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Zurich l'avaient délivrée de toute menace d'invasion, que le péril extérieur était écarté. Mais si l'épée d'un grand capitaine n'était plus nécessaire pour repousser l'ennemi au delà de ses frontières, la France n'avait-elle pas besoin du génie d'un homme d'État pour la sauver de ses propres dissensions, pour l'arracher aux factions, pour lui rendre la paix intérieure, l'ordre, la sécurité?

Examinons de près cet essai de république régulière et modérée, et voyons ce qu'il avait produit. Le temps ne lui avait pas manqué depuis quatre ans, l'expérience se continuait. Quatre ans ! C'est deux fois le temps que demandera le Premier Consul pour organiser la

France nouvelle !

Or, à la veille du 18 brumaire, il n'y avait plus en France ni constitution, ni administration, ni finances. Le trésor était vide; aucun service n'était assuré; la solde même des troupes n'était pas payée. La liberté individuelle n'était guère plus respectée que du temps de la Convention; la propriété était menacée tous les jours par les mesures les plus iniques; les routes étaient infestées de brigands; le commerce et l'industrie avaient disparu pour céder la place à un vaste système d'agiotage, exploitation ingénieuse de la misère publique au profit de quelques adroits flibustiers.

Chaque année du nouveau régime avait été signalée par un coup de force; et la Constitution de l'an III, faussée dès le jour même de sa mise en activité, déchirée successivement par tous les partis, le 18 fructidor an V, le 22 floréal an VI, le 30 prairial an VII, s'en allait en lambeaux et n'était plus qu'une arme de guerre entre les mains du plus avisé et du plus audacieux.

Cette Constitution confiait le pouvoir exécutif à un

directoire de cinq membres et le pouvoir législatif à deux assemblées : les Cinq-Cents et les Anciens, ces derniers au nombre de deux cent cinquante. Tous ces pouvoirs tiraient leur origine de l'élection. Le Directoire était nommé par les Anciens sur la présentation des Cinq-Cents, qui dressaient une liste de dix candidats pour chaque poste de directeur. Quant aux deux assemblées, qui se renouvelaient par tiers, elles émanaient du suffrage à deux degrés, seul en usage pendant la période révolutionnaire. Les assemblées primaires, composées de tous les Français âgés de vingt et un ans, payant une contribution directe et domiciliés depuis un an dans le canton, nommaient les électeurs à raison de un pour deux cents citoyens ces électeurs devaient avoir vingt-cinq ans et justifier de la propriété ou de la location d'un immeuble, représentant, suivant les localités, un revenu de cent à deux cents journées de travail'. C'était en somme une constitution, sinon absolument démocratique, du moins pondérée, équilibrée, propre à donner satisfaction aux principes du libéralisme.

Mais les conventionnels, tout en la votant, entendaient bien que le pouvoir pouvoir ne tombât pas aux mains de leurs adversaires, des hommes qu'ils avaient combattus, proscrits, décimés. Le jour même où était promulguée la Constitution, le 5 fructidor an III (22 août 1795), un décret décidait que les deux tiers des siéges, dans les deux conseils des Anciens et des Cinq-Cents, seraient réservés aux membres de la Convention. C'était cinq cents siéges qu'ils s'attribuaient sur sept cent cinquante. Le rôle des électeurs devait se réduire à éliminer un

1 Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795), titres II, III, IV, Vet VI.

nom sur trois. Un autre décret du 13 fructidor an III (30 août 1795) ajoutait que, dans le cas où les électeurs n'auraient pas réélu les cinq cents conventionnels exigés, les élus, que que fût leur nombre, compléteraient le chiffre prescrit. Trois cent soixante-dix-neuf conventionnels seulement furent nommés par le corps électoral. Le 4 et le 5 brumaire an IV (26 et 27 octobre 1795), les trois cent soixante-dix-neuf, réunis à dix-sept députés des colonies, conservés provisoirement, désignèrent cent quatre de leurs collègues pour prendre place dans les deux assemblées. Voilà comment fut constitué le nouveau Corps législatif'.

Avec Barras, Rewbell et Lareveillère-Lepaux se rouvrit l'ère des proscriptions. La majorité des Conseils était devenue réactionnaire et menaçante pour le Directoire. Une belle nuit de septembre, le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), les soldats d'Augereau, appelés par les gardiens naturels du pacte constitutionnel, venaient rétablir l'ordre républicain dans le sein du Corps législatif. Le lendemain, les débris des Conseils tremblants et terrifiés votaient la déportation de deux directeurs, de onze membres des Anciens et de quarante-deux membres des Cinq-Cents. Les élections de quaranteneuf départements étaient déclarées « illégitimes et nulles », et les résultats acquis arbitrairement modifiés dans deux autres 2.

