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La triste condition des chrétiens de la Bosnie et de l'Herzégovine tient en grande partie à la nature des rapports qui existent entre la population des campagnes et les propriétaires fonciers. Les difficultés agraires ont toujours eu un caractère tout particulier d'aigreur dans les pays où la classe des propriétaires diffère, soit par la religion soit par la nationalité, de la masse des cultivateurs. On n'a que trop d'exemples des luttes passionnées, qui ont été la conséquence d'une situation pareille.

Dans les provinces dont nous nous occupons, la presque totalité des terres qui n'appartiennent pas à l'Etat ou aux mosquées se trouve entre les mains des musulmans, tandis que la classe agricole se compose de chrétiens des deux rites. La question agraire s'y complique donc de l'antagonisme religieux.

Après la répression de la dernière insurrection des beys de Bosnie en 1851, le servage a été aboli; mais ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, cette mesure, au lieu d'alléger la condition des paysans n'a fait que l'aggraver. Ils ne sont plus traités par ceux-ci avec les mêmes ménagements qu'autrefois. Aujourd'hui il n'y a plus en présence que deux intérêts et deux religions antagonistes. A partir du moment où la disparation du régime féodal est venu transformer les anciens serfs en fermiers ou métayers, les pratiques excessives des propriétaires ont provoqué de nombreux soulèvements partiels ou généraux. Un mouvement de ce genre ayant éclaté en 1858 dans le nord de la Bosnie, la Porte s'est trouvée amenée à s'occuper des contestations qui y avaient donné lieu. Des délégués des deux parties furent mandés à Constantinople et après de longs pourparlers dans lesquels l'intercession officieuse de l'Internonce de Sa Majesté l'Empereur et Roi eut sa part, un Firman du Sultan fut obtenu dont les dispositions semblèrent à cette époque propres à concilier assez heureusement les intérêts des agriculteurs avec ceux des propriétaires fonciers. Toutefois, ce Firman n'a jamais été mis en vigueur. Il y aurait lieu d'examiner si quelques-unes des dispositions de ce document ne pourraient pas aujourd'hui encore servir de point de départ à un arrangement équitable, apte à améliorer la condition de la population rurale, ou s'il conviendrait de faire intervenir le trésor public pour faciliter l'exécution des mesures à prendre dans ce but, à l'instar de ce qui a eu lieu, il y a une vingtaine d'années, en Bulgarie où les charges foncières ont été rachetées au moyen de l'émission de titres publics dits sekims. Nous sentons que la tâche est difficile et que son accomplissement ne saurait être l'oeuvre d'un jour; mais nous croyons qu'il est important d'y travailler, afin d'améliorer le sort de la population rurale dans la Bosnie et l'Herzégovine, et de fermer ainsi une des plaies béantes de l'état social de ces provinces. Il ne nous paraîtrait pas impossible de trouver une combinaison qui permit graduellement aux paysans de se rendre acquéreurs, à des conditions peu onéreuses, de parcelles de terrains incultes que l'État mettrait en vente. Tout en continuant, s'ils le désiraient, à cultiver à titre de fermiers les propriétés de de leurs compatriotes musulmans, ils arriveraient successivement à posséder eux-mêmes un petit immeuble qui leur assurerait une certaine indépendance et les mettrait à l'abri de leurs exactions.

Si l'on songe au peu de créance que rencontrent auprès des populations chrétiennes les promesses de la Sublime Porte, on ne peut se dissimuler que les réformes promulguées ne pourront inspirer la confiance nécessaire qu'à condition que l'on crée en même temps une institution propre à offrir une certaine garantie que ces réformes seront sérieusement appliquées. En se bornant à remettre leur exécution à la discretion des Gouverneurs de la province, on ne parviendrait pas à surmonter la méfiance dont je parle. Il y aurait donc lieu d'établir une commission de notables du pays, composée par moitié de musulmans et de chrétiens et élue par les habitants de la province suivant un mode qui serait déterminé par la Sublime Porte.

Je viens d'exposer les points dont il faudrait obtenir l'application aux provinces soulevées pour pouvoir se livrer à l'espoir fondé d'une pacification.

Ces points, les voici: la liberté religieuse, pleine et entière;
l'abolition du fermage des impôts;

une loi qui garantisse que le produit des contributions directes de la Bosnie et de l'Herzégovine soit employé dans l'intérêt de la province même, sous le contrôle des organes constitués dans le sens du Firman du 12 décembre;

l'institution d'une commission spéciale, composée en nombre égal de musulmans et de chrétiens, pour contrôler l'exécution des réformes proposées par les Puissances, ainsi que de celles qui ont été proclamées dans l'Iradé du 2 octobre et dans le Firman du 12 décembre;

enfin l'amélioration de la situation agraire des populations rurales. Les premiers points pourraient et devraient être réalisés immédiatement par la Sublime Porte, le cinquième graduellement aussitôt que faire se pourra.

