ceci ils furent bien plus des conservateurs timides

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SITUATION DE L'ANCIENNE ÉGLISE DE FRANCE.

que des novateurs courageux; ils subissaient l'empire des idées de l'ancienne société française au moment même où ils s'imaginaient avoir construit contre elle la plus formidable machine de guerre. Nous retrouvons ses erreurs retournées, si je puis ainsi dire, dans la partie défectueuse des nouvelles institutions données au pays. C'est d'elle que la Révolution avait appris à exagérer outre mesure le pouvoir central, et à livrer à l'Etat ce qui n'appartient qu'à l'individu. Il n'est pas étonnant que le vin nouveau ait brisé les vieux vases où on l'enfermait. M. de Tocqueville voulait établir ces vérités pour tout l'ensemble de l'organisation sociale, élaborée par la France nouvelle. Je ne me consolerai jamais qu'il n'ait pu que poser les assises de cette œuvre considérable. Je sais combien il est téméraire d'essayer sans le secours des lumières de cet éminent esprit, d'appliquer ses vues fécondes à l'une des portions de cette organisation, à celle précisément qui est sans contredit la plus importante, mais la gravité des circonstances et les perspectives de l'avenir me font passer sur mon insuffisance. Je croirai avoir rendu un service sérieux à mon pays en éclairant l'écueil sur lequel la révolution la plus généreuse a échoué, mais pour un temps seulement, nous en avons l'assurance!

Essayons, par l'exposé impartial des débats de nos premières assemblées sur la question religieuse et ecclésiastique, et par le récit des événements qui en furent la conséquence, de bien comprendre cette grande crise des esprits et des consciences, et d'en dégager l'enseignement qu'elle contient pour nous.

Si nous cherchons à nous rendre compte de la situation réciproque de la société religieuse et de la société civile à la veille de la Révolution française, ce qui nous frappe tout d'abord, c'est leur étroite association au point de vue politique, et leur séparation profonde au point de vue des idées et des aspirations. Ce contraste devient de plus en plus tranché et choquant à mesure que l'on avance dans le siècle, et il doit aboutir au funeste malentendu qui sépara en France la cause libérale de la foi religieuse. Ce fut précisément l'union poli

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tique qui provoqua et envenima la séparation morale. L'Eglise était comme incrustée dans un ordre de choses qui froissait la conscience publique, l'autel était l'appui le plus fort de l'ancien édifice social. Toute aspiration de réforme, toute tendance au progrès le rencontrant, dès son premier élan, comme un obstacle et une barrière, venait se heurter contre lui avec colère. Il en résulta que la générosité d'esprit devint promptement irréligieuse. Tout ce qui était jeune de cœur et ardent pour revendiquer le droit et la liberté, fut par là même prédisposé à repousser d'emblée le christianisme; le feu, l'élan, la conviction énergique, le prosélytisme conquérant sont du côté de la philosophie; l'Eglise, non-seulement demeure immobile, mais encore prétend arrêter et refouler le flot montant des esprits, si bien qu'il passe à côté d'elle quand il ne peut la couvrir de son écume. Le dix-huitième siècle a saisi une grande idée qui est fille de l'Evangile, c'est l'idée de l'humanité, l'idée du droit humain revendiqué en face des priviléges qui en sont la négation. Et il se trouve que l'Eglise a pris parti d'avance contre ce droit humain qu'il lui appartenait de proclamer la première, puisqu'elle avait entre les mains le livre qui dans une société profondément divisée avait fait retentir ces immortelles paroles, charte de l'égalité et de la liberté véritable: Devant le Christ, il n'y a plus ni esclaves ni hommes libres. Ainsi, par la faute de ses représentants, la religion qui, avec l'idée divine, a rapporté dans le monde la grande idée de l'humanité et de ses droits, est considérée par les esprits généreux comme l'ennemi qu'il faut abattre, et cela pour réaliser son propre programme. Dans la confusion du temps, la vieille idée païenne est défendue par les prétendus successeurs de ceux qui l'ont vaincue jadis, et les applications sociales et humaines du christianisme sont réclamées par des hommes qui ressuscitent le naturalisme de l'ancien monde, source impure de toutes les inégalités et de tous les abus de la force. Ainsi se mêlent les éléments les plus disparates; ce qui devait être indissolublement uni est violemment et tristement séparé, la religion et la justice servent dans des camps opposés, et chaque coup que l'une porte à l'autre les affaiblit toutes les deux.