1 On donnait le nom de Corps législatif, dans la Constitution de l'an III, à la réunion des deux Conseils.

2 Loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797). Les considérants de cette loi méritent d'être cités : « Considérant que les ennemis de la République ont constamment suivi le plan qui leur a été tracé par les instructions saisies sur Brothier, Berthelot La Villeurnois et Duverne de Presle, et qu'ils ont été secondés par une foule d'émissaires royaux disséminés sur tous les points de la France; considérant qu'il a été spécialement recommandé à ces agents de diriger les opérations et les choix

Au 22 floréal an VI (11 mai 1798), les élections républicaines éprouvèrent le même sort que venaient de subir les élections réactionnaires de l'an V. Le Directoire, prévoyant à l'avance un échec, avait pris soin de faire décider par la loi du 12 pluviôse an VI (31 janvier 1798) que désormais les pouvoirs des nouveaux élus seraient vérifiés par les Conseils avant leur admission. Les élections avaient été des plus tumultueuses : presque partout le corps électoral avait fini par se scinder, par se couper en deux, la majorité se réunissant dans un local, la minorité dans un autre, chacune dressant un procès-verbal distinct. Le Directoire, par son message du 13 floréal an VI (2 mai 1798), saisit les Conseils de cette situation, en y mêlant une soi-disant conspiration nouée par les royalistes de concert avec les jacobins, pour ramener les Bourbons en passant par la terreur'. Il provoqua ainsi la fameuse loi du 22 floréal an VI (11 mai 1798). Les élections de six départements furent annulées; dans quatorze les élus des minorités furent proclamés au lieu et place des élus des majorités2;

des dernières assemblées primaires, communales et électorales, et de faire tomber tous ces choix sur les partisans de la royauté; qu'à l'exception d'un petit nombre de départements où l'énergie des républicains les a neutralisées, les élections ont porté aux fonctions publiques et fait entrer jusque dans le sein du Corps législatif des émigrés, des chefs de rebelles et des royalistes prononcés; considérant que la Constitution se trouvant attaquée par une partie de ceux-là mêmes qu'elle avait spécialement appelés à la défendre, et contre qui elle ne s'était pas précautionnée, il ne serait pas possible de la maintenir sans recourir à des mesures extraordinaires... "

1 On lit dans ce message des celui-ci : passages tels que « La marche de nos ennemis a toujours été la même : constants dans leurs projets, variant seulement dans les moyens, suivez-les dans leurs détours tortueux... toujours vous les verrez s'appuyer sur les assemblées primaires et électorales. »>

2 Dans la Seine, par exemple, la liste qui avait réuni 228 voix fut préférée à celle qui en avait groupé 600.

dans dix-sept tel élu vit son mandat brisé, quand tel autre, nommé dans les mêmes conditions par le même collége, était proclamé '.

Le 30 prairial an VII (18 juin 1799), les Conseils prirent enfin leur revanche en expulsant à leur tour trois membres du Directoire.

Après ces coups d'État périodiques, comment s'étonner que, le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), les grenadiers de Lefebvre et de Murat n'aient pas hésité à entrer, la baïonnette en avant, dans cette assemblée qui s'intitulait la représentation du pays, quand la plupart de ses membres s'étaient pour ainsi dire désignés

eux-mêmes?

Veut-on se rendre compte du régime épouvantable qui pesait alors sur ce peuple de France? Veut-on savoir comment s'opéraient ces élections que les gouvernants semblaient s'être arrogé le droit de briser, de casser, de modifier à leur gré? Qu'on lise la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), remettant en vigueur les lois de la Convention sur les parents d'émigrés et les aggravant encore. Aux termes de ces lois, << les pères, fils,

1 Les considérants de cette loi du 22 floréal an VI ne sont pas moins curieux que ceux de la loi du 19 fructidor an V. Ils reprennent le thème de conspiration développé par le Directoire dans son message du 13 floréal... « Considérant que ce serait outrager la majorité du peuple français, que de regarder comme son ouvrage des élections visiblement préparées pour détruire sa souveraineté et y substituer, soit la tyrannie démagogique, soit le despotisme d'un seul, qui en dernière analyse est toujours le résultat de celle-ci; que le Corps législatif, organe constitutionnel et nécessaire de la volonté nationale, se doit à lui-même et à la République entière de déclarer à la nation quels sont les choix à l'égard desquels ses mandataires, constitués en assemblées électorales, ont opéré en sens contraire au mandat qu'elle leur avait confié; considérant qu'en remplissant une mission aussi importante, le Corps législatif doit rejeter sans ménagement tous les choix qui sont le produit de la conspiration, mais qu'il doit aussi respecter tous ceux qui portent le caractère de la volonté nationale, quand même ils auraient été faits dans des assemblées

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