Si indépendamment de ces concessions qui nous paraissent les plus essentielles, la Bosnie et l'Herzégovine obtiennent encore les réformes suivantes indiquées dans le dernier Firman: un conseil provincial et des tribunaux librement élus par les habitants, l'inamovibilité des juges; la justice laïque; la liberté individuelle; la garantie contre de mauvais traitements; la réorganisation de la police dont les agissements ont soulevé tant de plaintes; la cessation des abus auxquels donnent lieu les prestations pour des travaux d'utilité publique; une juste reduction de la taxe d'exemption du service militaire; les garanties à donner au droit de propriété; - si toutes ces réformes, dont nous demandons la communication par la Porte, pour en prendre acte solennement, sont appliquées dans le provinces insurgées, qui à en juger par le texte du Firman, sembleraient ne pas devoir en bénéficier dès à présent, on pourrait espérer de voir ramener la paix dans ces contrées désolées.

Je me résume: Les promesses indéfinies de l'Iradé du 2 octobre et du Firman du 12 décembre ne pourront qu'exalter les apirations sans les contenter. D'un autre côté il est à constater que les armes de la Turquie n'ont pas réussi à mettre fin à l'insurrection. L'hiver a suspendu l'action, le printemps la verra renaître. La conviction que, le printemps venu, de

nouveaux éléments fortifieront l'action, que la Bulgarie, les Crétois etc. viendront grossir le mouvement, est générale parmi les chrétiens. Quoi qu'il en soit, il est à prévoir que les Gouvernements de Serbie et du Monténégro qui, jusqu'à ce jour déjà, ont eu bien de la peine à se tenir à l'écart du mouvement, seront impuissants à résister au courant et dès à présent, sous l'influence des événements et de l'opinion publique dans leurs pays, ils semblent s'être familiarisés avec l'idée de prendre part à la lutte, à la fonte des neiges.

En présence de cette situation, la tâche des Puissances qui dans l'intérêt de la paix générale veulent écarter les complications ultérieures devient bien difficile. L'Autriche-Hongrie et les deux autres Cours Impériales, en suite d'un échange d'idées confidentiel, se sont rencontrées dans la conviction que, si l'on se bornait à attendre l'effet des principes proclamés par le dernier Firman, principes qui d'ailleurs dans l'intention de la Porte, ne semblent pas devoir être immédiatement appliqués aux pays soulevés on n'obtiendrait d'autre résultat que de voir le conflit prendre une plus grande extension au sortir de l'hiver. Les trois Cabinets pensent donc que l'unique chance d'éviter de nouvelles complications se trouve dans une manifestation émanant des Puissances et constatant leur ferme résolution d'arrêter le mouvement qui menace d'entraîner l'Orient.

Or, ce but ne saurait être atteint par le seul moyen d'une injonction à l'adresse des Gouvernements Princiers et des populations chrétiennes sujettes du Sultan. Pour que cette action très difficile en elle-même ait une chance de réussite, il importe absolument que les Puissances soient à même d'en appeler à des actes clairs, indiscutables, pratiques et spécialement propres à améliorer la situation de l'Herzégovine et de la Bosnie, en un mot que leur action puisse s'appuyer sur des faits et non sur des programmes. Ce n'est qu'ainsi que les Cabinets se trouveront en mesure de faire valoir avec rigueur leurs conseils pacifiques.

Il est une autre difficulté (et c'est la plus grande) qu'il faut surmonter à tout prix, si l'on veut pouvoir compter sur un résultat tant soit peu favorable. Cette difficulté, c'est la défiance profondément enracinée que toute promesse de la Porte rencontre auprès des chrétiens. Une des cau

ses principales de cette méfiance doit être recherchée dans le fait que plus d'une mesure annoncée dans les derniers rescrits du Sultan a déjà été proclamée dans des Hattichérifs antérieurs sans que le sort des chretiens en ait éprouvé une amélioration appréciable.

Aussi les Cabinets croient-ils absolument nécessaire d'obtenir que le Gouvernement du Sultan confirme, au moyen d'une communication officielle, ses intentions consignées par rapport à l'ensemble de l'Empire dans l'Iradé du 2 octobre et dans le Firman du 12 décembre et qu'il notifie en même temps aux Puissances son acceptation des points ci-dessus mentionnés qui ont pour objet spécial la pacification des provinces insurgées.

Sans doute que par ce moyen les chrétiens n'obtiendraient pas la forme de garantie qu'ils semblent réclamer en ce moment, mais ils trouveraient une sécurité relative dans le fait même que les réformes octroyées

seraient reconnues indispensables par les Puissances et que la Porte aurait pris envers l'Europe l'engagement de les mettre à exécution.

Telle est la ferme conviction sortie d'un échange d'idées préalable entre les Cabinets d'Autriche-Hongrie, de Russie et d'Allemagne.

Votre Excellence est chargée de porter ce point de vue à la connaissance du Cabinet de St. James (de Versailles, du Quirinal) et d'obtenir son concours à l'oeuvre de paix dont tous nos efforts tendent à assurer le succès.

