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DISCOURS DE LUCIEN BONAPARTE ET DE JAUCOURT.

plus alarmant que le manichéisme religieux1.» Mais de telles prétentions sont plus faciles à porter devant un corps législatif muet et docile que devant l'Eglise : la souplesse d'hommes politiques blasés trompe sur les graves difficultés de l'entreprise. Napoléon et son ministre n'allaient pas tarder à s'en apercevoir.

Portalis avait parlé au nom du conseil d'Etat, Lucien Bonaparte et Jaucourt portèrent au corps législatif l'opinion du tribunat. Lucien Bonaparte traita de préjugé révolutionnaire l'idée d'abandonner les cultes à eux-mêmes. Une telle anomalie se conçoit en Amérique à cause de la multiplicité des sectes qui se neutralisent, mais en France l'existence de 40,000 réunions indépendantes appartenant à un même culte serait un danger public. On ne peut détacher de ce discours que cette belle parole: « En fait de conscience, la majorité ne fait pas la loi. » Il aurait dû en conclure que les questions de religion et de conscience ne doivent jamais être décidées par la majorité législative. Jaucourt insista en bons termes sur la consécration de l'égalité des cultes par le projet. « Le dix-neuvième siècle, dit-il, acquittera les torts du siècle de Louis XIV. » Tous ces discours avaient peu réussi. Le corps législatif était bien décidé à accepter ce qu'on lui demandait ou plutôt ce qu'on lui ordonnait de voter. Il savait ce que lui avait coûté une ombre de résistance. Mais, s'il était disposé ou forcé de se soumettre, il désirait le faire promptement et silencieusement, et les développements philosophiques ou oratoires l'irritaient, au lieu de le convaincre. Il voulait la servilité sans phrases. C'est ce qu'on peut remarquer dans tous les parlements avilis. Ils acceptent le fait, mais ils ne veulent pas de la théorie du fait, et, chose étrange! ils se montrent surtout impatients vis-à-vis de leurs propres orateurs. La meilleure preuve du peu d'effet produit par ce débat, c'est que le corps législatif s'étant présenté le lendemain devant le premier consul pour le féliciter de la signature de la paix, ne fit aucune mention de la mesure à laquelle le chef du pouvoir tenait le plus et dont

1. Rapport de Portalis sur les légats à latere. (3 brumaire an XI.)

PUBLICATION DU CONCORDAT.

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il parla surtout dans sa réponse. « Votre session, dit-il, commence par l'opération la plus importante de toutes, celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. La France entière sollicite la fin de ces déplorables querelles et le rétablissement des autels. J'espère que dans votre joie vous serez unanimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses législateurs ont voté la paix des consciences... >>

L'orgueilleux esprit qui animait Napoléon l'empêchait de voir que lorsqu'il s'agit de la conscience, elle est seule à voter et n'admet pas volontiers des délégués, surtout des délégués pleins d'une joie si vive ou d'une crainte si servile. Ce discours eut tout l'effet qu'en attendait le premier consul; les députés votèrent contre leur conscience la paix des consciences.

Mais il était cependant une conscience qui n'avait pas de représentant authentique au corps législatif : c'était celle du saintpère. On ne pouvait voter pour lui, quelque envie qu'on en eût. Le cardinal Caprara, son légat, venait d'arriver à Paris où il avait été reçu selon les anciens rites. Il était chargé de défendre à outrance les derniers scrupules du pape, spécialement quant à la rétractation demandée aux quatre évêques constitutionnels qui, malgré la cour de Rome, avaient été nommés à de nouveaux siéges. La résistance fut prolongée autant que possible, et ne céda que devant les éclats d'une colère feinte ou réelle de la part du général Bonaparte, et surtout devant la menace très accentuée qu'il fit de tout rompre au dernier moment, si on ne pliait pas. Ainsi se réalisait la paix des consciences!

Le 18 avril 1802, jour de Pâques, le concordat fut publié, et on chanta en grande pompe à Notre-Dame un Te Deum solennel pour célébrer la paix générale et le rétablissement du culte. Une foule immense remplissait les rues. Les acclamations qui s'adressaient au grand consul, comme on l'appelait, s'expliquaient suffisamment par sa gloire et son génie, comme par les services qu'il avait rendus, sans qu'on eût le droit d'y voir une adhésion au concordat. De longues files de voitures où s'entassaient les belles dames du monde officiel, suivaient le carrosse du premier consul et du légat. La cérémonie à l'église fut froide et conve

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CÉRÉMONIE A NOTRE-DAME.

nable, sauf l'attitude railleuse de quelques généraux, car ce spectacle singulier amusait ceux qu'il n'attristait pas. Après tout c'était une solennelle comédie qui se jouait sous ces voûtes, puisque la foi manquait complétement dans cette fête de la religion. Quant au premier consul, il était, d'après le témoignage de son historien, calme, grave, dans l'attitude d'un chef d'empire, qui fait un grand acte de volonté, et qui commande de son regard la soumission à tout le monde; ce qui signifie sans doute qu'il était là sans croire lui-même au culte qu'il restaurait, par condescendance et par politique, et comme un homme qui faisait beaucoup d'honneur à Dieu en le visitant dans son temple. Napoléon oubliait que ce n'est pas debout et fièrement comme un chef d'empire qu'on relève les autels, mais à genoux comme un chrétien qui est convaincu pour lui-même. Ces représentations par ordre sont une grande profanation dans les temples de Dieu. Au retour de Notre-Dame, après le dîner d'apparat qui célébrait la paix des consciences, le premier consul, qui était fort satisfait de la réussite d'une si épineuse affaire, disait à quelques-uns de ses généraux : « N'est-il pas vrai qu'aujourd'hui tout paraissait rétabli dans l'ancien ordre? Oui, répondit l'un d'eux, excepté deux millions de Français qui sont morts pour la liberté, et qu'on ne peut faire revivre1. »