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Ce divorce funeste remontait très haut dans le passé, mais il s'était renouvelé et consommé avec éclat à la fin du dix-septième siècle par un des plus grands crimes de l'histoire, par l'expulsion violente et meurtrière de la portion de la société religieuse qui ne s'était pas courbée sous le joug de l'unité. Les ruines de PortRoyal, et surtout ces vivants débris de l'Eglise protestante que l'on trouve sur les galères du roi, ou qui cherchent à se rejoindre dans le désert au prix des plus graves périls, rappellent incessamment l'union fatale du despotisme religieux et du despotisme civil, et le rappellent à un siècle émancipé, irrité surtout de l'étroite geôle où se sont écoulées ses premières années sous la férule d'une dévote toute-puissante. Cette férule fut, en effet, trop longtemps le sceptre de ce brillant royaume de France, condamné par le plus égoïste des souverains à expier pour lui les péchés de sa jeunesse par une pénitence mesquine et timorée.

Le dix-septième siècle ne s'était pas contenté de léguer à l'âge suivant ces tristes souvenirs qui étaient bien des faits actuels, puisque la proscription du jansénisme et du protestantisme était en pleine vigueur. Il avait encore formulé la théorie de sa pratique dans un livre dû à son plus grand orateur, qui avait gravé pour la postérité dans un style immortel les maximes du double despotisme, destiné à soulever tant d'indignation quelques années plus tard. La politique tirée de l'Ecriture sainte, ce savant catéchisme, où une royauté sans contrôle et un clergé sans frein apprennent comment en s'unissant ils asserviront entièrement une nation, peut être considérée comme le testament du dixseptième siècle. Bien que rédigé par son génie le plus grandiose, il était fait pour être cassé comme le testament de Louis XIV; il le fut avec fureur dans ce parlement libre jusqu'à la licence, qu siége au dix-huitième siècle partout où l'on tient une plume, partout où la conversation française se joue avec une grâce étincelante, jeu redoutable qui tue par une raillerie. Le livre de Bossuet est l'apothéose de l'ancien régime et de ses pires abus. Le roi y apparaît comme un Dieu dont la vue réjouit ses peuples comme le soleil, et dont les indiscutables volontés doivent être reçues à genoux; c'est, il est vrai, un Dieu assez semblable à ceux d'Ho

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mère, exposé à toutes les passions des mortels, et enclin à y succomber. Les conseils que l'éloquent évêque donne au prince sont excellents; il montre à combien de crimes la toute-puissance expose, et quelles terribles conséquences ils peuvent avoir; mais ces conseils épouvantent plus qu'ils ne rassurent, en révélant la possibilité d'un mal qui, une fois commis, sera sans remède, puisqu'il n'y a aucun recours contre le despotisme royal, que tout appartient au souverain, et qu'après une timide remontrance ses sujets n'ont qu'à baiser la poussière où son pied les a foulés. Il n'y a aucun droit en face du droit royal; je me trompe, il y a le droit du prêtre pour lequel seul Bossuet fait entendre une hautaine réclamation. Tous les biens de la nation appartiennent au roi, excepté ceux des lévites, dont il ne doit s'occuper que pour les augmenter. Un roi qui comprend bien ses devoirs ne se contente pas d'ouvrir ses trésors à l'Eglise pour l'enrichir; se souvenant qu'elle a horreur du sang, mais qu'elle en a besoin néanmoins, il lui prête son glaive ou plutôt il le tourne contre ses ennemis, les chasse et les immole pour la plus grande gloire de Dieu, comme à la révocation de l'Edit de Nantes; l'hérésie n'est pas tolérée dans l'heureux pays qu'il gouverne. << Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. » Bossuet rappelle le serment prêté par le roi Très-Chrétien au jour de son sacre, et l'engagement solennel * qu'il prend d'exterminer l'hérésie. Toutes ces belles théories sont appuyées sur des passages de l'Ecriture sainte, dont le vrai sens est entièrement défiguré, malgré la beauté de la traduction, parce que le savant évêque applique aux sociétés modernes ce qui ne convenait qu'à la théocratie d'Israël, essentiellement transitoire comme tout le judaïsme. Il arrive ainsi à ce double résultat de faire haïr tout ensemble la monarchie et le christianisme, et de préparer sûrement la plus dangereuse révolution. On pourrait croire que l'effet d'un tel livre était contre-balancé par la généreuse politique de Fénelon, bien plus chrétienne que celle de Bossuet, quoiqu'elle eût revêtu une forme païenne; il n'en était rien, Le Télémaque était une poétique utopie, le beau

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