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RETOUR AUX PROSCRIPTIONS CONTRE LES PRÊTRES.

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Je ne connais rien de plus triste dans l'histoire contemporaine que les scènes qui précèdent la date fatale; les conspirateurs se faisant un jeu d'avilir le parlement national, et le reléguant à Saint-Cloud pour que sa voix mourante n'éveille aucun écho dans Paris; les conseils eux-mêmes ne sachant pas honorer leur défaite et ne trouvant que les emportements des clubs quand il faudrait parler le langage viril du droit; le général Bonaparte balbutiant à la tribune et pâlissant devant l'image bien altérée de la liberté, jusqu'à ce qu'il ait fait à ses grenadiers le signe convenu, tout cela au nom des principes de 1789, quelle pitoyable comédie pour introduire une épopée! Heureux les peuples qui n'ont pas vu et revu des scènes semblables. Que l'on nous vante l'ordre rétabli dans les finances et sur les routes, qu'on célèbre le miracle de Marengo, mais qu'on n'aille pas plus loin et qu'on ne nous demande pas d'acclamer le 18 brumaire comme le dénoûment triomphant du drame de la Révolution.

Nos pères étaient morts dans une autre espérance.

On peut se figurer facilement quelle fut l'attitude du Directoire à l'égard de la liberté des cultes depuis le 18 fructidor. Il n'eut rien de plus pressé que de rapporter les derniers décrets qui la proclamaient et de remettre en vigueur les mesures les plus sévères contre les prêtres insermentés. La Reveillière-Lepaux dans son message aux conseils mutilés, qualifiait ainsi les lois réparatrices qui venaient d'être votées : « La superstition et le fanatisme ont été rappelés par ceux-là mêmes qui sous la monarchie avaient contribué à les détruire 1. » On ajouta à la déclaration de soumission aux lois de la République le serment de haine à la royauté. Près de deux cents prêtres furent déportés à Sinnamari avec les représentants modérés: presque tous moururent en quelques mois. En France, la persécution reprit avec violence. Des visites domiciliaires furent autorisées pour rechercher les réfractaires qui encombrèrent de nouveau

1. Séance du 18 fructidor an III.

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CÉLÉBRATION FORCÉE DU DÉCADI.

les prisons et les pontons. Le représentant Choilet essaya vainement de faire consacrer de nouveau la liberté des cultes sous la réserve d'une simple déclaration de soumission au gouvernement établi. Ce projet soumis au conseil des Cinq-Cents dans la séance du 14 frimaire fut écarté dans celle du 23 nivôse par la question préalable. Le 21 brumaire, Genissieu proposa d'assimiler aux émigrés tous les prêtres condamnés à la déportation qui ne se présenteraient pas pour la subir ou qui s'y seraient soustraits: « Il faut, disait-il, que ces éternels ennemis de nos lois et de notre tranquillité apprennent que la mort les attend s'ils osent rester sur notre territoire. » Cette proposition fut renvoyée à une commission et les conseils n'eurent pas le loisir de la voter. Une fraction de l'Assemblée eût voulu étendre à tous les prêtres, réfractaires ou non, la condamnation à la déportation, pour cause d'incivisme. L'Assemblée, sur la proposition de Français de Nantes, ne permit pas d'étendre à ce point une pénalité si rigoureuse.

Ce n'était plus seulement comme factieux que les prêtres étaient poursuivis, mais comme ministres d'une religion abhorrée. L'institution des fêtes décadaires offrait un moyen commode de persécuter les adhérents de l'ancien culte. Le représentant Duhot qui, par un zèle ardent et amer contre le dimanche, mérita d'être appelé le chevalier Décadaire, fit rendre, le 28 brumaire an VI, un décret d'après lequel la célébration du décadi était forcée. Duhot, dans la séance du 3 brumaire, avait ainsi motivé sa proposition: «En vain vous dirait-on que vous blessez les règlements particuliers de chaque secte; les législateurs ne sont point tenus d'étudier les religions pour créer des lois; c'est aux ministres des cultes à étudier ces lois, pour établir leur religion. En vain vous dirait-on encore que vous blessez la liberté individuelle, les ennemis seuls de la liberté générale vous tiendront ce langage. » Les jacobins du conseil des Cinq-Cents, non contents d'avoir fait décréter la célébration forcée du décadi, voulaient encore que l'on interdît formellement la célébration du dimanche. Quelques députés firent observer qu'une pareille mesure mettrait la France au-dessous des Etats du pape en fait

CÉLÉBRATION FORCÉE DU DÉCADI.