« Ce concordat, dit Grégoire, œuvre d'iniquité comme celui de 1516, fut proclamé dans la cathédrale de Paris. L'archevêque Boisgelin fit un sermon, dans lequel, pour se donner le mérite de contribuer à la renaissance du culte, il disait que le christianisme qui était sorti de France avec les ecclésiastiques émigrés y rentrait avec eux. Ce mensonge choqua le clergé des deux partis resté en France, et les fidèles qui savaient qu'au milieu des tourments politiques, ils n'avaient pas été privés des secours essentiels de la religion. Ce concordat fut préconisé en vers et en prose; il le fut par tous les flatteurs et les ambitieux qui aspiraient aux faveurs du gouvernement. C'était un feu roulant d'éloges envers l'homme qui avait relevé les autels, l'envoyé du

1. Mémoires sur le Consulat, p. 163.

PROCLAMATION DU PREMIER CONSUL.

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Très-Haut, l'homme du droit, le Cyrus, le Constantin, le Charlemagne des temps actuels1. »

L'illusion ne devait pas être de longue durée. C'est en vain que, pour mieux l'entretenir, le premier consul déclarait aux représentants du clergé protestant, après la promulgation des lois de germinal, qu'il permettrait de traiter de Néron celui de ses descendants qui violerait la liberté des cultes. On eût compris qu'il eût parlé de l'égalité des cultes et de l'abolition définitive des lois de proscription contre les dissidences religieuses. Mais s'attribuer l'honneur d'avoir fondé la liberté religieuse après avoir signé le concordat et promulgué les lois de germinal, c'était faire le plus étrange abus des mots, et ce qu'il y a de plus prodigieux, c'est que la majorité du pays ait accepté un moment cette équivoque. Il était cependant facile de savoir ce que ces paroles signifiaient au fond, car elles avaient reçu d'avance un commentaire suffisamment clair dans la proclamation qui accompagnait la promulgation du concordat. «Ministres d'une religion de paix, y lisait-on, que l'oubli le plus profond couvre vos dissensions, vos malheurs et vos fautes; que cette religion qui nous unit vous attache tous par les mêmes nœuds, par des nœuds indissolubles aux intérêts de la patrie. Déployez pour elle tout ce que votre ministère vous donne de force et d'ascendant sur les esprits; que vos leçons et vos exemples forment les jeunes citoyens à l'amour de nos institutions, au respect et à l'attachement pour les autorités tutélaires qui ont été créées pour les protéger; qu'ils apprennent de vous que le Dieu de paix est toujours le Dieu des armées, et qu'il combat avec ceux qui défendent l'indépendance et la liberté de la France. » Le sens de cette exhortation est assez clair. Non content de placer la religion sous la main de son gouvernement, Bonaparte prétendait ranger Dieu lui-même sous son drapeau et le faire marcher avec ses aigles. C'est qu'il voulait avoir un Dieu français et surtout napoléonien, dont les ministres serviraient docilement sa politique.

1. Grégoire, Essai historique sur les libertés de l'Eglise gallicane, p. 170.

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L'OPINION N'EST PAS RALLIÉE.

L'opinion publique ne se trompa pas sur la portée de la conclusion du concordat comme on peut s'en convaincre par ce passage des Mémoires de Miot de Melitto. « Autant la tolérance religieuse et la liberté laissée à chacun d'honorer à sa manière la Divinité était un bienfait, autant le renouvellement des anciennes relations avec Rome, et surtout la pompe que le gouvernement avait mise à célébrer ce retour me semblaient alarmants pour les esprits éclairés qui redoutaient comme un des plus grands fléaux qui puissent affliger les peuples le rappel de la religion et de ses ministres dans l'ordre politique. En effet il était facile à prévoir que toute la puissance de Bonaparte ne suffirait pas pour retenir dans les limites étroites qu'il croyait leur prescrire les dangereux auxiliaires qu'il se donnait, et la suite a prouvé qu'au temps de ses revers il n'eut pas de plus intraitables ennemis que ces prêtres auxquels il avait rendu une si dangereuse influence sur la société. Mais à l'époque où Bonaparte franchit ce pas glissant, persuadé que de toutes les religions la religion catholique était la plus favorable au pouvoir arbitraire auquel il aspirait, et que, dans la chaire et le confessionnal, il aurait les plus puissants défenseurs de son système et des professeurs en obéissance passive à son profit, il ferma les yeux sur toute autre considération et regarda le rétablissement du culte comme un degré nécessaire pour monter à l'autorité suprême. Sans s'attacher ce clergé qui fut si peu reconnaissant, il s'aliéna bien des esprits, et, quoique placé dans un point bien isolé 1, je fus à portée de me convaincre de cette vérité. Malgré l'attachement qu'en général les Corses portent à la religion catholique, la résolution inattendue qui la fondait de nouveau en France, produisit généralement dans l'île très peu de sensation. L'apparat que je fis mettre à la publication de la loi, les Te Deum et les messes solennelles ne firent qu'un assez médiocre effet. L'instinct pénétrant des Corses leur faisait deviner que ce n'était pas à la conviction intime de l'excellence du catholicisme que la démarche du premier consul devait être attribuée,

1. L'auteur était en inission en Corse.

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