Si comme je l'espère les vues du Gouvernement anglais (français, italien) se rencontrent avec les nôtres, nous lui proposerions par égard pour la dignité et l'indépendance de la Porte de ne point adresser à celle-ci nos conseils dans une note collective, mais de nous borner à inviter nos Représentants à Constantinople à agir conjointement et d'une manière identique auprès du Gouvernement du Sultan dans le sens que nous venons de développer.

Vous voudrez bien, Monsieur le Comte, donner lecture de la présente dépêche à Monsieur le Ministre des affaires étrangères et lui en laisser copie et je vous serais reconnaissant de me faire connaître aussitôt que possible l'impression qu'elle aura faite sur Son Excellence.

Recevez, etc.

2.

TURQUIE.

Circulaire adressée, le 13 février 1876, aux Représentants des Grandes - Puissances à Constantinople en réponse à la dépêche autrichienne du 30 décembre 1875 *); suivie d'une instruction pour les Représentants de la Sublime Porte auprès des Grandes-Puissances.

Journal de St. Pétersbourg du 26/27 févr. 1876. - Oesterr. Rothbuch, 1878. Nr. 236.

I.

J'ai l'honneur de porter à votre connaissance que la Sublime-Porte a examiné avec soin les cinq points concernant la Bosnie et l'Herzégovine et contenus dans la dépêche que S. Exc. le comte Andrassy a adressée aux représentants d'Autriche - Hongrie à Londres, à Paris et à Rome et dont Votre Excellence m'a verbalement communiqué le contenu tout en m'en donnant lecture.

La Sublime-Porte ayant acquis la conviction que les puissances sont disposées à exercer par tous les moyens en leur pouvoir une pression morale devant avoir pour but et pour effet la prompte pacification des districts insurgés afin de prévenir les complications qui pourraient surgir de la continuation des troubles dans l'Herzégovine, et voulant donner cette fois *) V. ci-dessus, Nr. 1.

encore une preuve de sa déférence pour les conseils amicaux des grandes puissances aussi bien que de son vif désir de ramener l'ordre et le bienêtre parmi ses sujets égarés, je m'empresse de faire part à Votre Excellence de la résolution arrêtée par S. M. le sultan à ce sujet.

Le gouvernement impérial ayant pris acte des bienveillantes dispositions précitées des puissances, a ordonné en vertu d'un iradé impérial en date du 15 mouharrem 1293 la mise immédiate en exécution en Bosnie et en Herzégovine de quatre sur les cinq points formulés dans leur proposition. et se déclare résolu à les mettre en vigueur dans toute leur intégrité dans ces deux provinces.

Votre Excellence relèvera de la lecture des instructions dont ci-joint copie, que je viens d'adresser aux représentants de S. M. le sultan auprès des grandes puissances, que le cinquième point a été remplacé par une combinaison qui répond amplement aux besoins de ces provinces ainsi qu'aux intentions qui ont inspiré la proposition y relative de S. Exc. le comte Andrassy.

Porte.

En informant Votre Excellence de cette détermination de la Sublime

Je saisis, etc.

II.

Vous n'ignorez pas que S. Exc. M. le ministre des affaires étrangères de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique s'était entendu avec les grandes puissances pour conseiller, à titre amical, à la Sublime-Porte certaines réformes à appliquer en Bosnie et en Herzégovine, en vue d'amener un moment plus tôt la pacification de nos districts insurgés.

Il y a quelques jours, M. le comte Zichy, M. le baron de Werther et M. le général Ignatiew, ambassadeurs des trois cours du Nord, m'ont communiqué verbalement le contenu d'une dépêche de M. le comte Andrassy, adressée le 30 décembre dernier aux représentants d'Autriche-Hongrie à Paris, à Londres et à Rome.

De leur côté, MM. les représentants de France, d'Angleterre et d'Italie m'ont prévenu de l'adhésion de leurs gouvernements aux idées suggérées par le cabinet austro-hongrois. Ma dépêche télégraphique du 1er de ce mois, no 42, 703, a porté ce qui précède à votre connaissance.

En présence de la forme officieuse et amicale dans laquelle, comme je viens de le dire, cette communication nous a été faite et comme aussi la même dépêche qui nous a été lue n'ést pas directement à notre adresse, je crois tout à fait inutile d'entrer dans l'analyse de la teneur de ce document, et d'y relever certains points qui se prêtent à la discussion.

La Sublime - Porte s'est bornée à s'occuper des cinq points qui résument les propositions du comte et les a examinées avec soin. Elle est convaincue de la ferme et sincère intention des grandes puissances de concourir d'une manière efficace à la prompte pacification des districts insurgés, et, en conséquence, elle est heureuse de prendre acte de leurs dispositions bienveillantes. Elle n'a jamais enfin douté de la franchise et de la loyauté de leurs intentions à notre égard, d'autant plus qu'elle-même a tenu à coeur de ramener ces intéressantes populations égarées, afin de les

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