345 de liberté religieuse. Leur amendement fut écarté par la raison qu'il n'était pas républicain. «C'est le signe extérieur d'un culte, dit le représentant Duhot, que la clôture de toutes les boutiques. » Il en concluait que le chômage du dimanche portait atteinte à la législation du pays. «Quoi! s'écriait-il, quelques semaines après que le grand prêtre de Rome, attaqué depuis si longtemps par la philosophie et détrôné par vos vrais défenseurs, est obligé de porter de lieu en lieu sa piété vagabonde, ses ministres osent encore exercer parmi nous un insolent despotisme; ils défendent de travailler le dimanche et empêchent les ouvriers catholiques de s'occuper ce jour-là dans les ateliers. » De tels discours révèlent à quelle abjection la tribune française était réduite. L'Assemblée prit en sérieuse considération la proposition de transférer au décadi toutes les fêtes religieuses et renvoya à la commission avec son approbation une motion qui tendait à ce qu'il fût défendu de fermer les boutiques dans les jours consacrés au repos par l'ancien calendrier. Un décret fut aussi réclamé pour défendre, sous des peines sévères, tout usage, toute pratique qui dérogerait au calendrier républicain. On demandait que les foires fussent reportées à d'autres jours que le décadi, avec l'intention visible de donner la préférence au dimanche afin de mieux heurter les habitudes religieuses. Il se trouva même un député pour proposer qu'on n'accordât de protection qu'à ceux des marchands qui prêteraient le serment de n'employer que les poids et mesures républicains et de tenir leurs magasins ouverts les dimanches et les jours de fête de l'ancien calendrier. On aurait eu ainsi les assermentés et les réfractaires de la boutique après avoir eu ceux du temple. Ce n'était pas encore assez : un obscur député demanda qu'au lieu de compter les siècles précédents sur la naissance de Jésus-Christ, on les comptât en rétrogradant sur la fondation de la République. Ces propositions, odieusement bouffonnes, furent toutes renvoyées à la commission qui les eût très certainement fait convertir en loi si l'orage de brumaire n'eût balayé toutes ces inepties.

Le parti violent pouvait du reste prendre en patience les lenteurs de la filière législative. L'administration le servait à souhait

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ENLÈVEMENT DU PAPE PIE VI. SA MORT A VALENCE.

et pratiquait une persécution taquine et acharnée sur toute la surface du pays. Déjà, dans la séance du 25 frimaire an VI, Grégoire s'était plaint d'une circulaire du ministre de l'intérieur Gohier, qui demandait aux ministres de tous les cultes de transférer leurs offices au décadi. « Que de malheureux prêtres, lisons-nous dans les Mémoires de Grégoire, chassés, incarcérés, transportés au delà des mers pour avoir refusé de se soumettre aux arrêtés par lesquels les municipalités et les administrateurs invitaient sous peine de déportation à transférer les offices divins au décadi! Les membres de l'administration centrale de l'Yonne obtinrent incontestablement la palme dans ce genre de tyrannie 1. » Qu'on se représente à quel point des mesures semblables devaient froisser le sentiment religieux, l'exaspérer même, en se répétant périodiquement et en faisant descendre une odieuse tyrannie aux circonstances les plus minutieuses de la vie, de manière qu'on ne pût l'oublier un seul instant.

Les faits qui venaient de s'accomplir en Italie étaient bien de nature à mettre le comble au mécontentement et à l'indignation de tous les adhérents du catholicisme. Le traité de Tolentino conclu avec le saint-père n'avait été qu'une trêve. Il en eût été autrement sans doute si le général Bonaparte fût demeuré en Italie. Le Directoire, débarrassé de tout contrôle, après fructidor, poursuivit avec passion son plan favori de renverser la papauté. Il commença par favoriser ouvertement le parti révolutionnaire à Rome. Le général Duphot, futur beau-frère de Joseph Bonaparte, plénipotentiaire de la République près du saint-siége, fut tué dans une émeute, sans que l'on pût jamais savoir s'il avait cherché à l'exciter ou à la calmer. Ce fut l'occasion désirée de la rupture. Le malheureux Pie VI, quoique brisé par l'âge et la maladie, fut enlevé de Rome, transféré en Toscane, puis en France où il alla mourir à Valence, misérablement pour sa personne, glorieusement et utilement pour sa cause, car sa présence et ses souffrances excitèrent le plus vif enthousiasme dans le

1. Mémoires de Grégoire, II, p. 77 et suiv. Voir aussi le curieux ouvrage: Mémoire en faveur de Dieu, p. 236, 237.

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lieu même de son exil1. Le Directoire put se convaincre que rien n'est plus dangereux que de faire des martyrs, car ce furent ces attentats contre la liberté de la religion qui contribuèrent le plus à le déshonorer et à le perdre. Il tomba dans l'infamie et l'impuissance; sa politique avait été si odieuse que le coup d'Etat du 18 brumaire parut une réparation à beaucoup d'honnêtes gens abusés. Rien ne le juge aussi sévèrement que la satisfaction avec laquelle le pays le vit remplacé par la dictature militaire. Fallait-il qu'il eût dégoûté la France pour qu'elle s'applaudit d'une fin pareille du grand mouvement libéral de 1789!

1. Voir l'Histoire de Pie VI, par le chevalier Artaud.

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